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REVUE
DEUX MONDES
XXXVII' ANNÉF. — SECONDE PÉRIODE
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REVUE
DEUX MONDES
XX XVII' ANNÉF. - SECONDE PÉRIODE
s fcx»n. — I" nodiiBRE 1807,
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REVUE
DEUX MONDES
XXXVII' ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME SOIXANTE-DOUZIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
>UB BONAPARTE, 17
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L'ALLEMAGNE
DEPUIS LA GIEBUE DE 1866
IV.
LE MOUVEMENT UNITAIRE ET LA CONFÉDÉRATION DU NORD.
La dissolution de la diète germanique, rétablissement d'une con-
fédëiatiOD du nord de l'Allemagne que*la Prusse dirige et dont l'Au-
triche est exclue, l'annexion du Hanovre, de la Hesse et du Nassau
au territoire prussien, tous ces changemens si grands et si brus-
ques se sont produits aux yeux de l'Europe stupéfaite comme des
combinaisous bâtives, improvisées en un jour de victoire, et cepen-
daat ils ont été prédits, il y a plusieurs années déjà , de la façon la
plus précise. Dans un écrit publié en 1861, M. Heinrich von Sybel
disait : a Aussi certainement que les rivières coulent vers la mer,
il se formera en Allemagne, à côté de l'Autriche, une fédération
restreinte sous la direction de la Prusse. Pour y arriver, on aura
recours à tous les moyens de la persuasion et de la diplomatie,
môme à la guerre en cas de résistance (1). » Par quel don de pro-
phétie l'historien a-t-il pu annoncer ainsi les événemens à l'a-
vance? C'est qu'ils étaient la conséquence d'un enchaînement de
faits où l'on peut voir se dérouler cette logique de l'histoire qu'on
appellerait volontiers loi providentielle, si l'ambition humùne n'y
(I] Voyei )» irè( instinctive étude intilutée la Nation aiUmande et ('Empire {Die
dmticlu Xalion und rfai KaUtmich.)
i!)tizedO¥GoO<^lc
REVUE DES DEUX MONDES.
avait une si grande part. Celui qui connaîtrait bien toutes les forces
que le passé a engendrées pourrait aussi prévoir les résultats qu'elles
vont produire dans l'avenir. C'est pour ce motif que l'étude de
l'histoire est l'école des hommes d'état, et qu'on voit souvent des
historiens devenir ministres et des ministres se faire historiens.
Quelles sont donc les causes qui ont amené les transformations
récentes que nous avons vues s'accomplir de l'autre côté du Rhin?
quels principes a consacrés la constitution de la confédération du
nord de l'Allemagne? cette constitution est-elle le couronnement
de l'édifice de la nationalité germanique, ou bien l'ancienne con-
fédération se reconstituera-t-elle sous yne forme plus appropriée
aux vœux populaires et aux besoins de l'époque, mais embrassant
comme l'autre toutes les tribus delà race teutonne? Voilà les points
que nous allons examiner.
I.
La cause du mouvement qui emporte maintenant l'Allemagne
peut se délînir d'un mot, c'est la passion de l'unité. A cette ex-
pression assez vague, voici le sens qu'il faut attacher. Les Allemands
se sentaient unis par la langue, par l'origine, par la littérature, par
la possession d'un territoire contigu, par les souvenirs de l'antique
empire germanique, enfin par tout ce qui peut créer une natio-
nalité compacte, et cependant ils n'étaient point parvenus à consti-
tuer un état avec un pouvoir central assez fort pour empêcher les
guerres intestines, pour défendre la patrie commune contre l'é-
tranger, pour favoriser le développement des forces matérielles et
morales qui portent un peuple au degré de prospérité et de puis-
sance auquel il peut atteindre. Ils se voyaient entourés de deux na-
tions fortement centralisées, la Russie et la France. A côté d'eux,
en Suisse trois races diverses, en Autriche dix nationalités, étaient
reliées par une autorité unique, tandis qu'en Allemagne une natio-
nalité unique était divisée en trente-trois états difFérens et souvent
hostiles. Là, le pouvoir maintenait la paix et commandait à toutes
les forces du pays, et l'Allemagne n'avait pour organe de ses intérêts
communs qu'une assemblée assez forte pour arrêter tout progrès,
trop faible pour se faire obéir, livrée aux tiralllemens incessans des
rivalités dynastiques, refuge des idées arriérées, débris du moyen
âge plus débile que l'institution gothique dont elle était la copie,
objet enfin de dérision pour ceux même qui la soutenaient, c'est-à-
dire la haute diHe de la sérémssime confédération germanique,
L'Allemagne se croyait semblable, parmi les autres états, à un vail-
lant équipage naviguant sur un radeau formé de vieilles poutres à
i!)tizedO¥GoO<^lc
t ALLEUAGNB DEPUIS LA GUEBAE. 7
moitié pourries et toujours prêtes à se disjoindre, au milieu d'une
acadre de vaisseaux cuirassés obéissaut à la maia d'un pilote unique
et pouvant couler à chaque instant la lourde épave. L'idée de leur
impuiasance inspirât aux fiers descendans de Teutcli un sentiment
d'bumiliatioD, une irritation sourde qui se tournât assez vite en
one sorte d'animosité maussade contre les autres peuples. La sîtua^
tion leur paraiss^t intolérable. Les gens soi-disant pratiques vou-
laient une monarchie unitaire, formée par l'annexion des petites
principautés à la couronne prussienne, les exaltés rêvaient l'éta-
blissement d'une république pangermanique, les modérés se coq-
leoiaient de demander que le lien fédéral fût fortifié par suite d'une
entente amicale entre ces deux frères ennemis, la Prusse et l'Au-
triche. La plupart se bornaient à discourir, à boire et à chanter
60 l'honneur de la grande patrie allemande, en répétant le lied
d'Amdt Was ùt des Deutschen Vaterland, mais sans donner à leurs
aspirations patriotiques une forme précise. Divisés jusqu'à la fureur
sar la constitution à adopter et sur les moyens d'y arriver, ils étaient
d'accord sur le but tant qu'ils n'essayaient pas de le déterminer;
tons voulaient l'unité et tous en parlaient, depuis les souverûus
dans leurs harangues officielles jusqu'aux philistins dans leurs lon-
gues séaaces nocturnes au btersdienke (caJiaret), ce forum enfumé
de la bourgeoisie d' outre-Rhin. Le mot d'ordre était une antithèse
dont il vaut la peine que l'on approfondisse le sens : plus de fédé-
ration d'états {Staatenbund), maïs un état fédératlf (Bundesstaat).
Les Allemands voulaient l'unité surtout pour deux raisons, dont
l'une me parait très creuse et l'autre très sérieuse. Malheureuse-
meot, il faut l'avouer, la première a exercé et exerce peut-être en-
core plus d'empire que la seconde. Cette raison, la voici. Les Alle-
mands se considèrent comme la branche la plus pure, la plus noble
de la noble race aryenne, et ils trouvent que leur pays ne fait pas
dans le monde la figure qui convient à une si haute origine. Ils as-
pirent à devenir un grand état, ayant une grande flotte, une in-
nombrable armée, jouissant d'une influence considérable et en me-
sure d'acquérir beaucoup de gloire. Or il n'y a pas un seul de ces
vœux qui n'aboutisse à une déception. Ce n'est pas au chiffre de la
population ni à l'étendue du territoire que se mesurent le bonheur,
l'éclat, les lumières, et les états les plus vastes sont souvent les
plus déchirés et les moins libres. La Judée, ce coin de cailloux brû-
lés, comme dit Voiture, et Athènes, cette bourgade peuplée de
20,000 hommes libres, n'ont-elles pas fait incomparablement plus
pour la civilisation que l'empire des satrapes ou celui des césars?
El en Allemagne même quel foyer de vie intellectuelle que Weimar,
ce duché mioroflcopique! quelles sources de science que Gottingue,
i!)tizedO¥GoO<^lc
8 REVtE DES DEITX MONDES.
Heidelberg, Tubîngue, ces grandes universités de petits états! Exer-
cer de l'influeDcet prétention inique des forts d'imposer leur vo-
lonté aui faibles, système d'intervention ausà funeste i celui qui
le pratique qu'à celui qui en est la victime. Notre inQuence est
compromise, s'écrie la diplomatie avec désespoir : tant mieux, car
la seule profitable à tous est celle qui résulte de l'exemple d'un
bon gouvernement et d'institutions libres. Les pays oCi l'expérience
sert à quelque chose, comme l'Angleterre, commencent à le com-
prendre. Les petits états sans rôle politique à l'extérieur sont les
plus heureux, car ils n'ont à s'occuper que d'eux-mêmes et ne peu-
vent nuire aux autres. Sur la surface de notre pauvre planète toute
trempée de sang et de larmes, est-il des contrées plus fortunées,
plus prospères que la Belgique et la Suisse, ces petites oasis de
liberté et de paix où les proscrits des grands empires trouvent
tour à tour un asile? Une puissante flotte de guerrel Que l'Alle-
magne, hantée depuis 18A8 par la manie d'en avoir une, considère
l'Union américdne, qui vend tous ses vaisseaux cuirassés à la
France, au Japon, à la Russie, à tous ceux qui veulent lui en ache-
ter, elle qui a pourtant à protéger la marine marchande la plus
considérable de l'univers. Et la gloire I ce vain mot qui a fait tom-
ber tant de générations humaines sous le fer des capitaines habiles
et des conquérans illustres, faut-il que la patrie de Kant se mette à
poursuivre cette sanglante chimère au moment où les autres na-
tions arrivent à en reconnaître la vanité? Oui, heureux les peuples
qui n'ont pas d'histoire et ceux dont les souverains ne portent pas
de lauriers au front sur l'efUgie de leurs monnaies ! Ces aspirations
que nous venons de combattre ne sont que des bouffées d'ambition
malsaine, écluses dans cette atmosphère d'idées politiques arrié-
rées qui a si longtemps pesé sur l'Allemagne. Elles se dissiperont,
elles se dissipent déjà, devant le courant d'idées justes que le
XIX* siècle a le mérite d'avoir vulgarisées, et qui font voir que la
vraie gloire consiste à faire régner au profit de tous le bien-être et
la justice.
La seconde raison qui pousse les Allemands à vouloir l'unité est
d'une tout autre nature. Ils désirent ne plus être forcés à se battre
les uns contre les autres au profit de leurs souverains ou de l'étran-
ger. Tandis qu'en Angleterre, en Espagne, en France, à peu près
partout en Europe, les luttes intestines de province à province
suscitées par les grands vasdaux s'apaisaient vers le xvi* siècle,
à l'époque où la royauté moderne s'alTermit, la guerre civile en
Allemagne continua jusqu'à nos jours, tantôt pour cause de reli-
gion, tantôt par suite de rivalités dynastiques, toujours faute d'un
pouvoir central assez fort pour imposer à tous le respect d'une dé-
[),oti.odOyGoO<^lc
L ALLEMAGNE DEPUIS LA GUERRE. 9
ciàoQ suprême. Les pays voisins, la Suède, la France, la Russie,
sont iDtervenus tour à tour dans ces dissensions intérieures, appelés
par l'un ou l'autre souverain en quête d'alliances. Bien n'est plus
naturel ; un prince préférera toujours l'étranger qui le protège au
compatriote qui le menace. Donnez un roi à l'Irlande ou à l'Ecosse,
et il bénira une invasion américaine, si elle lui assure une province
de plus. L'homme est ainsi fait, même sur le trône c'est un être
égoïste; TOUS ne ferez jamais qu'il ne sacrifie sans hésiter la théotie
des nationalités à l'intérêt de sa couronne. C'est précisément pour
ce motif que les Allemands veulent soustraire les vingt-neuf sou-
verainetés qui leur restent à de dangereuses tentations en insti-
toant un état fédératif assez puissant pour enlever à chacune d'elles
le pouvoir d'attaquer les autres. Sans admirer en tout la France,
ib la trouvent cependant bien heureuse de n'avoir plus à craindre
que le préfet de la Gironde déclare la guerre au préfet des Basses-
Alpes, l'un livrant Bordeaux aux Anglùs et l'autre Nice aux Italiens
pour prix d'un secours en hommes ou en argent. Ce qu'ils de-
mandent donc, c'est de ne plus être forcés de s'entr'égorger dans
les plaines de la Saxe ou de la Franconie, et ce vœu paraît assez
natnrel. L'idée seule que les jours de la guerre de trente ans ou
de la confédération du Rhin pourraient revenir transporte de fureur
les plus placides (1). C'estpour cela que la constitution de la con-
fédération du nord, quelque imparfaite qu'elle puisse paraître, a
été saluée comme une première garantie de paix à l'intérieur et de
sécurité à l'extérieur.
Mais, objectera-t-on, si l'Allemagne est restée divisée en un
grand nombre d'états, c'est apparemment que le caractère de la
nation ne se prêtait pas à. constituer un empire unitaire. Les Alle-
mands se vantent d'avoir apporté au monde moderne le principe
de l'indépendance individuelle, ce que l'on nomme Vindividua-
(l) Je ne puis mieui Taire comprendre ces senlimens qu'en citant un extrait d'une
lettre de U. Schulte-DeliUch. le pacifique fondateur des banques populaires. • Kous
•«niDe», dit-il, doui autres Allemands, le plus paisible des peuples citiliséa. Des dis-
KUioD» iatMeures nous ont min dernièrement les armes A la mBia. mais c'éuit contre
une partie da nos frères, non contre des peuples voisins que personne ne songe A
loqniéter. Le sentiment Datlonal a pris chez noua une telle force que nous ne soulTri-
rwi plus à aucun prîi l'ingÉrence étrangère. Une histoire lamentable de plusieurs
BiclM de déchirement, d'impuissance et de honte est Ik comme un BTenissement sou«
Ma jtoi. D^Dlt lu tarribloi guerriia de TelIglaD des tti* et xvit* siffles Jusqu'aux
ompignea mifluilea du iireinicr empirUi iirosquc toutes lus gi'undes luttes euro-
ptaioes se sont ridées sur notre sol et ont fait de notre patrie un désert. Pour empè-
dier le retour de semblables calamitiïs , nous nous lèverions tous comme un seul
ImiiiDe. Dn parti politique qui se laisserait seulement suspecter d'une apparence d'bS
^■■tieo sur ce point serait perdu pour toujours. ■ On croirait lire ta bcrnière circu-
lAire de H. de Bisinarct.
i!)tizedO¥GoO<^lc
10 REVUE DES DEUX MONDES.
lismc, par opposition au principe de l'autorité venu de Rome. Ils
sont pariicularistes, comme on dit là-bas, et ils ont fait une Alle-
magne conforme à leurs instincts. Ce n'est donc que par la force
qu'on parviendra à les réunir sous une autorité unique, et bientôt
ils retourneront à ces souverainetés multiples qui correspondent
seules à leurs traditions et à leurs goûts.
Est-ce en elTet le génie national ou bien les circonstances qui ont
empêché la formation d'un grand royaume allemand? 11 est impor-
tant d'éclaircir ce point, car, s'il était éclairci, 11 permettrait de pré-
voir les événemens que l'avenir amènera.
Les tribus germaniques, quand elles apparaissent dans l'histoire,
forment une des races les plus tranchées de l'espèce humaine. Elles
ont toutes les mêmes caractères physiques, la peau blanche, l'œil
bleu, les cheveux blonds, les mêmes usages, les mêmes croyances
religieuses, les mêmes mythes; mais, répandues dans l'empire ro-
mùn lors des grandes invasions, elles se mêlent aux vaincus : ce
n'est qu'au-delà du Rhin qu'elles se conservent pures. Dépourvu
de l'administration savante et des armées régulières qui permirent
à Rome de soumettre l'univers à sa loi, l'empire de Gharlemagne
embrassait trop de peuples divers pour durer. C'est seulement sous
Louis le Germanique que s'établit un royaume qui correspond à peu
près à l'Allemagne actuelle. Avec les premieis princes de la ligne
saxonne commence un travail de fusion et d'unillcation qui sem-
blât devoir aboutir à la formation d'une nation et d'un état vrtû-
ment allemands. Pour y arriver, il sufOs^t de soumettre les grands
vassaux, et l'empereur pouvait compter sur deux alliés prêts à le
seconder, le clergé d'une part et de l'autre la chevalerie et la
bourgeoisie naissante. Henri l'Oiseleur le comprit. En s'appuyant
sur les forces bien organisées de son propre pays, il fit respecter
partout son autorité, repoussa et vainquît les Slaves, — Wendes et
Rohêmes, — et les Hongrois. L'ordre régnait, la population aug-
mentait rapidement, l'industrie et le commerce fusaient de toutes
parts surgir des villes nouvelles. L'Allemagne, au x' siècle, jouis-
s^t d'une prospérité, d'une organisation, d'une unité inconnues
ailleurs. Chose étrange, tandis que dans les autres pays le mouve-
ment unitaire commence et se poursuit sans interruption, ici II
s'arrête et semble même rétrograder. Ainsi en France les Capétiens
forment leur royaume en réunissant sous leur pouvoir, par des ma-
riages et des conquêtes, les races les plus diverses, Bretons, Pro-
vençaux, Gascons, Flamands, Allemands même. En Allemagne au
contr^re, le pouvoir central perd constamment de sa force jusqu'à
ce qu'il ne soit plus qu'un vain nom, planant majestueusement
dans le vide sur une foule d'états réellement indépendans. D'où
L' ALLEMAGNE DEPUIS LA GUERBE. 11
vient ce contraste? Les empereurs allemands ont-ils donc eu moins
de génie ou moins d'ambition que les roi3 de France ? Point du tout;
mais les premiers poursuivirent une chimère funeste, et les seconds
an but raisonnable. Si les empereurs n'ont pu d'une seule natio-
nalité faire surgir un état unique, tandis que les rois de France
constituaient un état avec des nationalités multiples, cela tient à
deux causes : la première est que la couronne impériale éUdt élec-
tive, la seconde qu'il s'y rattachait le rêve de l'empire universel,
souvenir de la Rome antique renouvelé par Gharlemagne. Ces le-
çons de l'histoire sont bonnes à recueillir.
Le chef de l'état peut être électif sans compromettre l'existence
du pays, quand celui-ci est définitivement constitué et que les at-
tributions du pouvoir exécutif sont bornées. C'est pour cela que les
républiques de Rome, de Venise et des États-Unis ont duré, tandis
que la. Pologne a succombé. Moins le chef de l'état a de puissance,
moins il est dangereux de le faire élire. Quand le pouvoir est aux
mains d'un conseil, comme en Suisse, le renouvellement se fait
sans secousse. Quand il s'agit d'un président, comme aux Ëtats-
Cnis, chaque élection produit une convulsion telle que les peuples
européens ne voudraient pas en supporter de pareilles : aussi s'ef-
force-t-on de restreindre son autorité; mais rendre électif un em-
pereur, un roi, c'est conduire l'état à sa perte ou en empêcher la
ïbrmatioD : le despotisme ou l'anarchie est inévitable. En Allemagne,
c'est l'anarchie qui n'a point permis à l'état de naître. Les empe-
reurs, pour assurer leur élection ou celle de leurs fils, ont consacré
l'indépendance de leurs grands vassaux et celle des évoques, pré-
parant à la fois le triomphe de l'église et le morcellement de
l'empire.
Ui seconde cause de f^ûblesse, c'est le rêve de la monarchie uni-
vei^lle, qui pousse successivement la ligne saxonne, la ligne sa-
liqué, les HohenstautTen et enfin les Habsbourg à épuiser leurs
forces pour sMsir l'Italie, qui leur échappe toujours. Cette vaine
poursuite les a tous perdus et a ruiné môme l'Autriche contempo-
raine. Il n'y a. point dans l'histoire de plus colossale application
de la fable du chien qui lâche sa proie pour l'ombre. Ils voulaient
faire une réalité de ce titre pompeux le saint empire romain, qui,
comme on l'a dit, ne mérita jamais aucun de ces trois noms, n'étant
ni romain, ni saint, ni même un véritable empire. Un empereur
oniversel sous un pape universel, tel était l'idéal qui, en précipitant
pendant huit cents ans l'Allemagne sur l'Italie, les a empêchées de
se coDstituer en paix chacune sur son territoire. Solferino et Sa-
doffa ayant brisé le nœud fatal qui les reliait l'une à l'autre pour
leur commun malheur, les deux pays cherchent maintenant, cha-
con de son cAté, une constitution appropriée à leurs besoins.
iT,Goo<^lc
12 REVUE DES DEUX MONDES.
Tandis que les empereurs, absorbés par leurs conquêtes au
dehors, négligeaient d'accomplir au dedans l'œuvre unitaire que
poursuivaient avec persévérance les autres souverains, la nation
elle-même s'efforçait parfois d'établir l'ordre en créant un pouvoir
central et un véritable état fédératif. De toutes ces tentatives de
paix perpétuelle, nous ne citerons que le projet préconisé par la
diète de 1490, parce qu'il a plus d'un rapport avec l'organisation
réclamée encore aujourd'hui. 11 devait y avoir d'abord un tribunal
suprême de l'empire, décidant les difficultés et maintenant la paix
entre tous, ensuite un impôt général destiné à entretenir une armée
impériale pour garantir la sécurité intérieure et extérieure, enfin
une réunion annuelle de la diète et un comité permanent disposant
de l'impôt et de l'armée pour le bien du pays. Maximilîen, au lieu
d'exploiter ce mouvement au profit de son autorité, le fit avorter,
afin de consacrer les forces allemandes à ses guerres d'influence et
de conquête contre la France et l'Italie. Cette occasion perdue ne se
retrouva plus. Les querelles de religion déchirèrent l'Allemagne et
étouffërent tout esprit national. II n'y eut plus d'Allemands, il y eut
des catholiques et des protestans préférant leurs coretigionniùres
étrangers à. leurs compatriotes hérétiques. Après la paix de West-
pbalie, l'indépendance des états particuliers et le patriotisme local
allèrent s' accentuant de plus en plus jusqu'à la fin du xvm* siècle.
Le corps germanique était définiUvement déchiré , et malheureuse-
ment après la guerre de sept ans l'antagonisme de deux grandes
puissances rivales s'établissait dans son sein, l'Autriche et la Prusse
étant toujours prêtes à se disputer la suprématie l'épée à la main.
C'est alors que Voiture dit : « La multiplicité des étals sert à tenir
la balance jusqu'à ce qu'il se forme en Allemagne une puissance
assez grande pour engloutir les autres. » Le patriotisme allemand,
ce sentiment puissant qui a produit les événemens contemporains,
était inconnu à cette époque. Frédéric II n'était pas patriote, il sa-
vait à peine sa langue maternelle, dont il se moquait volontiers. Il
n'aimait, n'admirait que les Français. Les grands écrivains dont
les œuvres allaient donner aux Allemands l'unité d'une patrie in-
tellectuelle n'étaient pas nationaux, ils étaient humanitaires; ils
pensaient au progrès du genre humain plutôt qu'à celui de l'Alle-
magne.
Le patriotisme est un beau sentiment, car il pousse l'homme à se
sacrifier pour son pays; mais ce n'est pas un de ces instincts innés,
éternels, comme celui de la famille; il n'a pas toujours existé, il
n'exi3ter<i pas toujours. Quand an trouvera en tout pays même sé-
curité, même liberté, mêmes di'oits, on considérera la terre entière
comme sa patrie et tous les hommes comme des frères. Déjà main-
tenant on tend au cosmopolitîtme. C'est une conséquence du chris-
LALLEH&GNE DEPUIS LA GUEBRE. 13
^anismei qui ne connaît que l'humaDÏté et la justice, et qui veut
que la couiormité des doctrines l'emporte sur les liens du sang.
« Ceux qui font la volonté de mon père sont mes frères, » sublime
parole où l'oa a voulu voir une attaque à la Eajnille, et qui sera la
base des sociétés futures. S'il faut aîmer par-dessus tout la justice*
le jour où mon pays sera engagé dans une guerre inique, û me fau-
dra souhaiter sa défaite. En Grèce, ce sentiment national qui unit
toutes les familles de même origine et de même langue n'existait pas;
mais le civisme était très exalté et prêt à tous les sacrifices, parce
que, la cité succombant, le citoyen perdait tout, ses biens, sa vie ou
aa moins sa liberté. Au moyen âge, on ne rencontre guère non plus
le patrioUsme : les seigneurs ne connaissaient que leur intérêt, et les
TÎlâdns, ayant à peine une famille, n'avaient point de patrie. C'est à
la révolutioa que le sentiment national éclate en France comme une
flamme. C'était l'amour d'un pays qui ventât d'assurer aux citoyens
alEranchis la liberté et l'égalité : il se tourne en fureur patriotique
quand les années étrangères francbissent la frontière, et il anime
de ses feux ce chant proscrit depuis, qui alors décidait de la vic-
toire; mais sous l'empire il .dégénère en orgueil militaire. Malgré
l'ëclat de sa littérature , le peuple allemand était encore plongé à
cette époque dans cette torpeur d'ancien ré^me que M"» de Staël
a ^ bien décrite. L'humiliation de la défaite et la haine du joug
napoléonien le réveillent. Pour combattre l'empire, Stein emprunte
les armes de la révolution et alTranchit le peuple. Le Tugendbund,
réunissant des citoyens de toutes les parties de l'Allemagne, leur
inspire la même passion, la haine de l'étranger, et leur fait sentir
qu'ils ont une patrie commune à défendre. Les discours de Fichte
et les chants de Kômer, ces Marseillaises germaniques, enflamment
le patriotisme. Ce sont les principes de la révolution française qui,
accueillis à l'étranger, se dressent alors contre la France, qui les a
désertés. Les peuples anciens croyaient aussi que, quand ils av^ent
oSensé leurs dieux, ceux-ci passaient à l'ennemi et combattaient
contre eox. Napoléon reconnut aussitôt son adversaire. En partant
pour la lutte suprême de Leipzig, il fit mettre dans le Moniteur
qu'il alMt a affranchir l'Allemagne de la démago^e, dont l'ennemi
avait embrassé la cause. »
On s^t comment la swnte-alliance déçut les grandes espérances
qu'avait éveillées « la guerre de délivrance » {Befreiunçskrieg);
mus le sentiment national allemand dont Napoléon avait provoqué
l'explosion ne devait plus s'éteindre. Metternich le comprima en
vain; les univer^tés le systématisèrent et en firent une théorie, et
la jeunesse l'entretint comme un feu sacré qu'elle insinua dans tous '
les cœurs. A la moindre occasion, il éclatait, comme lors des com-
plications de 18&0, quand Becker entonna son chant patriotique : Sie
^duvCoC^lc
1/i REVUE DES DEUX MONDES.
soUen ikn nichl haben den freien deutscken Rkein, et que Musset
improvisa la sanglante réplique : Nom t'avons eu votre Rhin allé-
mand. A partir de iSàh, le seDtimeiit natioDal, rassuré du côté de
l'étraDger, se tourna .vers les réformes intérieures, et attendit de
l'institution d'une assemblée délibérante à Berlin la régénération
de la patrie. L'avènement de Frédéric-Guillaume IV réveilla un mo-
ment les anciennes espérances, et une fermentation inouie agita
toute l'Allemagne (1). Après la déception nouvelle des états^géné-
raux de 18&7, le besoin d'unité et de liberté trouva enfin en 1S&8
sa complète expression dans le parlement de Francfort, jailli spon-
tanément des entrailles mêmes du peuple et réuni dans l'antique
capitale de l'empire germanique. Tous les députés voulaient l'unité;
mais comment la constituer? C'est sur cette question que se for-
mèrent les deux partis qui se sont depuis lors disputé la préémi-
nence. 11 importe de les faire connaître.
Le premier, le parti de la « Grande-Allemagne h {gross deutsck),
présentait un programme d'une splendeur fùte pour enivrer k
patriotisme tudesque : tous les pays allemands, y compris l'Au-
triche, étant groupés sous la main de l'empereur, les autres posses-
^ons autrichiennes, la Hongrie, le Lombard- Vénitien, la Galicie,
y étaient nécessairement rattachées, et alors se formait au centre de
l'Europe un formidable empire de 70 millions dliabitaDS, occupant
le nord de l'Italie et la Toscane et disposant à son gré du reste de
la péninsule, absorbant le Danemark par le Slesvig-Holstein, les
provinces danubiennes au moyen des Valaques de 1^ Transylvanie, et
les Slaves de la Turquie par leurs compatriotes de la Croatie et du
Banal, régnant ain^ d'un c6té sur la Baltique et la Mer du Nord, de
l'autre sur la Méditerranée et la Mer-Noire , dominant de haut la
France par le chiffre de sa population, la Russie par l'industrie,
la richesse, la culture intellectuelle, réalisant enfin le rêve ma-
gnifique des Othon , des HohenstauiTen et des Habsbourg. L'autre
parti, celui de l'Allemagne restreinte {klein deutsck), repoussfût ce
plan si séduisant, parce qu'il croyait que l'hostilité désespérée de
la Prusse le ferùt échouer. Il se rattachait au contraire à cette puis-
sance, et groupait sous son hégémonie, en un faisceau étroitement
uni, tous les états allemands, sauf l'Autriche. Celle-ci, il fallût bien
l'exclure de la patrie commune, car jamais elle ne se serût soumise
à sa rivale. On aurait perpétué le dualisme, et l'unité de direction,
— il ne s'agissMt, bien entendu, que de celle-là, — aurait été im-
Au parlement de Francfort, la lutte entre les deux partis fut pas-
(1) H rtnt relire lei articles d« H. Alei*odre Thomas dans la Annw pour compraadra
co monTSment, qui prépuait le* éréaeaieas dt 1U8.
L'ALLEMAGNE DEPUIS LA GtlEBBE. 15
sionoée et douloureuse, car i] devait en coûter beaucoup à ceux qui
préteodaient fonder enfin la nation allemande de repousser les pro-
vinces si esseutiellement atlemandes de l'Autriche, et, au moment
de reconstituer le corps germanique, il était dur de lui amputer un
de ses principaux membres. Aussi quand le poète Arndt, le chantre
de la grande patrie, eut émis son vote, il tomba évanoui sur son
banc (1). L'éloquence et l'autorité de M. Henri de Gagem firent enfin
pencher là balance longtemps incertùne en faveur de l'Allemagne
restreinte. L'assemblée adopta à une forte majorité l'article sui-
vant, qui de fait excluwt l'Autriche : « Aucune partie de l'empire ne
ponrra Être réunie en un seul état avec des pays non allemands. »
On voit d'où date l'article iv de la paix de Prague.
Pour faire comprendre le mouvement unitaire actuel, il faut rap-
peler en quelques mots les brusques péripides de l'année iSEtO, car
c'est de là que sont sortis les événemens de 1866. Le parlement de
Francfort offrit, on s'en souvient, la couronne impériale héréditaire
ao roi de Prusse; mus, quoiqu'il eût promis au peuple soulevé d'être
1 le roi allemand u et que l'agrandissement de son pays fût la con-
stante ambition de sa vie, Frédéric-Guillaume n'osa pas accepter.
Orateur éloquent, poète mystique, il n'était pas homme d'action;
l'esprit était brillant, mus la volonté faible. Dominé par des idées
d'anâen régime que les insurrections de Berlin venaient de raviver
en lui, il ne voulait pas pactiser avec « la révolution; » il savait
d'ùlleurs qu'il n'aurait pu conserver la couronne impériale qu'au
prix d'une guerre avec l'Autriche appuyée sur la Russie. Toutefois
il essaya de reprendre l'œuvre de l'unité en lui donnant une tour-
nure moins révolutionnaire. Il voulait constituer « une Allemagne
restreinte n en faisant accepter sa suzerîûneté par les petits états.
A cet effet, il conclut le 26 mai 1849 un traité avec les rois de Ha-
novre et de Saxe, puis, s'appuyant sur les hommes du parti de
Gotha, c'est-à-dire sur les députés modérés du parlement de Franc-
fort, déjà dissous, U convoqua un autre parlement à Erfurt. Fré-
déric-Guillaume suivait alors les conseils du général von Badowitz,
écrivain distingué et érudil, esprit élevé, homme d'état philosophe,
patriote ardent , aspirant à bâtir une Allemagne glorieuse sur la
base solide de la monarchie prussienne, mais aveuglé évidemment
SOT les difficultés presque insurmontables que présentait l'œuvre à
laquelle il s'était dévoué, et incapable de les surmonter. Il voulait
donner l'hégémonie à la Prusse sans l'appui de la révolution et sans
{<) H. Sdat-Bené Taillandier s Toeonté ces scènes avec une gnoie ngtcité et une
TTtie étoqoeiiM (voyeiles n" des 1"' Juin, 1"' Juillet, l^soùt et 1" octobre IStO). On
■e peut remuer cei ceodres d'un passé »i rapproché mds Être ému, en penunt i
llnoendie qui en «st sorti.
i!)tizedO¥GoO<^lc
16 REVUE DES DEUX UONDES.
la guerre avec l'Autriche. C'était marcher à un inévitable échec.
L'Autriche avait été paralysée jusqu'à la ûd de 18A9 par le soulève-
ment de l'Italie et de la Hongrie; mais, celle-ci domptée, elle rentra
en scène avec une prodi^euse vigueur. Elle était conduite par le
princejde Schwarzenberg, homme aux décisions promptes, à l'exé-
cution rapide, tout l'opposé de Radowitz et de son roi. Il isola d'a-
bord la Prusse en détachant d'elle la Saxe et le Hanovre. Quand les
princes avaient eu peur de la révolution, ils s'étaient appuyés sur la
Prusse; maintenant qu'ils avaient plus peur de la Prusse que de la
révolution, ils se retournaient vers leur chef de file naturel, vers le
vr^ représentant de l'esprit conservateur, l'Autriche. Le parlement
d'Erlurt avorta, car Frédéric-Guillaume prit peur de son œuvre, et
se hâta de clore la session le 29 avril. Ou touchait aux limites du
ridicule. Schwarzenberg.Jui, n'hésite pas, il marche bravement sur
ses adversaires; il propose de ressusciter l'ancienne diète, et même
il prétend faire entrer dans la confédération tous ses peuples, hon-
grois, slaves, roumains, intimement associés par une constitution
unitaire. Il parvient k grouper autour de lui les souverains du sud,
et^én octobre à Bregenz les rois de Bavière et de Wurtemberg boi-
vent au succès des armes autrichiennes. II va ensuite à Varsovie
demander le satisfecit de l'empereur Nicolas, le sauveur de l'Au-
triche, l'Agamemnon devant qui tremblaient alors tous les potentats
de l'Allemagne, grands et petits. Schwarzenberg se plaisait à dire
de ces mots vifs qui peignent une situation. Il s'écria, dit-on : « Pour
démolir la Prusse, il faut l'avilir, n et il remplit ce programme à
la lettre.
Frédéric-Guillaume s'était engagé dans deux affaires très épi-
neuses. Pour s'assurer la faveur du parti libéral, son seul appui en
Allemagne, il soutenait les insurgés du Holstein, qui voulaient en-
lever le SIesvig au Danemark, et dans la Hesse il encourageait le
peuple, qui avait chassé l'électeAr et son ministre exécré, Uas-
senpQug. L'Autriche prit aussitôt la défense des souverains et se
posa en restaurateur de l'ordre. Tous les princes l'ayant suivie &
Francfort, la Prusse se trouva réduite à. un complet isolement.
Schwarzenberg exigea impérieusement que Frédéric-Guillaume re-
tirât ses troupes des duchés de l'Elbe et de la Hesse : c'était lui
imposer la plus honteuse reculade. Que fûre en présence de ces
humiliantes exigences? Le roi était indécis et malheureux; il prit
un moment le parti de la résistance. A l'ouverture des chambres, il
prononce un discours belliqueux et appelle M. de Radowitz au mi-
nistère. L'armée est mise sur pied de guerre et la landwehr convo-
quée; un souflle guerrier soulève le pays : il se croit revenu aux
jours glorieux de Frédéric II; mais Schwarzenberg resserre son
i!)tizedO¥GoO<^lc
LALLEUiiCNE DEPUIS U GUERRE. 17
alliaDce avec la Bavière et réunit sur les frontières de la Hesse une
formidable armée de 180,000 hommes ^vec une promptitude qui
étonna l'Europe et qui révéla pour la première fois les profonds
changemens que l'emploi des chemins de fer avait introduits dans
la stratégie. La guerre semblait inévitable. Le prince de Prusse, le
roi actuel, la voulait, et même le parti conservateur était entraîné.
Déjà, le 8 novembre, des coups de fusil sont échangés entre les
avant-postes. Pour en finir, l'envoyé autrichien, H. de Prokesch,
le 26 novembre, somme la Prusse d'avoir à évacuer la Hesse dans
les vingt-quatre heures. A ce moment suprême, le roi recula de
nouveau devant la responsabilité d'une lutte entre Allemands. Il
céda; U. de Radowitz fut renvoyé, et le nouveau ministre, H. de
UanteufTel, se précipita jusqu'à Olmutz pour subir la dure loi de
Schwarzenberg. La Prusse était obligée de sacrifier ses alliés du
Slesvig et de la Hesse et de reconnaître l'autorité de la diète, où sa ,
rivale régnait souverainement. Pour mettre le comble à l'humilia-
lion de son adversaire couché à ses pieds, l'orgueilleux ministre
autrichien publia le 7 décembre une dépêche où, d'un ton hautain,
il prononçait l'oraison funèbre des tentatives avortées de Frédéric-
Guillaume et se vantEÛt d'avoir rétabli l'ordre en Allemagne.
Ce sont, on le voit, les mêmes péripéties que celles de l'an
dernier, seulement les rôles sont renversés. C'est l'Autriche qui
av^t alors son Bismarck. Elle devait d'ailleurs l'emporter, car elle
était soutenue par ce violent courant de réaction qui en ce moment
entraînait tout en Europe, tandis que la Prusse s'accrochait en dés-
espérée aux épaves de 1848. Pour réussir en politique, il faut sa-
voir nettement ce qu'on veut, ne poursuivre que le possible, et
surtout ne rien vouloir de contradictoire. Si Frédéric-Guillaume
visait à unifier l'Allemagne malgré ses princes, œuvre éminemment
révolutionnaire, il devait s'allier franchement à la révolution en
Hongrie, en Italie, et renverser l'état conservateur par excellence
au moment où il était.aux prises avec ses sujets soulevés, sinon il
fallait se tenir coi et rester dans l'ornière. On s'est aperçu depuis
que la leçon n'a pas été perdue. La journée d'Olmutz est une date
mémorable : elle se grava dans le cœur de la Prusse, de l'armée
Kirtout, comme un souvenir de pusillanimité honteuse et d'impuis-
sance ridicule. C'était pour la monarchie militaire de Frédéric H
une flétrissure dont elle n'a cessé de rêver sourdement la vengeance.
C'est sans doute à partir de ce jour que le roi actuel conçut le pro-
jet de fortifier l'armée. Sadowa n'a été que la revanche d'OlmuU.
L'Autriche triomphait; elle se crut toute-puissante. Aux labo-
rieuses conférences de Dresde, elle reprit l'idée de la grande Alle-
magne, et demanda de nouveau à entrer dans la confédération avec
Ton mil. - 1M7. , 2
[),oti.odOyGoOt^lc
13 BEVUE DES DEL'\ MONDES.
tous ses peuples. Ce projet grandiose échoua devant la résistance
décidée des puissances étrangères (1) et même des petits états, qui
ne voulaient point que l'Autriche, pas plus que la Prusse, acquit
une prépondérance absolue. L'Allemagne fut donc ramenée malgré
elle au régime que la sainte-alliance lui avait imposé en 1815, De
tant d'efforts, de tant d'espérances, de tant de projets de réforme,
il ne restait rien qu'un grand découragement et une irritation pro-
fonde. Chaque élan vers l'unité produisait une désunion plus grande.
Les Allemands, avait dit Borne, ne savent que souffrir ensemble,
ils ne savent point agir en commun. L'ironie dédaigneuse des con-
servateurs victorieux irritait encore la plaie vive de la nation.
« L'unité allemande, disait une brochure autrichienne qui fit beau-
coup de brait à cette époque, c'est la quadrature du cercle ; quand
on croit la saisir, c'est alors qu'on la reconnatt impossible. Elle
ressemble à nos cathédrales, il n'y en a pas une de finie. »
Malgi'é tous ces ûiécomptes, le sentiment national persista. Il reçut
comme un choc électrique au 2 décembre 1861. L'Allemagne ne
put se défendre d'une vive inquiétude en voyant la résurrecdon de
la dynastie napoléonienne entourée de cette auréole de gloire mi-
litaire acquise jadis sur tant de champs de bataille allemands. En
1859, quand l'empereur Napoléon, passantles Alpes, souleva l'Italie,
ses paroles trouvèrent de l'écho au-delà du Rhin et y déchaînèrent
le mouvement unitaire. Les souverains, surtout la Bavière ultramon-
laine, songèrent à s'allier à l'Autriche contre la France. Les libé-
raux au contraire bénissaient l'intervention française, parce qu'en
brisant l'Autriche elle détruisait l'obstacle qui rendait l'unité im-
possible. Les démocrates allèrent même jusqu'à convier la Prusse à
profiter du moment pour unifier l'Allemagne (2). C'est de celle
époque que date la fameuse association du Piatioml-Verein, qui se
donna pour mission d'amener ce résultat.
Jusqu'à la guerre d'Italie, le mouvement unitaire avait été comme
(I) L'envoyé français boron Brenier, dans une dépêche remarquable, a'opptBW éner-
giquenicnt k ce projet.
(S) La chef de la démocratie locialiste, Laaalle, publia alors nae brochure ioiituléo :
La guerre d'Ilalû et la mission de la Prusse {Der ilaliffnticAe Krieg mut die Axifgabe
Preustent). Jl y disait : > La guerre de l'Italie n'est pas seulement sancliflée par tons
lea principes do la démocratie, elle est un avantage énonne pour l'Allemagne. Elle lui
apporte le salut. Napoléon 111, en confiant par la proclamation tes Italiens à chasser
les Autrichiens de la péninsule, accomplit une mission allemande : il renverse l'Au-
triclie, l'éternel obstacle qui s'est opposé k l'unité de notre patrie. Si I» carte de l'Eu-
rope est refaite au nom des nationalités dans le sud, appliquons le même principe an
nord. Que la Prusse agisse sans hésiter, sinon elle aura donné la preuve que la monar-
chie est incapable d'une action nationale, n M. de Bismarck, si longtemps le chef et lo
Çpe dos conservateurs, n'a fait qu'eiécutor le programme du révolutionnaire Lasalle.
D,ptizedOyGoO<^lc
L ALLEU&GKE DEPUIS LA GDERRE. 19
OD rève entretenu par les souvenirs de l'antique grandeur germa-
nique. Les fanatiques de cette idée, remontant à Arminius et à la
dérùte de Varus, vantùent les institutions du saint-empire. On
aurût dit qu'Us attendaient que l'immortel Barberousse sortit de
son tombeau pour restituer à son peuple le sceptre du monde. Après
que la guerre eut effleuré les frontiëres de la confédération, des
vaes plus pratiques se répandirent : ta crainte d'être entraîné dans
la mêlée sans moyens suffisans de se défendre et sans une organisa-
tion solide ût qu'on se retourna de nouveau vers la Prusse, qui
offrait une force respectable, et qui pouvait servir de point d'appui à
l'état fédéral qu'il s'agissait de constituer. La diète ne soulevait que
des sentimens de haine, de défiance ou de dédain. On se souvenait
que Mettemich s'en étfdt servi pendant trente ans pour étouffer tout
progrès vers la liberté, et depuis qu'elle avait été rétablie p^ l'Au-
triche, on la savait trop feîble pour contenir l'antagonisme des deux
grandes puissances qui se disputaient la suprématie en Allemagne.
La conviction qu'il fallut une réforme devint si univei^elle que les
princes eux-mêmes se mirent à l'œuvre pour chercher de nouvelles
combinùsoDS constitutionnelles. En 1860, le duc de Saxe-Meiningen
proposa le système de la « triade » {(rias-idee) : pour arriver à plus
d'unité et de force dans l'action, la confédération aurait eu trois di-
recteurs, un nommé par la Prusse, un autre par l'Autriche, un troi-
àëme par les petits états. En 1861, le duc de Saxe-Cobourg lança
l'idée d'une représentation générale du peuple allemand; il fut hué
comme un révolutionnaire.-La même année, M. de Beust, alors pre-
mier ministre en Saxe, répliqua en reprenant pour son compte le
système de la triade, mais en le rendant beaucoup plus compliqué
encore. M. de Bemstorff, ministre prussien, profita du moment pour
remettre au jour le programme d'Erfurt. Enfin l'empereur d'Au-
triche, dans la faftieuse journée des princes à Francfort, communi-
qua un projet évidemment supérieur à tous les autres, attendu que
le pouvoir aunùt été exercé par quatre assemblées superposées.
Les souverains allemands auraient dû pourtant se rappeler la fable
du dragon aux sept têtes, composée précisément à l'occasion de
l'empire germanique. Le peuple, lui, voulait précisément arriver à
ne plus en garder qu'une; mais tout projet de réforme devait néces-
sùrement se briser contre le veto soit de la Prusse, soit de l'Autriche,
soit des petits états, suivant qu'il favorisât l'une ou l'autre des
puissances rivales. Une organisation condamnée par tous ne pouvait
être améliorée par personne, parce que nul ne voulût aliéner une
parcelle de son indépendance. La situation était donc sans issue,
pacifique du moins. La pauvre Allemagne ressemblât beaucoup à ,
un homme ^aré dans im marais qui ne tire une jambe de la vase
i;,oti.odOyGoO<^lc
SO HEVUE DES DEUX MONDES.
([ue pour y enfoncer plus profondément l'autre. Ainsi le mouvement
unitaire devenant plus impatient et plus universel à mesure que
l'horizon de l'Europe se couvre de nuages plus raeuaçans, l'Au-
triche remise de ses défaites et faisant sentir partout le poids de
son autorité reconquise, la Prusse isolée, dévorée d'ambition,
sombre, n'oubliant ni sa h mission historique, » ni sa blessure
d'Olmutz toujours saignante, mais comme Sparte se transformant
en un camp, exerçant sa vigoureuse jeunesse, préparant ses armes
de précision et ceignant ses reins pour le jour de la lutte, enfin les
moyens états inquiets, effarés, se portant tantôt à droite, tantôt à
gauche, dans l'espoir de maintenir par ce jeu de bascule l'équilibre
qui sauvegarde leur autonomie, tel était le spectacle que présentait
la confédération vers la fin de 1862, quand apparut sur la scène
un personnage qui allait résoudre le problème insoluble de l'unité
par ie moyen employé jadis à défaire le nœud gordien. Pour suivre
désormais le mouvement unitaire et pour essayer d'eu deviner l'is-
sue, il faut connaître les faits et gestes de M. de Bismarck et péné-
trer, s'il se peut, sa politique.
II.
M. Otto von Bismarck- Schônhausen est né le 1" avril 1815,
d'une famille ancienne de l'Altmark qui a toujours eu quelques-uns
de ses membres engî^és dans la carrière des armes. Son père, an-
cien capitaine de- cavalerie, lui fit étudier le droit et les sciences
économiques et administratives aux universités de Gôttingue, de
Berlin et de Greifswald. C'est dans cette dernière ville qu'il s'ac-
quitta, en qualité de v volontaire pour une année, » du service
obligatoire dans le corps des chasseurs. Le jeune Bismarck semble
s'être distingué surtout .par son aptitude pour la gymnastique et
l'escrime. Il recherchait les duels, distraction favorite des étudians
allemands à cette époque, s'en tirait en bretteur exercé, et plus
d'un de ses adversjùres politiques au parlement de Berlin portait,
disaît-on, la cicatrice des coups de rapière reçus de sa main. Son
humeur batailleuse, sa haute taille, sa force corporelle, semblaient
le prédestiner à devenir officier de cuirassiers. C'est donc par une
sorte d'affinité élective qu'il en porte si volontiers l'uniforme. Ce-
pendant il entra dans la carrière administrative, où il exerça des
fonctions assez modestes à Berlin d'abord, puis à Aix-la-Chapelle.
En 18â5, à la mort de son père, il se fixa à la campagne pour faire
valoir les propriétés rurales dont il venait d'hériter dans les provinces
de Saxe et de Poméranie. Les états- généraux de 18â7, où il repré-
senta la noblesse de son canton, vinrent l'arracher aux utiles occupa-
i!)tizedO¥GoO<^lc
L allëuagne depuis la. guerre. 21
tionsd'DD gentilhomme campagnard. Se rangeant sans hésiter dans
le parti qui, pour conserver et accroître les privilèges de l'aristocra-
tie, prétendit maintenir intact le pouvoir absolu de la royauté,' il
se fit remarquer par la fougue de ses sentimens rétrogrades et par
ses attaques furieuses contre les idées nouvelles d'égajité politique
et de liberté constitutionDelle.
Après 1848, U ne fut élu ni au parlement de Berlin ni à celui de
Francfort. Retiré à la campagne, le triomphe de la révolution,
rboniiliation du roi aux journées de mars et l'apparition du dra-
peau tricolore allemand remplirent son âme d'indignation et de fu-
reur, a Le seul moyen d'en finir, disait-il, est de brûler toutes les
villes, ces foyers de la révolution. » En lSâ9, lorsque le roi Frédé-
ric-Guillaume eut octroyé une constitution nouvelle, M. de Bismarck
fat élu d'abord à la chambre prussienne, ensuite à ce parle-
ment d'Ërfurt qui devait fonder la confédération restreinte. Avec
cette logique inflexible propre aux partis extrêmes, il blâmait
énergiquement ces tentatives malbabUes et impuissantes qui for-
çùent le roi à s'allier au parti populaire. « Ce drapeau tricolore,
disait-il aux ministres, dont vous avez fait orner nos bancs, ne sera
jamais le mien, car c'est celui de l'insurrection et des barricades. »
• La couronne impériale de Francfort, disait-il encore, est sans
doute très brillante; mais, pour obtenir l'or dont on la ferait, il fau-
drait d'abord fondre la couronne de Prusse, et je ne crois pas que
cette transformation réussisse. » Il n'est pas une des aspirations
nationales de l'Allemagne qu'il ne combattit avec -rage. II défendait
les droits du Danemark et condamnait la guerre du Slesvig. La
Prusse, en soutenant le peuple dans la Hesse, trahissait le principe
monarchique. U fallait, suivant lui, s'allier à l'Autriche, se subor-
donner à elle, et de commun accord travailler à extirper tous les
fennens révolutionnaires. « Je ne puis comprendre, disait-il, qu'on
conteste à l'Autriche le titre de puissance allemande. N'est-elle
donc pas l'héritière de l'ancien empire germanique, et n'a-t-elle
pas en maintes circonstances porté avec gloire l'épée de l' Alle-
magne? n II ne regretta pas la journée d'Olmutz, si amère pour
tous ceux qui voulaient placer la Prusse à la tête du mouvement
unitaire, et pendant les sessions de 1850 et 1851 à Berlin il con-
quit la faveur du roi par le fanatisme arrogant de ses opinions mo-
narchiques et par sa haine implacable et bruyante de toute nou-
veauté. En mai 1861, il fut envoyé & la diète de Francfort pour y
représenter la Prusse. En ce temps de restauradon de tous les abus,
il était l'homme qui convenait à cette place.
Jusqu'à cette époque, M. de Bismarck ne nous apparaît que comme
uo type outré de ce parti des hobereaux [Junkerparlei), qui cik-
îdoyGoOf^lc
22 REVUE DES DEUX MONDES.
cbait sous une rudeur militaire et une morgue tranchante l'étroi-
tesse de ses idées et la médiocrité de ses ressources. « J'appartiens,
disait-il lui-même, à cette opinion du moyen âge et des ténèbres,
comme on l'appelle, et j'en ai sucé les préjugés avec le lait de ma
mère. » Un conservateur comme M. de Bismarck devait aimer l'Au-
triche, cet empire gothique qui était resté soumis à la foi des ancêtres
et qui avût repoussé par le fer toutes les hérésies et toutes les nou-
veautés; mais il n'était pas à sa place dans cette Prusse qui, née
d'une insurrection religieuse, a grandi sous Frédéric II et sous Stein
par l'adoptJOD des idées nouvelles. Les défenseurs du passé y sont
toujours gênés, car ce passé qu'ils invoquent se dresse contre eux.
Il paraît que les huit années (1851-1859) que M. de Bismarck de-
meura à Francfort lui ouvrirent les yeux à cet égard et modifièrent
complètement ses idées. Il était arrivé plein de respect pour l'Au-
triche et d'hostilité contre le mouvement unitaire, il partit décidé à
favoriser celui-ci et à combattre celle-là. Comment se produisit ce
changement extraordinaire? On n'a là-dessus que quelques indica-
tions assez vagues, des anecdotes (1), des extraits de lettres, quelques
mots échappés au ministre prussien, qui du reste n'affecte aucune
réserve diplomatique, et parle gatment et avec humour de ses opi-
nions particulières, non moins que de la politique générale. Il se
persuada, paralt-il, que l'Autriche voulait réduire la Prusse à la
condition de vassale, que les petits états ne visaient qu'à perpétuer
l'antagonisme entre leurs puissans voisins, et que la diète était une
institution absurde [Vnsinn), funeste à son pays, qu'elle pouvMt en-
traîner dans une guerre européenne pour la défense d'intérêts pure-
ment autrichiens. Il crut voir que l'unique façon de maintenir l'in-
dépendance de la Prusse était de la mettre à la tête de l'Allemagne,
et dans une lettre datée du 2 avril 1858 il indique, pour y parve-
nir, le moyen qu'il met en œuvre maintenant : la constitution d'un
parlement douanier {Zollparlament). k La chambre et la presse,
écrit-il, doivent adopter une politique allemande en fait de douane,
et ainsi notre parlement deviendra une force en Allemagne. » il ar-
rivait à invoquer l'appui de ces forces libérales qu'il avait passé sa
vie à honnir et à conspuer. A la vérité, il ne repoussait pas l'em-
(1) M. de BUmarck aunit dit «u correspondant d'on jounul français, h SiècU :
« J'ai été éleïé dans le culte de la politique autrichienne; mais, entrant k la diète, les
écailles me tomberont des jcui, et je devins un adTersaire décidé de l'Antriche. i. On
raconte qu'un jour M. de Hechberg, représentant de l'Autriche k la diète, ayant loriti
ses collègues h une conférence ches lui, les reçut en robe de cbambre. H. de Biamarct,
froissé de ce manque d'éprds, tira un cigare de la poche et l'alluma, afin de rétablir
l'égaliié du aans-façoQ. It est probable qu'il comprit enfin la force des Idées nouTelles
et ïit qu'il itYBit besoin d'elles pour réussir.
[),oti.odOyGoO<^lc
L ALLEMAGNE DEPUIS LA GGERRE. 23
ploi de moyens plus énergiques. Dans une lettre du 12 mai 1859,
il disait : << Les relations de la Prusse avec la diète sont une maladie
qu'a faut guérir en temps opportun, sinon tôt ou tard il y faudra
appliquer le fer et le feu. n*Âu commencement de 1S59, à la veille
de la guerre d'Italie, il voulait que la Prusse, au lieu de menacer
la France, se tournât au contraire contre l'Autriche et profitât de
cette situation pour réorganiser l'Allemagne. Il exprima piéme si
vertement son opinion à ce sujet, que le prince-régent le rappela
de la diète, toute dévouée à l'Autricbe, et l'envoya k Saint-Péters-
bourg. Il y resta jusqu'au printemps de 1862. A cette époque, l'em-
pereur des Français fit savoir, paraît-il, qu'il verrait avec plaisir
M. de Bismarck représenter la Prusse à Paris. Après six mois de sé-
jour dans cette capitale, il fut rappelé à Berlin en septembre pour
diriger le ministère dans sa lutte mémorable contre la chambre des
députés. C'est alors qu'il inaugura cette politique témériûre qui,
sous les ^parences d'un conservatisme outré, ne visait à rien
moins qu'à réaliser par la violence le programme révolutionnaire
de 18A8.
Quel était le but de la politique de M. de Bismarck? C'était
évidemment de reprendre les projets de M. de Badowitz et de con-
duire la Prusse à l'accomplissement de ce qu'elle considérait comme
sa mission historique. Pour cela, il fallait d'abord lui donner, au
moyen de quelques annexions, une meilleure configuration et en-
suite la placer à la tète de l'Allemagne réorganisée. Quant au pre-
mier point, Louis Borne avait dit, il y a longtemps déjà : u La Prusse,
avec ses frontières mal faites et trop longues, ressemble à un jeune
homme qui porte un vêtement trop large; mais attendez, il le rem-
plira en grandissant, n M. de Bismarck avait signalé ce vice de con-
struction à la chambre dès les premiers jours de son ministère, et
ce défaut devùt être bien désagréable pour les Prussiens, puisqu'il
a choqué même le goût du gouvernement français, ainsi qu'il a pris
soin de le faire savoir. Quant à la réorganisation de l'AUemagne,
il suffisait de mettre en branle la passion unitaire.
MÛ3, pour arriver à l'unité, deux systèmes étaient en présence,
celui 0 des conquêtes morales » et celui des conquêtes militaires.
Les ans disaient : Que la Prusse donne l'exemple de toutes les
libertés, et aussitôt les autres états se grouperont autour d'elle;
leur devise était : Durch Freiheit zur Einhett, l'unité par la liberté.
Les autres prétendaient qu'il fallait d'abord vaincre la résistance
des souverains hostiles à toute réforme, celle de l'Autriche surtout;
ce n'est que par l'unité qu'on arrivera àla liberté, disaient-ils, durch
Einheit zur Freiheit. Quant à M. de Bismarck, il ne faisait aucun
mystère de ses projets; il les prodamùt avec une forfanterie si la-
îdoyGoo<^lc
2i HETCE DES DEUX MONDES.
pageuse qu'elle n'échappait pas alors au ridicule. Quand on parlait
de conquêtes morales, il haussait les épaules. Ou n'a pas oublié ce
passage d'un discours prouoncé en octobre 1862 : u Ce qui importe
à l'Allemagne, ce n'est pas le libéralisme de la Prusse, c'est sa
force. Elle doit l'accroître et la concentrer pour sfûsir le moment
favorable qu'on a déjà laissé échapper. Nos frontières ne sont pas
celles diun état bien constitué. D'ailleurs souvenez-vous de ceci,
ce n'est point par des discours et des votes que se décideront les
grandes questions, — c'a été l'erreur de 18Î8 et de 1849 de le
croire; — ce sera par le fer et le sang, »
Il ne suffisait pas de tracer ce retentissant programme d'une voix
de Jupiter tonnant, il fallût l'exécuter; or les difficultés, les impossi-
bilités même semblaient se dresser en foule contre lui. Dès le début,
l'audacieux ministre se trouvait pris dans une impasse. Pour rester
au pouvoir, il devait s'appuyer sur le parti féodal et sur le roi, qui
voulait obstinément la réorganisation de l'armée, le rêve de sa vie.
D'autre part, pour conquérir la faveur de l'Allemagne, il devait
gouverneravecl'appui de la chambre, et celle-ci ne voulait à aucun
prix voter le projet du roi. Pour conjurer le conflit qui allut entra-
ver ses projets en lui enlevant toute chance de popularité, il essaya
de se réconcilier avec l'opposition. 11 lui présenta un jour, au sein d'un
comité, un rameau d'olivier cueilli récemment à la fontaine de Vau~
cluse en disant : u J'ai rapporté ceci d'Avignon pour le présenter au
parti populaire comme un gage de paix, mais je vois que le moment
n'est pas encore favorable. » Ses tentatives demeurant infructueuses
de ce côté, il résolut de marcher seul en avant à la réalisation de
ses projets. Le grand obstacle à l'intérieur était l'Autriche, qui,
déjà relevée de ses échecs en Italie, s'essayait à la vie constitution-
nelle, et qui, soutenue par tous les conservateurs catholiques et
protestans, venait d'enlever à l'influence prussienne même la Hesse
et le Hanovre, tenant ainsi toute la confédération dans sa mùn.
Pour l'emporter sur un si formidable adversàre, il fallait d'abord
une puissante armée, ensuite un allié sQr et enfin sinon la compli-
cité, au moins la tolérance des grandes puissances. C'est faute d'a-
voir réuni ces élémens de succès que M. de Badowitz avait miséra-
blement échoué en 1850; maintenant il s'agissait de mieux préparer
le terrain.
Quant à l'armée, M. de Bismarck pouvait s'en fier au roi. L'allié
était tout indiqué, c'était l'Italie et peut-être la Hongrie (1); mais
(1} Fait à noter, la Hongrois intelligens étaient Tavorables à l'iiniti^ germanique. Le
premier écrivain bongrois de ce temps^i, U. te baron EStTfis, aujourd'tiui ministre de
l'instruclion publique, s'est nettement prononcé en ce sens dans un écrit publié avant
les deraiera événement. C'était logique. L'Autriche, expulsée do l'Allem^ne, devait
i!)tizedO¥GoO<^lc
L ALLEMAGNE DEPUIS LA GUEIinE. 25
pourrait-on ameaer le roi Guillaume à s'allier avec le roi Victor-
Emmanuel pour attaquer l'Autriche, lui qui en 18&9 avait été à la
veille de s'aliter à l'Autriche pour combattre Victor- Emmaouel? 11
était une autre âifQculté bien plus menaçante. Quelle attitude pren-
draient les gouvernemens étrangers quand ils verraient renver-
ser l'ancienne diète pour y substituer un lien fédéral plus étroit?
En 1847, la Suisse, ayant entrepris une réforme' du mfim^ genre,
fut menacée d'une intervention européenne dirigée par la France
libérale. En ISiS, la France républicaine refusa de recevoir l'envoyé
du parlement uoitaire de Francfort. Enfin en 1850 et en 1851 la
France et surtout la Bussie s'opposèrent énergiquement à toutes les
tentatives, tant de la Prusse que de l'Autriche, a-yaot pour but de
coDceatrer les forces de l'Allemagae sous une direction unique.
Pouvùt-on espérer que désonnais elles se montreraient favorables
ou du moins indifférentes à un changement qu'elles avaient tou-
jours combattu? La seule puissance dont on n'avait pas à craindre
l'opposition était l'Angleterre, et c'était précisément celle-là dont il
allait talloir provoquer les ressentimens et la colère, car, pour ac-
quérir en Allemagne la popularité indispensable à l'exécution de
ses projets, la Prusse était conduite à arracher violemment le
Slesvig-Holstein au Danemark, à qui l'Angleterre avait promis sa
protecUon. Il est curieux de voir comment M. de Bismarck parvint
i naviguer au milieu de tous ces écuetls, dont le moindre semblùt
menacer d'une perte certaine la barque qu'il dirigeait. On recon-
naît les procédés de Frédéric II : nul respect incommode pour les
trùtès conclus ou les afllrmations récentes, les procédés révolu-
tionnaires mis au service du principe monarchique, une vue claire,
une appréciation juste de la situation, une exécution rapide et vio-
lente des décisions prises, ne jamais attendre que les didicultés
s'amoncellent, mais les dénouer ou les balayer en marchant dessus
et en prenant l'initiative de l'attaque, beaucoup de perspicacité et
d'audace, peu de scrupules et point .d'hésitations, précisément ce
qu'il faut pour réussir au milieu d'hommes d'état qui ne prévoient
guère, ignorent ce qu'ils veulent et par suite hésitent toujours.
Le point principal était d'obtenir que la France tolérât l'hégé-
monie prussienne et l'unité allemande. M. de Bismarck avùt com-
l'ippoyer «nr la Hongrie en lui readant la libertù; victorieuse en Allemagne, elle ne
cMait HeD aoi Boiigrois. C'est pour ce motif que les Magyars ne se «ont guère affligé»
ie b défaite des armées impériales. Aiment-ils pour cela la Prusse, comme on l'a fait
dire à H. de WertherT Pas précisément, car la reconnaissance pour les services rendus
n'est poiDt une vertu h l'usage des peuples. Ils se souTieoaent à peine des évéoemens
data Teillei — M sommn.aous pas comme eui7 — et n'agissent que d'après les sen-
tlmeni et les situations du moment. Il est puéril de se faire illusion à cet égard.
■iptizedOyGoO<^lc
26 IIËVUE DES DEUH MUNDES.
pris depuis longtemps qu'il fallait s' appuyer sur l'alliance française.
En 1859, il conseilla de soutenir la France pendant sa campagne au-
delà des Alpes. En 1860, quand l'empereur des Français rencontra le
régent de Prusse à Baden, M. de Bismarck quitta Saint-Pétersbourg
pour engager Guillaume l" à s'entendre franchement avec Napo-
léon m, afin de faire pour l'Allemagne ce que Cavour avait fait
pour l'Italie. Le régent oe s'était pas encore élevé à la hauteur de
cette politique nouvelle : il persistait à rêver honnêtement n les
conquêtes morales. » Aussi repoussa-t-il le tentateur qui lui offrait
la couronne d'Allemagne, et, pour rassurer les petits princes, très
épouvantés des combinaisons qu'on pouvait machiner dans un téte-
à-tëte, il décida qu'il ne verrait l'empereur des Français qu'en pré-
sence des autres souverains. Étrange défiance I il semblait que deux
potentats ne pussent se rencontrer sans comploter dans l'ombre la
ruine de leurs confrères.
H. de Bismarck fut accusé dans les journaux allemands de travûl-
1er à Saint-Pétersbourg à une triple alliance qui permettrût à la
Prusse de s'arrondir en Allemagne moyennant une compensation
pour la France sur le Rhin. Il ne semble pas qu'il ait été jusqu'à
parler de cessions territoriales (1); mais il est certain que pendant
sa mission à Saint-Pétersbourg et à Paris il s'occupa sans relâche
' à capter la faveur de la Russie et de la France. Ce n'est que plus
tard, à Biarritz, que, devenu premier ministre, il put arriver à
cette entente parfaite avec Napoléon III dont son modèle Cavour
lui avait donné l'idée. Il saisit l'orxiasion que son souvenûn avait
laissé échapper à Baden. N'y eut-il qu'un échange d'idées géné-
rales et de prévisions théoriques, ou arrîva-t-on à un résultat plus
pratique et à des promesses réciproques? Les plages de la baie de
Biscaye ne nous ont encore rien révélé des entretiens où se discutait
certainement le prochain avenir de l'Europe. Quoi qu'il en soit, le
ministre prussien était certain de s'avancer sur un terrain bien pré-
paré pour la réalisation de ses hardis projets.
En effet, l'alliance avec la Prusse était une idée napoléonienne.
Déjà Napoléon I*' avùt voulu agrandir la monarchie de Frédéric II
pour l'interposer comme un rempart entre l'Occident et la Russie.
(I) Dans une lettre k un nml, datée de Saint-Pétersbourg, îi aoAt 18C0, M. de Bi»-
inarcli écrit ce qui suit : <t l'apprends par des bonapartistes que la presse allemaude a
entrepris une campagne de dlOamation systématique contre ma personne. l'aurais ap-
puyé ouvertement des cooibioaisoDS franco-russes qui nous auraient permis de ddui
arrondir à l'intérieur moyennant cession des bords du Rhin; je serais un second Bor-
ries, etc. Je paie mille rrédirice d'or à celoi qui pourra prouver qoe jamais de sem-
blables oltns m'aient été faites par n'importe qui. Je n'ai Jamais songé i nous apptiyer
que sur nons-memes, et, en cas de guerre, sur les forces nationales de toute l'Alle-
magne. >
i!)tizedO¥GoO<^lc
L ALLEH&GNE DEPUIS LA GUERBE. • 27
Ea 1850, au moment où Frédéric -Guillaume était sur le point
d'engager la guerre avec l'Autriciie pour défendre la confédéra-
tion d'Erfnrt et sauver l'bouneur de son pays, le président Louis-
Napoléon, représenté à Berlin par un de ses conûdehs, offrait, con-
trairement à l'avis de son ministère, de soutenir la Prusse dans
l'espoir d'obtenir pour la France quelque accroissement territorial.
Le Toyage de Baden en 1860 avait été inspiré évidemment par le
dé^r de s'entendre avec la puissance dont l'attitude avait décidé
la paix trop hâtive de Villafraoca. L'empereur Napoléon depuis son ,
arrivée au pouvoir, M. de Bismarck depuis son séjour à Francfort
avaient toujours, chacun de leur côté, nourri la même idée. Se
rencontrant, ils devaient aisément s'entendre. La situation de l'Al-
lemagne contribuait aussi à. amener ce résultat.
Le besoin de réforme et d'unité y était universel et menaçait de
provoquer une crise décisive. La confédération n'était plus qu'un
diamp clos où la Prusse et l'Autriche se disputaient la suprématie.
En 1863, à Francfort, l'empereur François-Joseph, entouré de tous
les princes de l'Allemagne, avait semblé sur le point de ressaisir le
sceptre de Barberousse et de réduire la Prusse à un isolement aussi
complet que du temps de Schwarzenberg. Gomme aux conférences
de Dresde, il voulut se faire garantir tous ses territoires et entrer
dans l'union allemande avec tous ses peuples. C'était toujours
l'empire aux 70 millions d'âmes qui reparaissait, et en effet c'é-
tait pour l'Autriche une question de vie ou de mort. Elle devait
arriver à avoir toute l' Allemagne dans sa main pour contenir les
Italiens, les Hongrois et les Slaves, sinon il ét^t évident que la Vé-
nétie irait à l'Italie et que les autres races reconquerrûeot leur an-
tigne autonomie. Puisque l'empereur Napoléon devait choisir entre
la Prusse et l'Autriche, était-il possible qu'il inclinât vers une pub-
sance qui représentait alors l'ultramontanisme et l'ancien régime,
qui menaçait l'intime alliée de la France, l'Italie, et qui aurait em-
ployé les forces allemandes à maintenir sous le joug d'un despotisme
abhorré ses populations diverses, mûres déjà pour la liberté, dont
elles trouvment d'ailleurs les titres dans leurs constitutions héré-
ditaires? L'empereur des Françws, ayant entrepris de fonder l'unité
italienne par le Piémont, était forcément amené à laisser faire l'u-
nité germanique par la Prusse. Ayant encouragé Cavour, il ne pou-
vait repousser M. de Bismarck. Les événemens s'enchaînent en réa-
lité avec une conséquence logique aussi serrée que les termes d'un
théorème mathématique. Si l'on ne veut pas de telles ou telles con-
clusions, il faut se garder de poser les prémisses qui doivent infail-
liblement y conduire. Sadowa n'est que le second acte de Solferino.
La Prusse, assurée de la neutralité bienveillante de la France et
i!)tizedO¥GoO<^lc
REVL'E DES DECX HO>DtS.
peut-être de son concours dans certaines éventualités et moyen-
nant certaines compensations, n'avait plus à redouter que la Russie
renouvelât l'opposition décidée et menaçante apportée en 1S&6 par
l'empereur Nicolas aux entreprises de Frédéric-Guillaume en Alle-
magne et dans ïe Slesvig. L'alliance russe est une tradition de fa-
mille pour les HobenzoUem depuis 1S1&. Pendant la guerre de
Crimée, la Prusse seule n'av^t point menacé la Russie. Enfin ré-
cemment M. de Bismarck venait de rendre k son puissant voisin
' un service signalé en rompant la triple alliance formée un moment
entre la France, l'Angleterre et l'Autriche pour reconnaître la Po-
logne, et le prince Gortcbakof n'ignorait pas ce qu'il devait à son
fidèle ami de Berlin (1). Celui-ci de son cdté savait qu'il pouvût
compter sur l'amitié des Busses fraîchement retrempée dans le sang
polonais.
Restait le Slesvig-Holstetn, qu'on ne pouvîut lâcher sans s'aliéner
définitivement l'Allemagne, et qu'on ne pouvait prendre sans ris-
quer une guerre avec l'Angleterre. On sait comment M. de Bismarck
se joua amicalement de lord Bussell et entraîna l'Autriche à une
œuvre inique dont elle ne pouvait retirer aucun profit. 11 est diffi-
cile de rencontrer plus d'aveuglement exploité avec plus de décision
et d'audace. Le ministre prussien, et c'est peut-être sa principale
force, fait reposer ses combinaisons, non sur les volontés chan-
geantes et l'humeur fantasque des hommes, mais sur l'accord des
intérêts et sur la nécessité des situations. 11 prévit que, même pouç
sauver le Danemark, l'Angleterre ne s'allierait pas à la France dans
une guerre contre l'Allemagne. Afin d'intervenir en cas de besoin
sur le continent, elle a impérieusement besoin des armées alle-
mandes. L'annexion de Nice et de la Savoie lui avait été assez indif-
férente, mais lui avïiit fait craindre d'autres rectifications de ter-
ritoire qui lui auraient été plus désagréables. Elle ne pouvait donc, à
moins de rendre celles-ci inévitables, attaquer la Prusse. C'est pour-
quoi, sûr de l'impunité, M. de Bismarck a pu s'avancer vers l'unité
allemande sur le corps du Danemark, et c'est pour le même motif
qu'on a vu les Anglais, après avoir donné carrière h l'expression de
lapins violente indignation, se retourner brusquement après Kœ-
nigsgraetz et applaudir à la constitution d'une Allemagne assez forte
pour n'avoir plus à payer la tolérance des autres puissances d'un
prix qui eût paru à l'Angleterre une atteinte à sa propre sécurité.
Nous venons de voir les circonstances qui, de 1S63 à 1866, ont
',!) Ces élrangci compIleaUons de la polEtique contemporaiiio ont Hé racontées de
iDiùn do maure par H. Klaciko dans soi instructifs ardcles intitulés t Deux Négocia-
tions diplomatique*. Voyeî le» n°' des 15 septembre, 1" octobre 1861, 1" Janvier,
1" avril, 15]u1ll«, lH août 1865.
i!)tizedO¥GoO<^lc
l'alleuagne depuis la guerre. 29
préparé le triomphe du mouvement unitaire. D'insurmontables ob-
siades semblaient le rendre impossible ou très éloigné encore : un
souille favorable les a sucÉessîvement écartés. Fala viam inventent,
s'écriait H. de Badowitz dans un de ces éloquens écrits où il cher-
chait les moyens de reconstituer l'Allemagne, sans pouvoir les trou-
ver ou sans oser les dire. 11 eût sans doute été très étonné de voir
ceui que son successeur a mis en œuvre pour arriver au but qu'il
avait entrevu. Le résultat aurait-il pu être autre qu'il n'a été?
les observateurs sagaces (1) croient que l'Autriche devait toujours
finir par succomber devant l'entente infûUible des aspirations uni-
taires de l'Italie et de l'Allemagne. Sans les scrupules du prince
régent, ce qui est arrivé en 1866 serait arrivé en 18E>9. 11 s'en faut
donc que ce soit le hasard qui ait tout décidé. II n'était pas possible
que l'Allemagne de Luther, de Kant, de Lessing, de Goethe, accep-
lAt la direction de cet empire, qui, livré aux jésuites depuis la
guerre de trente ans, avait, sous la main de Metternich, étouflé pen-
dant un demi-siécle dans l'Europe entière toute tentative libérale,
et qui venait, par un concordat récent, de sacrifierjusqu'auxloisde
Joseph II aux exigences ultramontaines. Certes les amis de la liberté
doivent appuyer de leurs vœux les efforts que" fait l'Autriche ac-
tuelle pour échapper aux influences morbides qu'un long passé
d'obscurantisme a fait peser sur elle; mais l'Autriche qui ne vou-
lait régner en Allemagne que pour asservir la Hongrie et l'Italie,
pour tout soumettre à la domination du clergé, ne devait pas, ne
pouvait pas triompher. Il est remarquable de voir comment s'écrou-
lent partout les institutions d'ancien régime, et comment échouent
les entreprises qui ont pour but de les soutenir. Malbeur à ceux
qui y mettent la main, tout tourne contre eux; la fatalité les pour-
suit et les accable. Tout réussit au contraire à ceux qui marchent
dans le sens des idées nouvelles. Celui qui descend le cours d'un
fleuve finit toujours par arriver malgré ses fausses manœuvres;
maii celui qui prétend le remonter, dès qu'il se lasse ou gouverne
mal, est rejeté en arrière et poussé sur les écueils.
Résumons en quelques mots ce qui précède. Le mouvement uni-
taire de l'Allemagne a sa source dans les souvenirs de l'ancien em-
pire germanique, dans la communale de la langue, des mœurs, des
aspuntions; il a été préparé par la littérature, la poésie et le travail
(I) Il est inlércMant de lire ï ce sujet un livre publié araot la guerre pu un inembro
du parlement anglais, H. Grant HaB. Dans ses Studiei in European poUtio, l'œuvre
d'un homme d'étai parfaitement Informé et étonnamment clairroyant, il arrive à cette
rontliuion, que par la pai) ou pur la guerre la Pnuse et Tltalie devaient arriver à leurs
tui. • Htme des victoires signalées de l'Autriche ne po^rr^loui, liisaii-il, changer le
rimltat Hnal, parce qu'il est amcnf par la force des choses. «
i!)tizedO¥GoO<^lc
30 BEVUE DES DEUX MONDES.
des universités; récemment il s'est transformé eu passion fébrile et
en besoin de réforme immédiate, quand l'insécurité des relations
extérieures et la guerre éclatant de divers côtés, tantôt à l'ouest,
tantôt au sud, tantôt au nord, ont fait craindre aux Allemands que
leur patrie, morcelée entre trente dynasties ayant chacune ses in-
térêts, ses vues et ses entralnemens particuliers, ne trouvât point
dans son organisation politique et militaire la garantie de son indé-
pendance et de son intégrité territoriale. Ce mouvement a en l'an
dernier cette bonne fortune d'être appuyé par l'Italie sur les champs
de bataille, favorisé par la France dans le mystère des combinaisons
diplomatiques, toléré par la Russie, enfin chaudement acclamé par
l'Angleterre après son éclatant succès. C'est ainsi qu'il a abouti &
l'établissement de la confédération du nord, dont il nous reste à
examiner la constitution et les chances d'avenir.
m.
La confédération de l'Allemagne du nord s'est fondée l'an dernier
en vertu du traité de Prague. C'est la réalisation de l'idée que Fré-
déric-Guillaume avait ébauchée à Erfurt en 1850. Au mois de fé-
vrier de cette année, une assemblée nommée par le suffrage uni-
versel direct s'est réunie à Berlin, et de ses délibérations est sortie
une constitution dont il importe de connaître les dispositions. Elle
a élé bâclée assez lestement, parce que M. de Bismarck avait dit en
son style imagé qu'il fallait que l'Allemagne fût « mise en selle avant
le 18 août. 1) EHe l'était bien longtemps avant cette date fatidique,
car dès le mois d'avril tous les articles étment votés.
Les états allemands au nord du Mein forment maintenant une
fédtration dont le lien est presque aussi étroit que celui qui réunit
les cantons de la Suisse ou les états de l'Uoion américaine. Comme
dans ces républiques fedératives, chaque pays conserve et modifie
à son gré ses lois politiques et civiles. Il n'est soumis h. l'autorité
centrale qu'en ce qui concerne les objets d'intérêt commun, pour
lesquels la sécurité et la prospérité nationales réclament une direc-
tion unique. Ces objets sont l'armée, les douanes et les impôts indi-
rects, les monnaies, les banques, les poids et mesures, les breveta
et la propriété intellectuelle, le commerce, la marine, les postes,
les chemins de fer et les télégraphes, le droit pénal et commercial,
les mesures sanitaires. Tout citoyen de la confédération jouit dans
chaque état où il se transporte de tous les droits de l'iodigénat.
Comme aux États-Unis, le pouvoir législatif est exercé par deux
chambres, l'une, le conseil fédinil [Bundesrath), représentant les
i!)tizedO¥GoO<^lc
l'alleuagke depuis lk guebbe. 3f
différens états, l'autre, le parlement [Reicfisralh), représentant le
pays tout entier. Le vote concordant de ces deux assemblées suffit
pour la confection d'une loi. Les membres du conseil fédéral, au
nombre de â3, sont nommés par les gouvernemens des dilTërens
états. La Prusse est loin d'y être représentée en raison de sa popu-
lation, car elle n'a que 17 voix pour ses 25 millions d'habitans; les
5 millions des autres états, disposant de 26 voix, ont une majorité
écrasante. Les conditions d'élection des membres de la chambre
basse ont de quoi effrayer tout autre que le plus intrépide démo-
CTate; ils sont nommés par le suffrage universel direct au scrutin
secret, et en Allemagne les gouvernemens n'ont pas encore appris
l'art de laire réussu* les candidatures administratives. Déjà quelques
députés ont été élus récemment comme les représentans exclusifs
des classes ouvrières. Le parlement jouit des droits que la tradition
des pays libres a fait considérer comme nécessaires à l'exercice de
sa misâon. Il vote annuellement le budget. II ne peut être ajourné
pour plus de trente jours, ni dissous sans que des élections nou-
velles aient lieu dans les deux mois. Tous les trois ans, il est sujet
à on renouvellement intégral. Aucune entrave n'est apportée à sa
liberté d'action : il possède le droit illimité d'adresse, d'interpel-
lation, d'amendement et même d'initiative en fait de lois. Enfin,
condition essentielle d'un régime vraiment constitutionnel, il a
devant lui un ministre responsable, le chancelier fédéral {Bundcs-
kamier).
Le pouvoir exécutif appartient à la présidence fédérale [Bundes-^
prœsidium), laquelle est déférée à la couronne de Prusse. C'est par
ce point que la constitution nord- allemande se distingue de celles
des républiques fédératives, avec lesquelles elle a plus d'un rap-
port, et se rapproche au contraire de celle d'un royaume unitaire en
voie de formation. Ce n'est pas que les pouvoirs de la présidence
soient exorbitans : ils sont moins étendus que ceux du président de
rOnion américaine; mais ce qui parait singulier, et ce qui était iné-
vitable, c'est qu'ils soient attribués au souverain héréditaire de l'un
des états de la confédération, lequel devient ainsi le suzerain de
tous les autres princes, réduits à la condition de grands vassaux
comme au moyen âge, 11 n'en pouvait être autrement, si l'on
voulait fonder un état fédératif, car la Prusse exigeiùt absolument
l'hégémonie. C'est pour ce motif que le parlement de Francfort lui
avait décerné la couronne impériale. Le président, c'est-à-dire le
roi de Prusse, représente la confédération dans ses relations inter-
nationales; il déclare la guerre, fait la paix, signe les traités, con-
voque la diète, publie les lois fédérales et en surveille partout l'exé-
cution par des fonctionnaires spéciaux; il désigne le chancelier
i!)tizedO¥GoO<^lc
32 BËVt'E DES DEUX UO»DES. ,
fédéral, commande l'armée et la mîtriue fédérales, détermine la
composition des corps, nomme les commaadans en chef, ceux des
forteresses et ceux qui ont sous leurs ordres plusieurs conttngeosr
Il nomme aussi les employés supérieurs des postes et des télé-
graphes.
C'est surtout à l'armée qu'un a voulu donner une forte oi^ani-
sation unitaire. Tout citoyen de la confédération est tenu au ser-
vice militaire sans pouvoir se faire exempter. Ce service est de sept
ans dans l'armée permanente, — dont trois sous les drapeaux, — et
de cinq ans dans la landwehr. Jusqu'à la (in de 1871, le chiffre de
présence en temps de paix est fixé à un pour cent de la population,
et les états particuliers sont tenus de verser dans la caisse fédérale
225 thalers (8A3 fr. 75 cent.) par homme (1). Après cette période
de transition, le budget fédéral et l'elTectif de l'armée seront fixés
par voie de législation fédérale. Tous les contingens ne forment
qu'une seule armée; ils portent l'uniforme prussien et sont soumis
& tous les rëglemens en usage en Prusse. Le budget des recettes
est formé du produit net des douanes, des impôts de consommaUoD
et des postes, et, en attendant que d'autres taxes fédérales aient été
introduites, de versemens opérés par chaque état en proportion
du chiffre de la population. La constitution est du reste susceptible
de perfectionnement. Elle peut être modifiée par la législature or-
dinaire, si ses décisions sont ratifiées par les deux tiers des mem-
bres du conseil fédéral. C'est, il faut l'avouer, une méthode très
expéditive et qui ouvre une large porte au progrès. Le dernier ar-
ticle est important, il parle des rapports de ta confédération du
nord avec les états du sud. « Ils seront réglés, dit-il, par des trai-
tés qui seront soumis au parlement.'» Le paragraphe suivant porte :
H L'entrée des états du sud ou de l'un d'eux dans la confédération
a lieu par décision fédérale, sur la proposition du président fédé-
ral. » Cette stipulation finale est en opposition avec l'interprétation
qu'on donne assez généralement à l'article iv du traité de Prague;
mais il faut remarquer que cette interprétation, comme nous le
verrons, n'est nullement admise en Allemagne.
Ce qui donne à la constitution nord-altemande un caractère très
particulier et conforme à l'espril de notre temps, c'est la place
(t) Le budget téàéT»\ soamli réceminent au ptrlenient porte co dispenses ordiasire*
et extraordinsires 73,15S,943 thalen, dont Ge,tt7,!>73 thsien (2IO,OG:),)-D7 fr.) pour
rarmép, ce qui pour un effectif de paix d'environ 300,000 hommes est citrCmcineDt
peu. L'effectif de i;uerre, réserTes et garoiFons comprises, est estimé à8[l2,l{l hommes,
3ï,653 officiers, SOO.DSS cbevaux et 1,054 canons. L'ariDde' de campagne dépsEiseniit
600,000 hommei. L'énorme avantage du système prussien est de pouvoir disposer, eu
ca* de iKaoiD, d'une Torce défenslTO très sérieuse, tout en ayant sur pied de paii un
efTeciif très réduit et entretenu avec une remarquable liconomle.
îdOyGoOf^lc
L ALLEMAGNE DEPUIS LA GOERBE. 33
prédominante qu'y occupe le règlement des intérêts matériels. On
croindt tire les statuts d'une société industrielle plutôt que le pacte
fondamental d'une fédération poli^que. On n'y dit pas un mot des
droits de l'homme; mais tout ce qui touche aux consulats, aux
douanes, aux télégraphes, aux chemins de fer, est réglé jusque
dans le dernier détail. Le parlement veillera, par exemple, à ce que
l'unité soit introduite Jusque dans les tarifs des voies ferrées, qui
devront être administrées comme un réseau unique, de façon à
faciliter le transport des hommes et des marchandises à grande
distance par la réduction des prix aux plus extrêmes limites. Ces
stipulations peuvent paraître vulgaires et indignes de figurer dans
la constitution d'une grande nation. Elles ont pourtant leur impor-
tance. 11 ne suffit pas de décréter l'unité; pour qu'elle devienne
one réalité vivante et durable, il faut que des intérêts communs
relient ensemble les diverses parties de l'Allemagne, et rien n'est
plus propre à établir un lien pareil que les communications fré-
quentes, journalières, des hommes et l'échange rapide de leurs pro-
duits. C'est l'union douanière qui a préparé l'unité politique; la
confédération allemande est sortie du Zollverein. En voyant l'Alle-
magne si occupée maintenant de soins matériels, on dirait que,
fatiguée de ses longues et brillantes spéculations métaphysiques,
elle est pressée de descendre sur la terre pour y conquérir sa place
en s' adonnant avec ardeur aux arts industriels. Qu'elle se rassure
d'ailleurs : pour y parvenir, le temps consacré aux sciences n'aura
pas été perdu.
La constitution nouvelle donnera- t-elle à l'Allemagne la sécurité
intérieure et extérieure qu'elle poursuivait avec une si fiévreuse
impatience? Elle a pourvu à la défense du territoire en mettant
sons un commandement unique toutes les forces dont elle peut dis-
poser et en se soumettant à cette dure obligation du service mili-
Udre imposé à tous. Quant aux dissensions intérieures, aux guerres
d'état à état, elles sont devenues impossibles dans le sein de la
confédération. Les souverains ont été désarmés, et toute puissance de
mal {aire sous ce rapport leur a été enlevée. Les peuples n'ont plus'
i cnûadre de guerre civile suscitée par des rivalités dynastiques :
l'exécution fédérale y mettrait bon ordre. Le danger viendra d'ail-
leurs. La constitution met en présence le président fédéral, qui est
un roi héréditaire, imbu peut-être d'idées absolutistes, et un par-
lement élu d'après le mode le plus démocratique qui se puisse con-
cevoir. Si l'on voit une lutte à mort éclater entre le président des
États-Unis et le congrès, nommés tous deux par le peuple, ne laut-
U pas redouter ici un conflit entre deux forces appartenant évidem-
ment à deux mondes différens? Les occasions peuvent manquer
Ton Lnn. — 1867. 3
i!)tizedO¥GoO<^lc
SA REVUE DES DEUX MONDES.
quelque temps, parce que les quesUoDs les plus délicates sont ré-
servées aux lëgi^tures particulières; mus il reste une matière bien
grave et qui a donné Ûeu eo Prusse à un conflit constitutionnel
gui, sans les événemens de l'an dernier, durerait encore : l'organi-
sation de l'armée et le budget de la guerre. Aussi longtemps que
l'Allemagne se croira menacée, elle sera prête à tous les sacrifices
d'hommes et d'argent nécessùres k sa défense; mais, quand par
quelque faveur céleste la paix sera assurée, elle voudra appliquer
ses ressources aux travaux de l'industrie, et alors le souverùn qui
d'un mot peut mettre en mouvement un million de baïonnettes con-
sentira-t-il à une diminution des dépenses militaires, et sa volonté
' cédera-t-elle devant celle d'une assemblée de bourgeois qui n'ont
pour armes que leur droit et leur parole?
Parmi les dispositions de la constitution allemande, il en est une
sur laquelle je voudrûs appeler l'attention, parce qu'elle peut être
de mise dans tout pays dont les institutions sont démocratiques. Le
parlement du nord ne compte que 297 députés. Aux États-Unis, les
représentans ont toujours été moins nombreux encore, et le légis-
lateur a pris soin que leur nombre n'augmentât pas aussi nte que
celui de la population. Cette mesure est fondée sur la connûssance
profonde des conditions dans lesquelles une assemblée peut le
mieux remplir sa mission. Dans une très grande réunion, un homme
.même très éminent, s'il a la voix faible, a peu de chance d'être
écouté, tandis qu'un orateur doué d'une voix sonore pourra faire
entendre jusqu'à des lieux communs creux, mms reteotissans, et
uns! la puissance des poumons l'emportera sur la force de l'esprit.
Une assemblée nombreuse a toujours les instincts de la foule. Or
la foule est soumise à des impressions communicatives, soudùoea,
magnétiques. Ce qui a^t sur elle, c'est le langage des passions,
tantêt généreuses et pures, tantdt désordonnées ou aveugles. Elle a
horreur des tempéramens, et se porte du premier coup aux extrêmes,
parce que chaque impulsion s'accélère en rûson du nombre de ceux
qui la partagent. Ce qui entraîne les masses, ce sont donc des dis-
cours pathétiques qui par de vives images remuent les &mes et
surprennent les convictions. Sur elles, le simple bon sens et la froide
raison n'exercent guère d'empire. Sans doute il est des momens où
il faut réveiller l'enthousiasme et provoquer l'héroïsme : les grandes
choses ne s'accomplissent que par des passions fortes; mus les faire
naître lorsqu'il le faut doit être l'œuvre de la presse et des réu-
nions populaires, non celle des assemblées souveraines, car si c'est
par l'enthousiasme qu'on conquiert la liberté, c'est par une vertu
plus modeste, la sagesse, qa'on la conserve et surtout qu'on la pra-
tique.
i!)tizedO¥GoO<^lc
l'alleuagne depuis la 'gdebbb. 35
En France, on a souvent cru que l'intérêt de la démocratie étut
(pe les chambres législatives fusseat nombreuses, et que celui du
despotisme était qu'elles ne le fussent point. Dans l'état le plus dé-
mocratique que nous connaissions, on s toujours été persuadé du
contraire. Si en Amérique on a donné pleine carrière à la démo-
cratie aa moment de l'élection, on a cherché à en modérer les em-
pcKlemens au moment de la délibération, et on a vodiu que les
représeotans nommés par la multitude pussent, une fois élus,
écoater la rois, du bon sens. C'est un des motifs poar lesquels
le congrès américain, quoique composé d'hommes passionnés et
malgré les scènes violentes qui le troublent, adopte ordinairement
des mesures sages, et arrive, a^ès les débats les plus orageux, à
des truisactioDS qui révèlent un véritable esprit de modération.
Que dans une assemblée de 900 membres on soulève une de ces
questions qui mettent les partis aux prises, et aussitAt l'explosion
des colères, le tonnerre des interpellations qui se croisent, empê-
chent de rien comprendre , et le système parlement^re cesse de
fonctionuer. Que la multitude règne dans les comices, soit, pourvu
qa'aa moins la raison puisse se faire entendre dans le parlement.
Est-ce an nom des minorités qu'on réclamera une assemblée nom-
hteDse7Cert{ùnement il est & désirer que toutes les opinions, même
dans les nuances extrêmes, soient repfésentées au sein des cham-
bres, afin que toutes se fassent juger au grand jour de la discua-
sioD publique, et qu'on puisse connaître les différentes idées qui
fenaenteat dans le pays; mais il est de l'intérêt des partis et de
la nation entière que chaque opinion ait pour organes ceux qui
poarroDt le mieux Texposer et le plus dignement la défendre. Les
minorités auront plus d'influence, représentées par un seul orateur
habile, que si elles l'étaient par tout un groupe d'hommes indisci-
plinés, impatiens, maladroits. Elles pourront au moins, dans une as-
semtdée peu nombreuse, exposer leurs vœux, car un député éner-
gique se fera écouter de deux cents auditeurs, même h(»tiles; mais
smt-ils neuf cents, les conversations particulières, à défaut même
cfmteTTuptions acharnées, suffiront pour réduire à l'impuissance
tont orateur importun. En résumé, la prompte expédition des af-
&ires, la nécesâté de faire triompher le langage du bon sens sur
celui des passions, la bonne police des assemblées, l'intérêt même
âes minorités et du peuple, toutes ces considérations font une loi
de Umiter le nombre des élus d'autant plus qu'on augmente le
nombre des électeurs dans tout pays qui fonde le régime parle-
mentaire sur des bases démocratiques.
[),oti.odOyGoO<^lc
HEVi;& DES DEUX MONDES.
IV.
Quels sont les partis qni se meuvent dans l'arëDe législative ou-
verte par la constitution de l'Allemagne du nord? Les partis se for-
ment d'après la situation, ils durent tant que cette situation reste
la même; vient-elle à se modifier, ils se dissolvent pour se reformer
d'après d'autres principes. C'est ce que nous avons vu se produire
avec éclat de l'autre côté du Rhin. Aussi longtemps que le roi de
Prusse contestait à la chambre son droit constitutionnel de fixer le
budget militaire, l'opposition était formidable. Après chaque disso-
lution, elle grandissait, et les partisans de M. de Bismarck étaient ré-
duits à une infime minorité. Dès que Guillaume 1" devint réellement
ce que son frère avait vainement promis d'être, c'est-à-dire <i le rot
allemand, » comnae tout te monde voulait l'unité, presque tous ses
anciens adversaires se rallièrent autour de lui. La réconciliation fut
scellée au retour de Sadowa par le vote d'un bill d'indemnité que
M. de Bismarck consentit à demander à la chambre. Aujourd'hui le
parlement du nord contient trois parUs, les progressistes, les con-
servateurs et le parti national -libéral. Le parti progressiste, qui au-
trefois embrassîût tous les membres de la chambre prussienne à l'ex-
ception de trente-cinq, est maintenant le moins nombreux. Son nom
n'exprime plus son but, car il dérive d'une situation qui n'existe
plus. Il représente l'opposition absolue, et se compose de ceux qui
ont refusé de voter la constitution fédérale, de quelques a particu-
laristes, » de républicùns et enfin de certains amis delà liberté
qui croient que M. de Bismarck, une fois l'unité fûte, supprimera
les garanties constitutionDelles pour fùre régner le despotisme mi-
litaire. Les conservateurs crùgnent au contraire qu'on ait fait à la
démocratie des concessions dangereuses sur lesquelles on ne pourra
plus revenir; mais ils sont dans la plus fausse portion, attendu
que le roi et M. de Bismarck, leurs chefs naturels, sont les auteurs
de ces bstttutioQS qu'ils condamnent, et favorisent le mouvement
qu'ils redoutent. Le parti national-libéral veut à la fois l'unité et
la liberté, qu'il considère comme inséparables, l'une devant néces-
sairement conduire à l'autre. 11 accepte la constitution fédérale,
non comme la meilleure qui se puisse concevoir, mais comme ré-
pondant aux besoins présens, et « parce que, ainsi que le disait
M. de Forckenbeck à ses électeurs, aie doit conduire à l'unité alle-
mande, et qu'une législation unitaire et libérale en matière d'éco-
nomie sociale assurera la prospérité matérielle et intellectuelle de
SO millions d'Allemands.» Ce parti, qui soutient franchement le
gouvernement, est le plus nombreux, et il tend à s'accroître. Une
i!)tizedO¥GoO<^lc
L ALLEMAGNE DETOS LA GDBIIIIE. 37
fraction des progresûstes et an autre groupe, celui des « conser-
vatears libéraux, n se sont récemment ralliés à lui. La raison en est
simple. L'Allemagne ne se croit pas assez en sécurité pour se per-
mettre la fantjùsie d'une oppoàdon sérieuse. Chaque fois qu'elle
s'imagine être menacée, la majorité ministérielle devient plus com-
pacte. L'accord est facile entre la chambre et le chancelier fédéral,
qui est H. de Bismarck, car tous deux sentent qu'ils ont besoin l'un
^e l'autre. Le seul point sur lequel il semble y avoir une légère
dissidence, c'est au sujet de l'Allemagne du sud, que l'assemblée
parait plus pressée de recevoir dans le sein de la confédération que
ne le voudrait le ministre; mus il ne s'agit tout au plus que d'une
onance. Pour le reste, l'entente paraît parfaite. Le gouvernement
ne propose rien que l'assemblée ne le vote, et l'assemblée n'in-
troduit aucun amendement que le gouvernement ne l'accepte. La
besogne s'expédie aiosâ. avec une rapidité merveilleuse, et chaque
jour quelqu'une de ces lois d'aCTùres, très utiles et très bien accueil-
lies d'ailleurs, que le roi amionçait dans son discours d'ouverture
est sanctionnée par le parlement. Cet accord entre les deux pou-
voirs s'explique : ils ont les mêmes inquiétudes, les mêmes ambi-
tions, les mêmes désirs. Un vaisseau navigue-t-il au milieu des
Técifs, l'équipage est toujours prêt à obéir au pilote. Gouverner de-
vient facile quand une même passion, le sentiment national, s'est
emparée de toutes les âmes et règne dans les palus avec autant de
force que dans les chaumières; mais on peut se demander si, la
crise passée, l'Allemagne gardera ses libertés actuelles et jouira en
paix d'un véritable gouvernement constitutionnel.
ic péril qiû menace les institutions libres réside dans l'infatua-
tioo d'absolutisme militaire des souverains et de la noblesse (1). Le
roi de Prusse actuel ne se décidera probablement jamms à se cour-
ber pour un point essentiel devant la volonté d'une assemblée.
Qn'one majorité parlementaire l'emporte sur la prérogative royale,
c'est ce qu'il ne peut même comprendre. Ce qu'il veut au fond, lui
et tout le parti féodal, c'est le gouvernement personnel déguisé sous
(IJ Va loir, me promeDant b Berlin mqb 1m Undea , il y ft plasienra RDDâea d^t,
n»cna représentant conTÙnca et éloquent du idées Téodale», oovu diMutioni la que*-
iJon da libertés modernes. ■ Émnlez, me diaait-il, le régime conslituUonnel n'est qu'une
■noiition qui mène à la république et par suite au socialisme. Comme je ne Teui pu
des conséquences. Je prétends qu'il faut s'opposer aui prémisses, princifiii obtUi. Le
peuple e*t un animal dangereni qu'il ftot museler, et la bourgeoisie, qui elle-même a
l>eHin d'an tr^n, n'est pas de force fc le faire. Regardes, t^outa-l-il an moment oik
■Mil passions sous la statue de BlQcber, voyei-TOus le grand sabre sur lequel s'appuie
M TéritaJile béros prussien, toili la seule constitution qui convienae aux nations mo-
dSTses. • Les idées du parti consemtenr prussieD soot celles de Joseph de Haistre
snc la teinte da piéUsme protestant et du militarisme borusslanisle.
îdoyGoo<îlc
38 KETDE DES DEUX MONDES.
des formes coostitutioaneUes; il admet un parlement, mais il abhorre
le régime parlemeotaire; il consent bien à soufTrir des députés à
ses cdtés, dans un salon de son palais, mais à la condition qu'ils se
conduisent comme des hfttes polis qui ne se permettent pas de con-
tredire trop ouvertement le souverun magnanime qui daigne les re-
cevoir et demander leur avis. Si la constitution prussienne n'a pas
été balayée par un coup d'état, c'est uniquement parce que le roi
avait juré de la respecter et qu'il a conservé cette idée un peu vieillie
qu'un serment lie celui qui le prête. Il a pour la couronne qu'il
porte une sorte de culte religieux. Il s'imagine que la Prusse n'a
grandi que par une protection spéciale de la Providence, et que
Dieu lui réserve une grande mission dans ce monde. De là à croire
que les souvendns prussiens jouissent d'une inspiration divine par-
ticulière, il n'y a qu'un pas, et une certaine exaltation piétiste le
fait aisément franchir. Ils jouiraient donc dans l'ordre temporel du
même privilège que réclame la papauté dans l'ordre spirituel, et en
marchant à l'unité allemuide ils ne seraient que les ministres des
desseins providentiels. Les rois de Prusse, il faut l'avouer, prennent
leur râle très au sérieux. Se souvenant du mot de Frédéric II, ils se
conduisent comme les premiers serviteurs de l'état. L'exercice du
pouvoir n'est point pour eux une occasion de plaisir, c'est l'accom-
plissement d'un devoir, et dans un pays de bureaucratie laborieuse
on peut fûre d'eux cet éloge, qu'ils sont le modèle des fonction-
niûres; mais plus ils tiennent à s'acquitter consciencieusement de
leur charge, moins ils sont disposés à s'incliner devant la volonté
d'un parlement. Tanr qu'un souverain se croira favorisé par une
inspiration d'en haut, le régime constitutionnel ne sera point défi-
nitivement fondé, pas plus à Berlin qu'à Rome.
Ces chimères toutefois ne peuvent durer. Le droit divin est une
idée tellement surannée qu'elle parait ridicule, et celui qui y croit
fait l'effet d'un homme qui, avec le costume de notre temps, aurait
coiffé le heaume de don Quichotte. La critique, qui ose ébranler des
mystères dont l'origine se perd dans la nuit des siècles et qu'en-
toure une vénération puisant sa source dans un sentiment inné, ne
respectera pas une doctrme dont l'expérience de chaque jour dé-
montre l'absurdité. Gomment le culte superstitieux du pouvoir ab-
solu pourrait-il vivre & une épojjue où les rois eux-mêmes, déra-
cinant de tous côtés les vieilles souches dynastiques, font pleuvoir
les couronnes à terre, comme tes feuilles qu'enlèvent les tempêtes
de l'automne? Le gouvernement personnel cessera inffûlliblement,
car il ne s'accorde pas avec les conditions économiques des so-
détés modernes. II fait plus qu'offenser le droit, il alarme les in-
térêts. Les nations agricoles d'autrefois pouvaient sub^ster même
i!)tizedO¥GoO<^lc
L'ALLEMAGNE DEPUIS LA 6DEBBE. 39
9003 des soDverâns absolus et belliqueux, parce que la guerre ne
ravageait alors que les cautons où elle sévissait. Les nations indus-
trielles d'aujourd'hui ont avant tout besoin de sécurité, parce que
saos elle les entreprises s'arrêtent, ce qui amène la misère des tra^
vullears et la détresse des capitalistes. Cette idée qu'il peut dé-
pendre du caprice d'un seul homme de précipiter les peuples mal-
gré eux dans des luttes qu'ils puent de leur sang et de leurs
richesses était naturelle jadis : elle est devenue intolérable mùn-
tenaot. Le triomphe du régime parlementure est infiûllibie, car
m peuple éclfùré et riche oe supportera jam^ longtemps qu'on
dispose de ses destinées sans son assentiment. La nation doit unir
par l'emporter, parce qu'elle dure et que sa volonté agit toujours
daos le même sens, tandis que ses adversaires se succèdent, meu-
rent ou se'faUguent. L'homme qui prétend soutenir un mur qui
penche ne peut manquer d'être un jour écrasé sous sa chute; s'il
fùUitou s'endort un seul instant, il est perdu: La prétention de
fonder le -despotisme a toujours abouti à la défaite de la royauté
qui visait à devenir absolue. En Angleterre, elle a coUté la vie à
Charles I*' et le trdne à Jacques II j en France, elle a coûté la couronne
i deux dyoasUes. H. de Bismarck disait à la lin d'un de ses discours
(23 janvier 1863) : u La royauté prussienne n'a pas rempli toute
sa mission. Elle n'est paâ encore prête à devenir tout simplement
la corniche qui orne l'édifice constitutionnel ou le rouage inerte
que Je mécanisme parlement^e fût tourner à sa guise. » 11 se
pent que le moment ne soit pas venu, mais il viendra, parce que
l'Allemagne est mûre pour se gouverner elle-même.
Déjà nuÛDtenant la Prusse même, malgré sa mauvaise réputa-
tion sons ce rapport, n'a rien à envier en fût de liberté à bien des
pays qui l'ont jadis précédée de loin dans la carrière. La plupart des
articles qui garantissent les droits du citoyen prussien sont em-
pruntés aux constitutions françaises de la révolution et traduits
presque mot pour mot. Tous les Prussiens sont égaux devant la toi
et admissibles k tous les emplois. Tous les privilèges sont abolis.
1a liberté personnelle est garantie. Le domicile et le secret des
lettres sont inviolables. Nul ne peut être soustrait & son juge légal.
La liberté des cultes et des associations religieuses est reconnue.
U srience et renseignement sont libres. Quiconque possède la ca-
pacité et la moralité requises peut enseigner et fonder des établis-
semens d'instruction. Chacun a le droit d'exprimer librement ses
opinions par la voie de la parole, de l'écriture, de la presse ou de
l'art. La censure ne peut être rétablie, et les délits commis dans
l'exercice de ces libellés sont sotuois aiu tribunaux et à la législa-
tion ordinaires. Tous les Prusâens ont le droit de s'associer- et de
i!)tizedO¥GoO<^lc
ho BEVUE DES DEUX MONDES.
se réunir, saos autorisation préalable, dans des Ueiu fermés. Les
réuDÎODs en plein air doiveot être autorisées, mais oe peuvent être
interdites que quand elles menacent l'ordre public. Les chambres'
votent le budget et jouissent du droit de prékenter les lois, de les
amender et même de modiGer la constitution après deux votes iden-
tiques émis par une majorité ordinaire à vingt et un jours d'in-
tervalle. Ainsi liberté des cultes, d'association, de réunion, de la
presse, de l'enseignement, voilà certes le groupe des libertés né-
cessaires assez complet. A la vérité, on peut dire que la Prusse a
été trop gouvernée, mais elle l'a été bien : ce qui est plus dur, c'est
de l'être à la fois trop et mal. La nation doit désirer surtout que le
gouvernement n'ess^e pas de gêner l'exercice de ses droits par de
pitoyables chicanes, comme il l'a fait durant ces cinq dernières an-
Dées,(l). Que la royauté s'en souvienne, la nation saura défendre ses
Ubertés; elle l'a montré dans ce mémorable conflit où la chambre,
semblable aux fameux parlementaires anglais du temps de Charles I",
a résisté sans fléchir pendant cinq sessions à l'arbitraire, et où les
électeurs, malgré toutes les influences du pouvoir, renvoyaient
après chaque dissolution une majorité libérale plus compacte, plus
inébranlable. La Hesse, dans sa lutte contre Hassenpflug, a déployé
une fermeté plus méritoire encore, car on a vu des fonctionoiûres,
des ofliciers en nombre considérable, renoncer à leur carrière plutôt
que d'obéir aux ordres illégaux d'un ministre détesté. Quand ua
peuple est capable de soutenir la résistance légale avec cette téna-
cité froide et invincible, il triomphe de toutes les tentatives abso-
lutistes; il sera libre, car il est digne et capable de pratiquer la
liberté.
Il reste une dernière question à examiner. Les états de l'Alle-
magne méridionale entreront-ils dans la confédération, ou, comme
on dit plus souvent, la Prusse franchira-t-cUe le Mein î On exagère,
semble-t-îl, la gravité de ce point quand on veut en faire dépendre
la paix ou la guerre. Le Hein ét^ùt franchi avant le traité de Pr^ue,
car dès le 26 août 1866, en vue de repousser l'intervention étran-
(t) Uoe réforme esseatielle, preMante, est celle de la chtmbre btate, organiaée spé-
cMemeot eu vue de permettre *ui bobereaax de teolr en échec le* upiraUoaï libé-
relei. Au milieu de rAlteniBgiie recourelée, cette pitoyable coatrefaçon d'une chambre
dea lorda, pour être an anachronltroe ridicule, n'en peut pas iiioîdb derenir daogereose
fc un certain moment. Plui royaliste que le toi, elle compromettrait la dynastie par on*
KTeugle obstinatioD k défendre tons les ancien* abtu.
■iptizedOyGoO<^lc
L'ALLEMAGNE DEPUIS LA GDERBE. hl
gère qa'oD appréhendait eu ce moment, la Bavière, le Wurtemberg
«t Bade concluaient avec la Prusse des conventions, nécessairement
tenues secrètes alors, qui plaçaient toutes leurs armées sous le com-
mandement direct du roi Guillaume. A partir de ce jour, l'union
militaire était faite, et c'est la seule qui puisse inquiéter les puis-
sances voisines. Le 8 juillet dernier, un autre traité a été signé,
qui établit l'unité économique. Le Zollverein est reconstitué sur la
base d'un parlement unitaire où se rassembleront les représentans
ie toute l'Allemagne, de façon qu'une décision prise par la majorité
base loi, et qu'il ne puisse plus dépendre du vélo d'un seul état
de rompre une union indispensable aux progrès matériels de toius.
C'est sans doute en vue de ces conventions que l'article iv du traité
de Prague portait que u le lien national à établir entre les états du
sud et la confédération du nord serait réglé par une entente ulté-
rieure entre les deux parties. » La séparation absolue du nord et
du sud en deux tronçons n'a donc jamais existé, et n'a pu être ad-
mise par quiconque s'est donné la peine de lire le texte du traité
de Prague. Un « lien national i> sera établi entre le nord et le sud;
une alliance offensive et défenûve est conclue entre eux; le système
miUtùre prussien sera introduit dans le midi, et en cas de guerre
ses contingens se confondront avec l'armée prussienne; un parle-
ment douanier unitaire siégera à Berlin; des conventions au sujet
des monnaies, des lois civiles et commerciales, ne tarderont pas à
établir l'uniformité complète. En présence de ces faits, quelle im-
portance conserve encore la prétendue barrière du Mein, et quel
intérêt l'étranger peut-il avoir à ce que cette uniformité s'établisse
par des conventions plutôt que par des lois votées dans une diète
commnne?
Quoi qu'il en soit, le nord et le sud finiront par se ressouder
complètement, nul ne se fait illusion à cet égard. C'est le vœu de
l'immense majorité de la population des deux côtés du Hein.
L'adresse de la chambre des députés de Bade exprimait récemment
ce sentiment de la façon la plus nette. « La nation allemande, di-
sait ce document, ne retrouvera son calme et sa paix à l'intérieur
qa'après avoir trouvé la ^rme déHnitive suivant laquelle il sera
possible d'organiser plus complètement le lien national nécessaire
eotre la confédération du nord et les états du sud, de fournir ainsi
à l'Allemagne des conditions de vie et de bien-être; de même l'Eu-
fope n'arrivera au plein sentiment d'une paix assurée que lorsque
la réorganisation de l'Allemagne sera accomplie en-deçà comme
au-delà du Mein, car l'unité allemande signifie la garantie du droit
naturel, le respect de la liberté des peuples, te progrès pacifique
de la civilisation et le réfrènement nécessaire de la politique de con-
:vGoo<^lc
a2 BETUE DES DEUX MONDES.
quête. » Il est très clair que le mouvement unitaire, aujourd'hui
plus impétueux qae jamais, ne s'arrêtera pas devant une frontière ,
qui semble avoir été tracée seulement pour arrêter l'ambition con-
quérante de la Prusse, et non pour empêcher le sud de suivre son
impulsion spontanée. Il est intéressant de connaître quels sont les
adversaires de l'unification complète. Ce sont précisément tous les
partis extrêmes. Au nord, le parti féodal, dont la Gazelle de la Croix
est l'organe, craint une union intime avec le sud, parce que le génie
prussien, le Preussenthum, c'est-à-dire l'esprit d'ordre, de subor-
dination, de respect pour la royauté et la religion, se perdrait dans
les masses méridionales, animées de tendances démocratiques ou
ultramontaines. Le roi Guillaume semble être partagé entre des
appréhensions du même genre et le désir, comme le disait récem-
ment son fils au vingt -cinquième anniversaire de la reprise des tra-
vaux de la cathédrale de Cologne, « de poser la dernière pierre de
l'édifice auquel on travaille depuis si longtemps. » Guillaume I"' doit
être dans la situation de Victor-Emmanuel, qui, lui non plus, n'a
pu voir sans regret son honnête et dur petit Piémont se noyer daJis
la grande et molle Italie. Quant à M. de Bismarck, il n'est nulle-
ment impatient de hâter cette réunion de tous les peuples alle-
mands, du moins il le dit (1), et on peut le croire, car il est certain
que le parti libéral recevrait du sud un si puissant renfort, que
toute tendance absolutiste viendrait se briser contre une majorité
énorme et compacte. Seulement le chancelier fédéral ne peut, sous
peine de compromettre son prestige et son influence, manifester
cette cnùnte, ni même montrer la moindre hésitation à recevoir le
(1) Un Joamal aDglais, le Daili/ Teligrapk, publiait récemment le récit d'une cuiiense
MDvermtioD entre son correipontluit et H. de Bismarck. • Je crms h la pui, disait ce-
luWci, puce qne Jamais la Prasse n'attaquera la Fruce, et que la France, de mq cbti,
comprendra que l'unité aUemsDde, rnSme tout à fait complétée, ne peut inquiéter ni
son orgaeil national, ni » position continentale. Notre attitude est toute passire; nous
ae menaçons, cous ne contraignons, nous n'induençona même personne. Si le sud gra*
vite vers nous, croyez-le bien, c'est par un mouvement naturel, et que nous n'avons
provoqué par aucune manteavre. Noos ne repousserons point nos frères, s'ils arri-
vent vers nous les bras ouverts, mais nous ne demandons rien; noua pouvods rester
dans l'état actuel dii et vingt ans, si l'Allemagne veut nous Isisser tranquilles. Noos
avons arrêté tant que nous avons pu le mouvement d'agglomération. Nous souhaitons
la prospérité de l'Autrictie. Je ne crois pas, nul homme raisonnable ne croira k l'eiis-
tence d'une alliance ftanco-autrichlenne suscitée contre nous par l'empereur Napoléon,
ainsi que le prétendent les malintentionnés. L'Autriche ne peut pas fure la guerre à
l'AUemagae, car c'est l'élément allemand qui forme le ciment qui tient encore réunies
les parties de ce gigantesque édifice. » Il peut paraître naif d'attacher quelque impor-
tance & ce que dit un homme d'état; cependant tous ceux qui ont approché H. de Bia-
marck vantent sa franchise aisée et humoristique. Le mérite, il est vrai, n'en estpaa
grand, car le chancelier fédéral a ce bonheur de n'avoir rien k craindre de la vérité
^11 Sût connaître.
i!)tizedO¥GoO<^lc
l'allema&he depuis ia gdekke. as
sud au sein de la coDféâéra^on dans le cas où il voudrait imanime-
ment y entrer.
Au sud, les adversaires de la confédération du nord sont d'abord
les démocrates républicains, assez nombreux dans le Wurtemberg, et
les nltramoDtains extrêmes de la Bavière. Les démocrates veulent
une unité FédéraUve comme en Suisse, mais ils détestent la Prusse
parce qu'elle représente le militarisme et l'absolutisme, lis s'ap-
puient sur l'impopularité du Prussien, qui en elTet est souvent ro-
gue et nûde, et sur la répugnance des populations à subir le ser-
vice miliuûre universel et de nouveaux impdts. Les ultramontains
extrêmes sont opposés ii la Prusse parce qu'elle est protestante et
qu'elle a vaincu l'Autriche, qui était toute dévouée à l'église; mais,
dioae curieuse, un grand nombre de catholiques inclinent an
contraire vers la Prusse et demandent l'union immédiate du nord
et du sud. Tout en regrettant amèrement l'exclusion de l'Autriche,
ils se prononcent pour la Prusse, où le gouvernement s'appuie sur
le principe d'autorité et ne gène l'inQuence catholique ni dans les
écoles ni dans la sodété, ce qui n'est pas toujours le cas dans les
états du sud (1). Le jour où H. de Beust touchera au concordat, les
oltramontains en seront réduits à se tourner vers la monarchie pro-
testante de Frédéric II.
A part les dissidences que nous venons d'indiquer, l'immense
majorité dans le sud veut l'union avec le nord. M. Vambuhler, mi-
nistre dn Wurtemberg, en soumettant,& la chambre la convention
militaire avec la Prusse, indiquait récemment la rùson de cet entraî-
nement. La fédération du sud, disait-il, nul n'y songe, personne ne
la croyant pos^le. Les états méridionaux ne peuvent cependant
rester isolés. Sur qui donc s'appuyer? Sur l'Autriche? Qui oserûtle
proposer sérieusement? Reste donc la confédération du nord, dont il
faut accepter l'alliance, si l'on ne veut pas trahir la patrie allemande.
Ce sentiment est si puissant que la chambre badoise vient de voter
A l'oDanimité moins une voix le service militaire obligatoire pour
tons, cet impdt du sang le plus dur de tous. Rien ne fait mieux
il) L'értqoe de H¥ce, U. von Ketteler, rient de Taire pkntire un litre iolitnlé:
YMUmagit» après la guarre dt 1S66 (DnUichiand naeh dam Kriage «n» 1866), qoi a
produit une graode aenutioD d*ns le monde utliolique en Allemagne, et qoi déve-
loppe CCI i(Mea. La «ittution d'un prélat ulmunontaiD défendant dans cet écrit même
Il doctrine da Syllalmt, et d'aatra part réclamant Tanion immédiate STec la Prosae,
est uaorément Tort étrange au premier aboad. Elle e«t pourtant logique au Tond. Les
diiDM du parti féodal pruaùen n'aTalent-ellet pas TOlé un txiuclier d'argent k la reine
de NapleaT Toute la colère du vénérable évAque en dirigée contre l'empereur des Fran-
faii, parce qu'il s déchaîné, dit-il, ta réTolution contre Rome en Italie et contre l'Ao-
iriclie en Allanugoe. Lni moI eu canw des «iccis de la Hnine et de la Journée d*
[),oti.odOyGoO<^lc
hi BEVUE DES DEUX MONDES.
comprendre l'intensité du sentiment national. — Les hommes d'aS-
faires et les industriels désirent l'union économique avec le nord,
parce que les débouchés du Zollverein leur sont indispensables,
et qu'ils espèrent prendre part au remarquable développement de
l'industrie en Prusse pendant ces dernières années (1). Tout fait
donc croire que tdt ou tard les deux tronçons se réuniront en une
seule confédération, comme cela a été depuis mille ans. Les Alle-
mands soutiennent que le traité de Prague n'y fût pas obstacle. Le
but de ce traité, disent-ils, est de garanUr aux états du sud une
existence nationale et de leur permettre de constituer une fédéra-
tion indépendante; mais s'ils n'en veulent point et s'ils désirent pro-
fiter de leur indépendance pour s'unir librement à leurs frères du
nord, qui peut le leur interdire? On a voulu brider les convoidses
prussiennes, non priver le sud de sa liberté d'action (2),
Quel e«t l'intérêt de la France dans cette question? M. Forcade l'a
parfûtement défini quand il a dit : n L'unité allemande avec le des-
potisme pourrait être un danger; sous un gouvernement libre, elle
n'a rien qui doive alarmer, n Or il est presque certain que la fu^n
du nord et du sud aurût pour eflet d'assurer le triomphe définitif
de la liberté. Aujourd'hui malheureusement l'Allemagne n'a qu'une
pensée, coucentrer ses forces pour défendre son territoire. Inquiète,
elle regarde sans cesse k l'horizon pour voir si les « pantalons
rouges 1) n'ont pas franchi te Rhin. La France, se dit-elle, est un
pays mCkr pour la liberté e^ avide de la posséder. Le seul moyen de
(1) A l'eipiMiiioD uoiTeraelle de cette innée, U-Ptuim irait eu l'idée ingénieuH de
ynoDtrer d'une niiniére «eaiible les progréi de qaelques-unes de set iaduatries. Des
cubes superproés ea cuivre doré représentaient la quantité d'or par que valaient les
produit» des mines de métioi & dinéreuies époques. Le progrès est remarquable. La va-
leur annuelle moyenne était de 35,900,000 tr. dans la période décennale ISÏS-ISU, de
46,700,000 dans celle de I815-IS55, de l!3,6O0,O0O dans celle de 1855-lSSt, enBn de
180,7t>0,000 dans l'année 1S65. Pour les osines traïdllaut lea mêtiui, li' progressioa
est aussi très Trappaute. La valeur de leurs produits montait en 1S39 h 4S millions, en
iSâl elle atteint 100 millions, et en 1805 300 millions. L'iccroissement est constant:
il est d'abord de 15 millions, pais do 30 millions par an.
;ï) Voj'ei entre autres les écrits suivons des auteurs les plus considérables ; Die Neu-
geU<Utuag mm DtulscUand (1807), par H. Bluntchli, conseiller eu H'urtembergi Par
AascUuit Suddeulschland an den norddruttchen Bund (IS67]; Die Verfasturtg dei nord-
deut^clun Bund und die tourtembergiiche Freiheit (1S67), par R. ROmer, repréaentaot.
Voici d'ailleurs le teite de l'article iv du traité de Prague : « Sa majesté l'empereur d'Au-
triciie reconnaît la dissolution de l'ancienne confédération. germanique et donne son
assontiment à une nouvelle organisation de l'Allemagne sana la participation de l'état
impérial autrichien. Sa majesté promet également de reconnaître les rapports étroits d«
fédération que sa majesté le roi de Prusse établira au nord de la ligne du Hein, et de
consentir k ce que les états allemands situés au sud de cette ligne forment uoe union
dont le tien national avec la confédération du nord demeure réservé i. une entente nl-
téricuri', cl ccitc union aiira urc cvlslcncc intcruiLi anale indt'penilonte. •
i!)tizedO¥GoO<^lc
l'allbhagne defdis la guebrb. â5
la lui refuser plus loogtempa est de l'eniTrer de gloire militaire.
Les Allemwds soot dODc poursuivis de la crainte, combattue si à
propos par l'empereur Napoléon dans un de ses récens discours,
que le gouTernement français ne soit obligé « de chercher à l'exté-
rieur une diversion aux embarras intérieurs. » C'est pourquoi ils ne
refusent rien à leur chancelier fédéral, et se précipitent sous l'hégé-
mooie prussienne avec une impatience fébrile que M. de Bismarck
peut à peine réprimer; mais le jour où la France aurait reconquis le
régime dont elle est digne, la situation changerait complètement en
AUemagns. C'en serait fait des chimères du droit divin borussia-
niste. Devant les élémens libéraux que le sud enverrait au parle-
meot, le gouvernement personnel devrait céder, ou il périrait. Il
périndt, parce que, du moment qu'il serait démontré que la monar-
chie allemande est incompatible avec la liberté, les idées républi-
caines, qui ont de, fortes racines dans le génie individualiste de la
nation, y feraient de nombreux prosélytes. Comme le fait remar-
quer l'évéque de Mayence dans l'ouvrage que nous citions tantôt,
le roi de Prusse, en détrônant des souverûns comme on renvoie des
préfets, a fortement ébranlé le principe monarchique. Quand un
prince s'annexe brusquement de nouveaux états, U ne peut s'y sou-
tenir que par la popularité, tes appuis naturels que créent d' anti-
ques relations avec le peuple lui faisant défaut. Les Hobenzollem
ODt chez eux une assiette solide : ils ont créé la Prusse, ils l'ont
presque constamment bien gouvernée, ils sont identifiés avec ses
jours de gloire et de revers; les souvenirs historiques relient inti-
mement le peuple et la dynastie. II n'en est pas de même dans les
pays annexés ou confédérés : ils n'y apparaîtront longtemps encore
que comme une nécessité qu'on subit ou comme une sauve-garde
qu'on invoque. Quand l'Allemagne se sera unifiée tout entière, ils
ne se maintiendront à sa tête qu'en gouvernant conformément au
vœu national. L'adjonction du sud serait donc très probablement
une garantie pour la liberté et une sûre barrière contre le retour
du despotisme.
Qu'on le remarque bien, ce n'est point par la guerre qu'on par-
Tiendrait à s'opposer à l'achèvement de l'unité allemande. Jadis on
pouvait arrêter les armes à la main un souverain qui prétendait
agrandir ses états par la conquête. Vaincu, il se lassait, et son fila
tournait ailleurs ses visées; à un ministre intelligent succédait un
ministre incapable. C'est wnsi que s'est conservé jusqu'à notre épo-
que l'équilibre européen. Depuis que le sentiment national s'est
éveillé, la situation est toute différente : nulle force humaine ne peut
en venir à bout. II s'enflamme par les défaites et s'irrite par les ob-
stacles. 11 passe des pères aux enfaus, et pourl'étoufler il faut anéantir
i!)tizedO¥GoO<^lc
a6 BEVUE DES DECX MONDES.
la race elle-mâme qui l'entretient dans son cœur. Voyez l'Italie et la
Pologne, l'Italie qui renaît après mille ans de servage et la Pologne
que rien n'apûse et que rien ne lasse. Après vingt victoires, vous
iriez dicter la pabt à Kœoigsberg, vous occuperiez pendant dix ans
l'Allemague morcelée et saignée à blanc; c'est dans ce dernier
degré d'humiliation et de misère que, comme en 1811, le patrio-
tisme se retremperait pour se redresser un jour contre le tout-
puissant vainqueur. La faute du gouvernement français a été
d'inquiéter le sentiment national allemand par des ingérences ma-
ladroites, des revendications intempestives de territoires et des vi-
sites impériales destinées, dit-on, à raffermir la pfdx, mais qui ont
eu le tort de faire craindre la guerre. C'est ainsi qu'on accélère le
mouvement unitaire, qu'on jette le sud dans les bras de la Prusse,
malgré elle peut-être, et qu'on décourage l'oppo^tion libérale, qui
ne peut rien refuser au pouvoir sans s'entendre reprocher qu'elle
trahit la patrie.
Un autre inconvénient de cette politique à la fois hésitante et
sourdement agressive, c'est qu'elle, rejette l'Allemagne vers la
Russie, et qu'elle mine l'Autriche , à qui on veut du bien, en faisant
naître les conditions qui favorisent les progrès du panslavisme. On
a prétendu qu'à Salzbonrg on avait exhibé la copie du traité secret
conclu entre la Prusse et la Russie. C'est probablement une fable,
car point n'est besoin ici d'un de ces traités que chacun interprète
ou viole au gré de ses convenances. En notre siècle, ces chiffons de
papier n'ont nulle importance. Les fortes alliances résultent non de
combinaisons arbitrùres tramées dans le mystère des cabinets par
des ministres ou des princes, mais de l'identité des intérêts. Tant
que la Prusse se sentira menacée du c6té de l'ouest, elle se tour-
nera vers l'est; inquiétée par la France et par l'Autriche, elle de-
mandera secours à la Russie et soutiendra l'agitation slave. Sup-
posez au contraire la France libre tendant à l'Allemagne une main
sympathique, ta situation change à l'instant. Le mouvement libéral
prend le pas sur le mouvement unitaire. La frontière n'étant plus
en péril, les Allemands, au lieu de dire : L'unité d'abord, la liberté
ensuite, diront : La liberté avant tout, l'unité plus tard. L'absolu-
tisme militaire perdrût toute raison d'être du moment qu'au bout
de chaque argument il ne pourrait plus fûre luire une baïonnette
ennemie. La première préoccupation de l'Allemagne serait alors
d'arrêter les envahissemens du panslavisme*. Les intérêts de la
Prusse et de l'Autriche redeviendraient identiques, et elles s'en-
tendraient sous les auspices de la France, car elles ont besoin l'une
de l'autre. La situation changée, les alliances se modifierfdent. Le
panslavisme n'est pour la France qu'un cauchemar lointûn, car ja-
i!)tizedO¥GoO<^lc
L ALLEMAGNE DEPUIS LA GDBRBE. A?
mus U ne loi réclamera ud pouce de terre. Pour l'Allemagne, c'est
on grave péril, car les Slaves s'avancent jusqu'au cœur de ses pro-
vinces, et Trieste est ^tué en pays slave. On croit sauver l'Autriche
en menaçant la Prusse, et on fait surgir itl'intérieur de l'empire son
jAm dangereux ennemi.
L'Alleniagoe, même unie, si elle est libre, et elle le sera inévita-
blement, ne peut être un danger pour la France, car les deux pays
ont les mêmes intérêts, les mêmes besoins, les mêmes aspirations.
L'unité allemande n'est-elle pas d'ailleurs l'œuvre de la France?
Frédéric II, élevé par des réfugiés de l'édit de Nantes et formé par
V(Jtaire, n'a été qu'un FrançMS sur le trône de Prusse. La révo-
lution française, en substituant le droit des peuples au droit des
dynasties, a donné naissance au sentiment national allemand, les
guerres de l'empire en ont amené l'explosion, les révolutions de
1S30 et de 18t8 lui ont imprimé un élan nouveau et décî^, et
enfin, sous nos yeux, la proclamation du principe des nationalités,
l'affrancbissement de l'Italie, la neutralité bienveillante du goa-
vemement françûs, ont h&té .l'accomplissement de ce qui étut in-
évitable. Faut-il le regretter, et la France doit-elle saper l'édifice
qu'elle a contribué à élever? Il est probablement trop tard pour le
tenter : contre les faits naturels, résultant de la logique de l'iiis-
tMre, il est difficile de lutter, D'ailleurs le danger n'est pas dans une
Allemagne fondée sur le droit national et sur la liberté; il réù-
dùtdans la constitution possible du grand empire germanico-slave
avec ses 70 miUions de sujets, les encbalnant malgré eux sous un
même joog, opprimant les différentes races les unes par les autres,
les Hongrois par les Allemands et les Slaves par les Hongrois, s'ap-
puyant sur l'ultramontanisme par des concordats, — nécessairement
despotique, parce que le despotisme seul peut mùntenir ensemble
des peuples que la liberté rendrait h. leurs aspirations nationales,
fatalement boslile à l'Italie, à la France surtout, non à ses intérêts
passagers- de dynastie ou d'ambition, mais à ses institutions, à ses
principes, à son génie même, parce qu'elle est malgré tout, elle
qui a fait la révolution de 1789, le représentant des idées d'affran-
chissement et de justice. Yoilà le péril historique, traditionnel, que
l'ancienne monarchie a toujours combattu, que le gouvernement
actuel a conjuré en 1851, en lS5d, en 1863, et qui ne s'est défini-
tivement éviunoni qu'à la journée de Kœnigsgrstz.
Emile db Latblbte.
i!)tizedO¥GoO<^lc
CADIO
HUITIÈME PARTIE.
JUILLET I79S.
(Aa bourg deCarnac, dans une auberge rustique. — Une benre du maliD.)
SCÈNE PREMIÈRE.
HEBEC, JAVOTTE, diu ou ••n> itnl me porte donne iur Ié eolilse. l-eotre idt ans chtulat ■
JATOTTE.
Ah I VOUS voilà, ça n'est pas malheureux !
BEBEC.
Mauvaise nuit, Javotte! un temps mirifique, un clair de lune
désespéranti Tu ne t'es donc pas couchée?
JAVOTTE.
Non, j'ai sommeillé là sur une chaise. J'ét^a inquiète de vous.
Vous vous ferez prendre avec vos manigances !
HEBEC.
Ab dame I il faut se bâter; il faut être en mesure de plier bagage
encore une fois. Il ne se passera peut-être pas trois jours avant que
le pays ne sût à feu et à sang.
JITOTTE.
Moi, je trouve qu'il y est déjàl Toutes ces bandes de chouans qui
battent la campagne font des horreurs, et il en arrive des quatre
Coins du ciel. Et tous ces émigrés qui arpentent la plage comme deà
cormorans! Et ces vùsseaux anglais dans la radet si ça ne fait pas
mal au cœur de voir des choses pareilles! Pas possible que les ré-
publicains, qui sont partis sans rien dire, ne leviennent pas un de
ces matins nous délivrer I
i!)tizedO¥GoO<^lc
GUERBB D£ VENDÉE. AO
Tûs-toî, Javotte, tais-toi ! ne te mêle pas de politique, ma HUe !
Uen de plus pernicieux que d'avoir une opinion I
JAVOTTB.
Ohl ma foi, tant pisi Je suis patriote, moi, et vous ne me blan-
chirei point.
De la prudence, te dis-je, de la prudence! Songe donc que je
t'ù tirée jusqu'à présent des plus grands dangers I Ahl certes on
voudrait bien pouvoir dilater son âme dans le sentiment du plus
pnrpatrioUsme; mais quand il y va de notre existence et de notre
argent, il faut avoir le courage de se taire et l'héroïsme de se ca-
cher. Ah ^1 dis-moi, est-il venu du monde, ce soir, pendant ma
tournée?
JIVOTTE.
Quelques paysans royalistes des environs sont encore venus de-
mander des baiiits et des armes.
HEBEC.
Tu n'as rioa délivré, j'espëreî
JAVOTTE.
Non, ils n'avfùent point de bons pour toucher. J'ai dit que nous
n'avions plus rien.
EtEBEC.
Ta n'as gnëre menti. La nuit procbùne j'emporterai ce qui nous
reste, et quand on se battra, nous pourrons l&cber l'^iuberge.
JATOITE.
Et» on y met le feu 7
BEBEC.
He crtHS-ttt assez béte pour l'avoir payée?
JAVOTTE,
Étes-vons sûr que votre dépôt ne sera pas déniché T
HEBEG.
Parle plus bas. J'ai avisé à tout. 11 ne faut pas mettre tous les
œn&dansle même panier! J'ai des cartouches et des souliers dans
on souterrain, un ancien tombeau sous la colline Saint-Michel, &
deni pas d'ici... l'ai des balles et de l' eau-de-vie dans trois vil-
lages de la côte, l'ai du riz et des gibernes dans les ruines du cou-
ytaul'ai...
JAVOITB.
Et si les bleus trouvent tout ça, ils vous fumeront comme acca-
pareur ou comme vendu aux Anglaisl
REBBC.
Lusse-moi donc tranquille I je suis plus fin qu'eux! Je les con-
duirai moi-même à une de mes caches, ça me mettra à l'abri du
soupçon pour les autres.
ton Lxui, — IbOI. 4
i!)tizedO¥GoO<^lc
60 RETDE DES DEUX MONDES.
JATOTTE.
En attendant, c'est un vol que vous faites aux royalistes !
BEBBC.
Ohl ma mie Javotte, dans des temps comme ceux-ci, il y a des
mots qui ne signifient plus rien. Qu'est-ce que c'est que ces arme-
mens et ces approvisionnemens que les Anglais et les inaurgésdis-
tribuent aux rebelles? Des instmmens de guerre civile, n'est-ce pas?
Tout boD citoyen a le droit de s'en emparer pour les livrer à la
nation; mais tout service mérite sa récompense, et rien de plus lé-
gjtlaie qu'une modeste spéculation après les dangera que j'ai cou-
rus pour me procurer ce butin incendiaire et prévaricateur! Ai-je
sollidté la confiance des chefs insurgés? Ne m'ont-ils pas requis,
moi, mon cheval et ma charrette, pour travailler à leurs convois et
à leurs distributions?
JAïOTTE.
Vous n'avez point été forcé, ce n'est pas à moi qu'il fout conter
des histoires! Vous n'êtes venu dans ce vilain pays fidre semblant de
vous établir que parce que vous avez eu vent de l'expédidon et
de ce qui s'ensuivrût.
RBBEC.
Javotte, tu faiblis! tu ne comprends pas,... tu n'es pasà la hau-
teur de ma mission.
JAVOTTE.
Votre mission? Qu'est-ce que c'est que ça?
hbbec-
G'est le devoir de traverser les discordes civUes en faisant fleurir
les transactions commerciales au milieu de tous les périls et à la
faveur de tous les désordres. Je me flatte d'être sous ce rapport ud
homme peu ordinaire et d'arriver bientôt à une position de fortune
qui m'assurera le bien-être et la considération... Hais écoute,... on
marche dans la rue, on vient sur la place,... on monte l'escalier de
pierre,... on frappe... Qui va là?
VOIX DEHORS.
Dn voyageur, ouvrez 1
REBEC, ^ D ngtné pir 1* gsletaM, oarr* en djtut :
Entrez!
SCÈNE II.
Les MËites, RABOISSON.
RABOISSON.
Bonjour, RebecI
RBBEC.
Ah ! citoyen baron ! plus bas, je vous en supplie, Je ne m'appelle
plus comme ça.
i!)tizedO¥.GoO<^lc
GUERRE DE T£NDEE. 51
RABOlSSOn, riui.
C'est vrai, c'est vrai! Lycurgue, je crois?
&h1 miséricorde I encore moios! Ici, je suis Nonuand et je m'ap-
pelle Idtoupe.
RABOISSOM.
Ta pour Latoupe; ça m'est égall Je sus que tu es de nos amis,
puisque je t'ai vu travûller pour nous sur le rivage.
KEBEC.
Et moi, je voua avùs bien reconnu bier sur un canot de l'es-
cadre anglaise; mus je n'ai pas osé vous parler. Et, sans être trop
curieux, vous...
RABOISSOH.
Pas de questions sur la politique, mon cherl Ha confiance ne
pourrait qae te compromettre, et je siûs que, par état comme par
tempérament, tu dois ménager tout le monde. .Dis-moi seulement
s quelqu'un est venu me demander ici cette nuit.
REBEC.
hrsoiine, monsieur le baron.
n&BOISSOH.
Alors j'attendrai chez toi. Sers-moi quelque chose, ce que tu
voudras.
REBEC.
Je Tiûs TOUS chercher du jambon délicieux. Javotte, descends à
la cave et monte du meilleur, (n lart, juatia latuit.)
HABOISSOH muslu une Impailenn M tb nfudK par l« fnltliM.
Ah! le voilai il est exact au rendez-vous! (u auna, saût-oiuiui «au*.
tli H Kneol U nuin en lilcnca. RabDiiian tetetma 1a poils au TaiTOn. )
SCÈNE m.
SAIOT-GUELTAS, HABOISSON.
SAIHT'GDELTAS.
Est-ce que nous pouvons parler ici?
RABOISSOn.
Oui, l'aubei^te est des nôtres.
Sàint-COEtTAS.
Eh bien ! parle, c'est à toi de m'instruire, puisque j'arrive & ton
appel.
RABOISSON.
Oîablel Tu me vois embarrassé...
s AINT-G DELTAS.
D suffit, je comprends; on reruse mes services?
HABOISSOH.
On ni refuse iamm des services comme les tiens; mais...
i!)tizedO¥GoO<^lc
l2 BETUE DES DEUX HOKDES,
SAlHT-CDBLIiS.
Hùs on veut les recevoir gratis?
Les seuls bons services sont ceui qui ne se marchandent pas. <a
Ksbec, qui ouvia ]■ porte de la caliiaa et qui apparie le déjeuner.) Ud peU pluS
tard, laisse-nous, (ll nreime 1> porte de U cDiiine et renent Tan Selnl-aaaltu,
qui [rappedu pied eiec fureur.) £b bletti VOyOnSl As-tU » peU de pbilO-
sopbie, si peu de dévouement?
SAIHT-G DELTAS, Inilé.
Ah I je t'admire, toi qui me prêches le desintéressement après
avoir excité mon ambition quand la tienne y trouvùt son compte !
J'échoue, tu m'abandonnes, c'est dans l'ordre; mus tu pourrais
t'épargner la peine de me railler,
RABOISSOH.
Je ne t'abandonne pas, puisque je t'ai fait venir; mais te soutenir
ouvertement est devenu impossible. Ton compétiteur l'emporte, et
ma foi, il y a de ta faute, mon cherl Tu es d'une imprudence, d'une
témérité... excellentes sur les champs de bataille, mais funestes
dans la vie privée.
De quoi m'accuse-t-on?
RABOISSOH.
De bigamie, rien que ça !
SAINT-GUELTAS.
Qui m'accuse? l'abbé Sapience?
RABOISSON.
Oui, l'abbé prétend que ta première femme était vivante et
jouissait de toute sa rûson quand tu as épousé Louise. £h bien?
qu'est-ce que tuas?
SAIKT-GCELTAS, qui brUt eu dieUl.
Il en a menU 1 elle était complètement folle, incurable, et elle
est morte I
RABOlSSOn.
En as-tu la preuve?
SAINT-GUELTAS.
Mieux que ça; j'en ai la certitude.
Comment? Voyons I explique-toi.
SAIKT-GCELTAS.
Je ne veux pas m' expliquer, je n'ai de comptes à rendre à per-
sonne,
nABOISSON.
Tant pisi c'est donner gain de cause à la calomnie. 11 circule sur
ton compte des histoires ef&oyables que je n'ose te répéter.
SAIHI-CPELTAS.
Dis-les, je veux tout savoir.
i!)tizedO¥GoO<^lc
GDERBE DE TBMDÉB. 63
Puisque tu le veux... On a fait courir le bruit autour des princes
que ta ftrais assassiné ta première femme la nuit de ton mariage
arec la seconde. Ton malheureux fils aurait partagé son sort... Tu
pAlisI il y a donc quelque chose de vrai!...
Si inT-C DELTAS.
II y a une chose vrde : l'enfant était vivant,^! c'est vivre que
d'£tre un avorton privé de sens; il s'est noyé durant cette nuit fa-
tale, j'ai retrouvé son corps sur la grève.
RABOISSOH.
Détait donc chez toi? Gomment? pourquoi? avec qui?
SUEIT-fiDELTAS.
Est-ce pour me trahir que tu m'infliges cet interrogatoire?
R&BOISSOH.
Non, c'est pour te justifier, si cela est possible, pour te défendre
dans tous les cas.
Eb bien! je ne sais pas fùndre, voici la vérité... Cette femme
n'avait tronapé, tu le sais.- J'ai tué son amant dans ses bras; elle
est devenue folle. Lon^emps eufermée dans mou cb&teau de Ma-
rande avec un enfant infirme de corps et d'esprit que j'avais sujet
de De pas croire légitime, mais auquel j'étais forcé par la toi de
laisser porter mon nom, elle avait disparu eu 02 avec son fils quand
ce utaiioir a été pris et incendié par les républicains. On a cru et
i'ù dû croire que ces deux misérables créatures avaient été égor-
ge ou brûlées; mus elles s'étaient échappées, et elles s'étaient
traînées jusque chez moi la veille du jour où j'ai épousé Louise,
dont tu connaissais la situation délicate. Pouvais-je et devais-je
sacriSer son honneur et mon avenir à ce fantôme d'épouse légi-
tifne, objet d'horreur et de dégoût, dont le malheur ue méritait
même pas le respect? La loi qui rend de tels liens indissolubles est
atroce. Elle violente la plus inaliénable des libertés humaines, celle
de disposer de soi. Ma femme était coupable, elle ne m'était plus
rien; eDe était folle, elle n'était plus rien pour personne. Je me
suis cru le droit de la considérer comme morte, et j'allîùs l'éloigner
pour jamùs;... mus à quoi bon te dire le reste? Ce qui s'est fait,
je oe l'û ni soubidté ni ordonné; j'aurûs dû le châtier peut-être...
Mus si nous punissions tous les excès de dévouement dont nous
sommes forcés de profiter, nous n'aurions plus guère de soldats et
de serviteurs à offrir & notre cause.
RABOISSOH.
M'ùnporte... dis tout. Ils ont été assassinés?
SAIHT-GUELTAS.
Non, un mot les a tués! Quelqu'un leur a montré te ch&teau où
i!)tizedO¥GoO<^lc
bi REVUE DES DEUX UONDES.
ils s'obstinûent à péoétrer en leur disaot : Voilà le cbemin; c'était
le pied de la falaise, et la marée montait !
HABOISSON.
C'est le fidèle 'nrefeuille qui a fait cette chose atroce?
SAIHT-GUELTAS.
NoD, je De dirai pas... Je ne peux pas le dire.
* RABOlSSOn.
Tu me jures que cela s'est fmt malgré toi?.
SAIKT-CDELTIS.
Je te le jure.
RABOISSOK.
Eh bien I j'essaierai de ramener les esprits. Puisay e est tout i
Gharette; mais d'Hervilly commande l'eipédition , et ai tu veux
amener ici tes Poiteyins...
Imposable. La trêve les a énervés. Les paysans nous trahissent
et nous abandonnent. Le petit corps d'aventuriers qui me reste est
à peine suffisant pour mettre mon château à l'abri d'un coup de
main.
HABOISSON.
Ainsi, en offrant toute une provioce soulevée pour recevoir, ac-
cueillir et défendre au besoin les princes, tu me trompais?
SAINT- G DELTAS.
Je me faisais illusion; mais je sais où trouver de nombreux chefs
de chouans dont les bandes éparses ne demandent qu'un nom pres-
tigieux pour se réunir à moi. Ici, je n'ai qu'un mot à dire, et je
suis encore le chef le plus populaire et ie plus redoutable de l'in-
surrection.
RABOIESOH.
Rien n'est perdu alors. Rassemble cette armée, et sois sûr que,
quand elle paraîtra, les mandataires des princes feront bon marché
-du blâme qui pèse sur ta vie domestique.
SAINT-GDELIAS.
Les mandataires des princes sont des intrigans ou des imbécilesl
Pourquoi les princes ne viennent-ils p^s eux-mêmes assister à la
lutte qui va décider de leur sort et se faire juges des coups? Faut-
il donner son sang et sa fortune à des ingrats ou & des poltrons?]e
suis las de ce métier de dupel On s'est mal conduit envers moi.
Des subsides insuffisans, des éloges contraints, des remerctmens
froids, tandis qu'on a comblé Charette de louanges, d'argent et de
promesses! J'ai pourtant agi plus que lui, j'ai plus souffert, j'ai
suivi la Vendée jusqu'à son dernier soupir. J'ai fait plus de satri-
fiées... Les princes sont pauvres... soitl Je veux bien manger jus-
^'à mon dernier écu et ne pas compter avec le futur roi de France;
i!)tizedO¥GoO<^lc
GOEBBE DE VENDÉE. bi
mais, en fait d'orgueil, je ne me pique pas de dé^téreasemeot che-
Talerësque. Je veux un éclat proportioDDé k la grandeur de mes
actions, je veux un titre au moins égal à celui de Charette, je veux
an poDToir qui contre-balance le sien. A l'œuvre on verra qui de
naos deux est le plus habile, le plus brave et le plus influent. Quant
aui vices et aox crimes dont on m'accuse, il me semble qu'il n'est
pas pins blanc que moil
Rassemble vingt mille chouans, et tu pourras faire tes condi-
tions. Combien en as-tu autour d'ici?
SAlIfT-GDBLTlS.
Cinq OD àx cents déjà.
HABOtSSON.
Ce n'est guère I
Je snis en Bretagne depuis vingt-quatre heures, et tu trouves
qne le résultat est mince?
RiBOISSOH.
Mors reprends tes courses, et reviens vite avec tes recrues.
SilNT-GUELTAS.
h miendrai quand vous serez battus.
BtBOISSOK.
Grand merci!
SAlHT-CnELTAS.
n faudra bien alors que vous preniez mes ordres! Une bonne vic-
ItHre des républicains fera tomber les préventions de mes amis et
rabatbalesprétentionsde mes ennemis. Au revoir, mon cher, j'û le
temps de penser à mes affaires domestiques, comme tu dis, et de
làire reotrer ma seconde femme dans le devoir.
haboisson.
Louise? Que dis-tu? qu'a-t-elle fût? où est-elle?
lAIHI-CUELTAS.
Où elle est, je n'en sais rien. Elle s'est enfiùe de chez moi pen-
dant que je me rendais iù. On vient de me l'apprendre. Je sais
qn'sUe erre dans les environs, guettant le moment de s'emlmrquer
ou de fùre pis.
HA Boisson.
Conunentl Louise te quitte? Elle te trompait? C'est imposùblel
SAIHT-GnHLTiB.
Lonise me trompût en ce sens qu'elle cherchait depuis longtemps
i s'assurer une autre protection que la mienne; elle me menaçùt
sans cesse de me quitter. Elle est injuste, impérieuse, .dévorée de
jaloDsie, ùgrie par te chagrin; notre enfant n'a pas vécu. Enfin elle
adû ooaer à mon insu des intelligences avec nos eimemis,... peut-
fitre avec son couùn Sauviëres, qui est maintenant, je le sais, au-
i!)tizedO¥GoO<^lc
&6 BEVUE DES DEUX MONDES.
près de M. Hoche. Je ne l'accuse pas encore d'iDfîdélité, mus je vois
qu'elle est liche, et je n'entends pas qu'elle aussi déshonore le nom
que tu m'as forcé de lui donner.
HABOlSSOH.
J'ai fïùt pour elle tout ce que je devais, tout ce que je pouvais.
Elle a voulu être ta femme, c'est à elle d'en accepter les consé-
quences. Le jour va paraître, je te quitte. Tu m'as dit ton dernier
mot? Tu ne veux pas te joindre à nous?
Pas encore.
RABOISSOir.
Ce n'est ni patriotique ni fraternel. Tu te proposes de venir ra-
masser nos morts sur le champ de bataille? J'en serai peut-être,
reçois donc mes adieux.
Sois tranquille, je vous vengerai.
BBBBC, tnppui i 1* paru da U enlil».
Ouvrez! ouvrez!
RABOISSOH, •Uulooirii.
Qu'est-ce qu'il y aî
REBEC.
Les bleus! les bleus! Ils envahissent le village...
SAINT-CDELTIS.
Us attaquent?... Je n'entends aucun bruit!
REBEC.
Non, personne ne leur dit rien. Ils s'installent, et probablement. . .
Tenez, oui, on vient chez moi. Sortez par la cuisine et par ta
rueUe.
Si tu as cinq cents hommes sous lamùn, ce serùt l'occasion de
faire un coup d'éclat.
SAIMI-GOELTAS, taiH *l mm^iu.
Non, messieurs, vous êtes encorf iutacts, à vous l'honneur! (n»
sorlsDt. On fra|jpe i l> porls de la me. Rebcc va ouvrir. Motui entre.}
SCÈNE IV.
REBEC, MOTUS, p»i. JAVOTTE.
REBEC.
Salut et fraternité I
JAVOTtE, aueunnl.
Vivent les bleus!
MOTDS.
Senùble à vos politesses! Où diable, sans vous offenser, ai-je vu
îdoyGoo<^lc
GUEBRE DE TENDEE. 57
TDS estimables frimousses? Ça De fait rien. J'eD ai tantvul Ayez la
chose de préparer le vivre et le couvert pour mon capitaine.
Ah! le capitaioe Ravaud, n'est-ce pas?
MOTUS, iTH on |T« uuplr. ponant li miln t ud fniit (lalnt mUitaln.)
Le c^itùne Ravaud, mort colonel au champ d'honneur à l'armée
daRhin.
REBBC , qui hr ■ne JiTolle le dtjaiua préparé pour BaboluDn <l Sabit^naltai.
Vous en venez?
HOTDS.
Non pas moi, Di mon' détachement. On a toujours tenu la cam-
pagne depuis un an contre la satanée chouannerie I (n cuche p« urre
™ pTDniiii;anl le mol de chanannerje. JâTOlta fait comma lai par sjmp»tliio paliio-
uqnr. )
Alors H. Henri,... je veux dire le citoyen Sauviëres, où est-i),
IdïT
UOTDS.
Colonel à l'armée du Rhin en remplacement du colonel Ravaud.
u jiTotu, qui l'eiamine.) Allous, vlvement, la jolie fille I Où diahle vous
û-je vue? des beautés de votre calibre, ça ne s'oublie pas!
JAÏOTTE.
Pardiue 1 au château de Sauvières en 93 1 Je vous reconnais bien,
moil
Flatté de la circonstance.
HEBBC.
Et votre capit^ûne actuel, comment s'appelle-t-U?
KOTUS.
Citoyen aubergiste, tu le lui demanderas à lui-même, et il te ré-
pondra si la chose lui parait nécess^ùre et conforme au règlement de
la civilité. Au reste, le voilà.
SCÈNE V.
Les Mêmes, LB CAPITAINE.
LE CAPIT&IKB, parlanl inr la Kuil t ne UaDleum accompagné '< <|ut" bommei.
Posez les sentinelles et fîtites faire bonne garde. Ne souffrez pas
de' rixe avec les b^bitans, pas de provocation inutile. Vous rencon-
trerez des figures suspectes, n'arrêtez personne sans une absolue
nécessité, tels sont les ordres supérieurs. N'engageons pas d'aCTùre
avant l'arrivée des grenadiers. Dans deux heures, j'irai faire avec
TOUS une reconnaissance, ai entra aenl dana raoberge.)
[),oti.odOyGoO<^lc
W KEVnE DES DEUX MONDES.
IAT0TT8, bu i Mue.
Un joli garçon, tout blond, tout jeune; il ne doit pas être bien
méchant, celui-là7
Pas méchant? Il a des yeux qui font peur!
JAVOTTE.
Eh 1 non I de beaux yeux verts qui brillent comme des étoiles.
RBBEC.
Allume donc une autre chandelle, on ne se voit pas idi (au capî-
uino penduit que JiTotta ■ii>m<.) Tu dois être fatigué, cîtoyen officier,
après cette étape de nuit? (La capiluns aluoibd no fait pm «tteuliou i lui.) Au
reste, dans le fort de l'été, comme ça, il vaut mieux marcher à la
Catcheur! (siUace da capiuLoe.) Et puis, pour dérouter l'ennemi, n'est-
ce pas? (A jaTotte.) Je vois ce que c'esti II est sourd comme un potl
(An capiUine, d'nns Toii élerts ti loi monlruit la Uhl« Mnie.) Ce déjCUner t^at-
tendait, capitainel Si tu veux t'asseoir...
LE CAPITAINE.
Merci, je n'û pas faim.
RBBEC.
Ni soif? (Le capitaine dit non axec la Uta. A Jaiotts.) AlOTS nOUS maOge-
roDs le déjeuner. C'est ne pas avoir de chance : les blancs n'ont
pas le temps, les bleus n'ont pas d'appétit... (au capiuiDe, criant.)
Veux-tu te reposer? (L* capitaine a on liget mon<ramant d'impatiancs et parte la*
naiDi i ui oiaiiiat.) G'est ça, il est sourd! J'ai beau crier I
lATOTTE.
Eh I non I II vous dit que vous lui cassez la tête I
HCBEC.
Ou bien il ne veut pas être tutoyé. Le fait est que ça commence
à passer de mode, (ad capitaina.) Monsieur le capitaine souhute-t-il
quelque chose?
L8 CAPITAIHE.
Rien, merci. J'ai besoin d'une heure de sommeil.
RSBBC.
La chambre à cAté est prête. Il y a un excellent lit.
LE CAPITAINE.
Très bien, (n paiw dan> la chambre TOinna.)
RBBEC, cnliau iai km ■« u polMa», aiao uapétHlIan.
Javottel voil& une chose étonnante, .surprenante, étourdissante 1
lAVOTTB. *
Quoi donc?
BEBBC.
Tu ne te doutes de rien, toi?
JAVOTTE.
Nonl Qu'est-ce qu'il y a?
i!)tizedO¥GoO<^lc
guerie de tendes. 59
urbec.
Attends I Je tus voir sa figure pendant qu'il fite son fcolbak. {n
T*tai4< p» u trats de 1* porte.) Il ne l'ôtc pas. Il ue se couche pas. Le
VQÏUi asàs; il va donnir les coudes sur la table et le sabre au
Saiic... on vrai militaire! Il craint quelque surprise, — il n'a pas
tort! — Le voilà qui éteint la chaoddle, je ne vois plus rien. (Ren>
uiL) Cest égal, j'en siùs sûr, à présent, c'est lui I
JAVOTTE.
Qui, luiî
REBEC.
Càdiol
JATOTTE.
Quel Cadio 7 IjB sonneur de biniou qui venait à la ferme du Hys-
lëiel
RBBEC.
Loinnéme.
JAVOTTE.
Vous rêvez ça I c'est pas possible t
EEBEC.
C'est comme je te le dis.
• JATOTTE.
D nous aurùt reconnus I
REBBC.
Ta sais lùen qu'il était & moitié Tou. 11 l'est tout à fut & présenti
JAVOTTE.
S'il était fou, il ne serait pas devenu ce qu'il est.
REBBC
Bah! il sarut lire et écrire, et il y a une telle disette d'ofSclersI
Les cbotuos en ont tant tué 1 ça fût de la place. £t puis on aura su
qu'il avait tué H&cheballe. 11 fallût bien le récompenser.
JAVOTTE.
Attendez I on frappe k la petite porte, (sue ion pu u cmnat.)
RBBBC.
Drôle de cbose que l'existencel Ce Cadio avec son biniou... offi-
cier i présent, l'ûr lier,... le parler sec,... la tenue imposante, ma
foif Eh bien! alors... pourquoi pas? Ses intérêts sont les miens,.. .
je lui dirai tout 1
SCÈNE VI.
HEHBI, HOTCS, REBEC.
RBBEC.
Bon! autre sufprisel M. Henri & présenti On vous eroyût sur le
Bhin.
HEHBI.
J'en arrive I Où est l'ami Cadio?
îdoyGoo<^lc
60 BEVUE DES DEUX MONDES.
REBEC.
11 dort là, en ttiû patriote, avec armes et bagages I
HERHI.
Ça veut dire que les minutes de repos lui sont comptées; ne le
dérangeons pas. (a RebH.) Lusse ici ce déjeuner, et ajoutes~y ce
que tu pourras. J'attends un convive. Va-l'en fricasser n'importe
quoi; vitel (lobac >ott. — a umiu.) Tu dis qu'il est capitaine? Peste!
c'est bien, çal au bout d'un an de service 1
■OTDS.
Depuis un mois ennron, mon colonel. Nommé à l'unanimité pour
acUon d'éclat. — Beau militaire sous tous les nq)ports, adoré du
soldat, encore qu'il soit un peu cbien.
heuri.
Chien?
VOTOS.
Pardon de l'expression, mon colonel. Je veux dire qu'il est porté
sur la discipline et ne passe rien aux freluquets et autres déUn-
quans; mais il est juste et maternel pour ses hommes, voilà pour-
quoi on lui pardonne des choses...
Quelles choses, voyons?
HOTDS.
Le capitùne Cadio, ton ami — et le mien dans le temps qu'il
était soldat comme moi — est à présent... un tîgrel
HENRI.
Ah? un chien, un tigre... Va toujoursl
HOTDS.
Si la licence de mon discours t' offense, mon colonel, tu n'as qu'à
me le dire, et ma parole rentrera dans les rangs.
HEDRI.
NonI puisque c'est moi qui t'interroge.
MOTUS.
Eh bien voilai le capitaine est tigre dans la bataille; il n'y en a
. jamais assez pour lui, toujours le premier au feu, jamïûs de quar-
tier, point de prisonniers; toutes nos lattes se sont ébréchées en
manière de scie sur les crânes des chouans, et on a marché dans le
sang jusqu'aux aisselles. Du temps du capitaine Bavaud, qui était
certainement un brave soigné, on avait tous te cœur un peu sen-
sible pour les vaincus, et moi-même;... mus il a fallu emboîter le
pas dans la férocité, et, à présent que la clémence est à l'ordre du
jour, on ne sait point ce que fera le capitaine, qtù n'est pas certes
un homme pareil aux autres humains.
BEHHI.
Quel homme est-ce selon toi? voyons !
i!)tizedO¥GoO<^lc
GDEBBB DE TENDÉE. 61
HOTDS.
Votli, mon colonel, où la défiDÎtion dépasse les facultés dont je
sois sosceptible pour l'expliquer la cbose !
BBHHI.
Essaie toujours.
Eb bien ! sans lui faire de tort, je crois, mon colonel, qu'il a une
pointe de religion dans la t€te, comme qui dirùt une dévoUon à
l'être suprême, qui le précipite dans des extases et autres travers
gnpérienrs de l'esprit, où il voit les choses qui doivent arriver, et
même les évënemens qui se passent à la distance que les autres
hommes ne peuvent s'en apercevoir. Toutes les batailles que nous
nons perdues ou gagnées, il les a connues la veille , et même U a
en comiûssaiice de ceux de nous qui deviûent y passer l'anne à
gaoche.
HENRI.
Allons donc! est-ce qu'il vous a fût quelquefois des prédicUons
de ce genreT .
MOTDS.
TioD, mon colonel. En dehors du service, il ne parle pas; mais, à
sa muùÈre d'agir, on voit qu'il connaît ce qui arrivera, et, & sa
manière de regarder le troupier, on voit qu'il lit sur son visage le
conpte de ses heures.
HENRI.
Allons, allons I mon brave Motus, je vois que tu n'es pas aussi
espiit fort que je le croyais, et qu'il y a toujours des superstitions
dûis nos uoupes de l'ouest. C'est le pays qui le veut; vous avez
pris ce mal-là du paysan...
tnic , rmtrut aite OM ola iAUb. JanlM potu 4*u baaltOlM it ><ii.
CiiojeD colonel, U y » là un paysan qui demande à vous parier;
il dit que Toiu l'attendez.
BBIfRI.
Ooi, (ais-le entrer, (a houu.) Va boire un coup & ma santé.
SCÈNE VII.
HENBl, LE PAYSAN.
HENRI.
n I l'ami , c'est vous. .
LE PiTSAH BRETON,
Koi... qoîT
lJi!)tizedO¥GoO<^lc
42 REVUE DES DEUX MONDES.
' HENRI.
GhristiD Tremeur, de Pornic?
LE BUE TON.
C'est bien moi. Et vous?
BB5RI.
Henri de Sauvières.
LE BRBTOIf.
Colonel des hussards de la république?
HE KHI.
Et TOUS* chef de contre-chouans en disponibilité?
LE BKETOn.
C'est ça. Nous allons souper... ou déjeuner, car je n'ai rien pris
depuis vingt-quatre heures, et on a beau être durci à la fatigue et
ji la misère, il iaut se substanter quand l'occasion se trouve.
HEHRt.
Votre couvert étwt mis, vous voyez? (ii. i'™oi.nt.)
LE BRETON , d«ooapsDl l'ota Ml UnlMBni.
Doux Jésus! voUà une belle pièce par le temps qui court, pas
vrai?
Ooi, pour un pays où règne la disette...
LB BRETON.
Oh [ depuis que les chiens d'AngUus lui ont débarqué des vivres,
on D'y manque de rien ; mats ça ne durera pas longtemps, allez I Les
distributions sont mal faites, et chacun tire à soi la part des autres,
sans compter ceux qui en trafiquent. C'est pas un gaspillage, mon
bon Dieu, c'est un vrû pillage! Ça ne fait rien, profitous-en.
Tenez, Vlà du fameux vinl A votre santé I
A la vôtre.
LE BRETON.
Gomment que vous le baptisez, ce vin-U?
HBNRI.
C'est du bordeaux de bonne qualité.
LB bubtOn.
Voyez-vous ces damnés Anglais qui régalent comme ça leux offi-
ciers, tandis que vous autres vous buvez de la piquette de pommest
C'est comme ça, hein?
. BBNRI.
Si nous parlions d'aflaires plus sérieuses, maître Tremeur? Vous
me panûssez un bon vivant, et votre lettre que j'û reçue A Auray
m'a donné confiance; mais le temps est précieux...
LB BRBTON.
Patience, patiencel C(HnmeD(ons par le coDuneocement. Vous
conntùssez bien S^nt-Gaeltae?
i!)tizedO¥GoO<^lc
GDEKKE DE TENDEE. 63
HEKKI.
P^^onnellement, non,
LE BRETOn.
Voos VOUS êtes pourtant serrés de prfes dans la campagne d'outre-
Uiiref
HBnni,
Je le pense, mais rien ne le distingimt de ses soldats, et ai j'ai
m sa figiue, elle ne m'a rien appris.
LE BRETOH.
Tant pis, tant pis 1
HE KHI.
Poorquoi?
LE BRETOH.
Parce que je comptas vous le livrer; mais comment saurez-vous
que je ne vous vole pas votre argent, ai vous ne pouvez pas vous
direjcomme ça en le voyant : C'est pal un méchant renû^ qu'on
m'amène; c'est ben le vrai sanglier des bois ga'oa me donne à
icorcber?
HEHBI.
Vous voulez me le livrer? C'est là le bat de l'entrevue que vous
m'avez demandée ?
LE BRBTOH.
CaX ça et pas autre chose : ça vous va, je pense î
BBifHI.
Eh bienl non, vous vous êtes trompé, mon cher; ça ne me va pas
da tout (Il ■■ Itrt de Ubte.)
LB BUTOB, Unal d* h eeialan m pifloltt qu'a poH •» U (*bl<, t tiU da Mb oMMia.
Ah ben, par exemple, v'ià qu'est drdle !
HEBBt, uu la nfuder.
Hais non, c'est très sérieux au contraire.
LE BBBTOH, poMit Hn '■□(!< pLtiolH da l'iiiaa otU da lan aiiiaiw.
Tons VOUS méfiez peut-être ?
HBHRI, H msaniiiL
Cest VOUS qm vous méfiez. Qu'est-ce que vous faites donc là?
LB BRETOH.
Excosez-moî, ça me gène pour manger, et j'ai encore fum.
HEHBI, M rawayant ai boa da lui.
A votre aise I lu tli» da *• >ane dani piitolati qu'il pDia en mSme Hapa 1 n
imunin BRocba vu i> ubie.) Où il y a de la gène, il n'y a pas de
pluar.
LB BRBTOH.
Bien ditt Ainâ vous refusez d'écorcber la mauvaise béteî
HBHU.
Je ne sais pas écorcfaer, ça n'entre pas dans mes habitudes.
LE BRETOH.
Mais l'enroyer à vos juges, ça ne vous conrient pas I
i!)tizedO¥GoO<^lc
d& HEVUE DES DEUX MONDES.
BBKHI.
Ce sont affaires de police qui ne font point partie de mes attri-
butions. Si je le prends les armes à la main, ce sera différent; mais
Dégoder une trahison ne me convient pas, comme vous dites.
LB BRETOn.
Vous êtes beu délicat ! Est-ce que vous n'êtes pas ici, en habit
bourgeois, pour faire de l'espionnage, comme c'est permis à la
guerre î
HENRI.
Pousser en pays ennemi une reconnaissance périlleuse est le
moyen qu'on cherche pour épargner la vie des hommes, en termi-
naot le plus vite et le plus sûrement possible l'échange de meurtres
et de malheurs qu'on appelle la guerre. 11 faut bien faire la part
du sang; mais le devoir lïun bon soldat et d'un honnête homme
est de la faire aussi petite que possible en s' assurant de la position
et des ressources de l'ennemi, et en diminuant les chances du ha-
sard aveugle. Jusqu'ici l'on s'est égorgé dans les ténèbres, et bien
souvent sans autre espoir que celui de vendre chèrement sa vie.
Ce n'est plus là le but de la guerre que nous fusons. Nous comp-
tons épargner les paysans quand nous les aurons mis dans l'impos-
siblité de se soulever, et quant aux meneurs et aux chefs, nous
voulons tenter de les rallier à ta patrie. M. Saint-Gueltas, mis en
demeure de se prononcer librement, agira selon sa conscience;
mais, pris dans un piège, il voudra mourir bravement, et je ne me
charge pas de l'assassiner.
LE BRETON, fOQtilltnl.
Vous êtes un homme d'honneur, je le vois, monsieur de Sao-
Vières !... (Rspnnant lOD acceal st >a phpianamia de lu^un.) HfÙS C'eSt dODC
que vous espérez l'acheter, ce gueux-là ?
HEHRI.
L'acheter? Je n'ai pas ouï dire que la chose fût posâble, et je
n'y crois pas.
LE BtlETOn.
Vous n'avez pas ouï dire qu'il était ruiné, réduit aux expédïens,
capable de tout & c't'heure?
BEKRI.
J'ai oui dire qu'il s'étùt ruiné en débauches; j'ai ouï dire aussi
qu'il avait sacrilié sa fortune à sa cause. Je crois que les deux ver-
sions sont vraies et qu'il a pu mener de front les plaisirs et le dé-
vouement. Quel que soit son véritable caractère, j'ai des rasons
personnelles pour souhûter qu'il survive à la guerre en acceptant
la paix. {U H lèie de oouTun sn liiiMDt Ht pUtoleta (ot 1> Uble. La piTim
fait aDMitAt la Dtaie chou, el l'appiotha d< lai aTac conflanca.)
v.Gooi^le
GUbRIlE DE VENDÉE. 66
LE BIIBTOH.
Peat-on vods demander quelles sont vos nûsons?
HENRI.
Il les coDDalt, lui, c'est tout ce qu'il faut '.
LE BRETON.
Hsis si je les savûa aussi ?
HENRI.
Voyons!
LE BRETON.
11 s'est fait aimer d'une femme que vous aimiez, et vous souhù-
leriez vous battre en duel avec lui : idée de gentilhomme I
HBHRt.
la. femme que j'aimais comme ma sœur et qui m'aimait comme
soQ Trëre est devenue sa femme légitime. Je suis à la veille d'épou-
ser une personne que j'aime, et, à moins que M. Saint-Gueltas, qui
passe pour être peu fidèle en amour, ne maltraite et n'avilisse ma
parente... Uais je ne suppose pas cela, et vous?
LE BRETOK, l'oublUat
Saint-Gueltas n'a jamais avili ni maltrùté les femmes qui se res-
pectent.
BENR1.
Alors, comnae ma couâne est de celles-là, je n'ai probablement
aucune réparation & vous demander.
LE BRETON.
A me demander?
HENRI.
Oui, monsieur le marquis, je vous reconnais maintenant, non
par suite d'un souvenir bien marqué, mais à cause de votre air et
de vos paroles. Vous êtes Saint-Gueltas en personne, et vous avez
voulu vous moquer de moi. Je vous le pardonne, à la condition que
vous me donnerez de cette tentative une raison aussi loyale que
ma réponse.
SAinr-CdELTAS.
MouKeur le comte de Sauvières veut-il accepter mes excuses?
HENRI.
Certes, monsieur; mais je serais plus touché d'un aveu sincère
que d'une courtoisie évasive. Pourquoi m'avez-vous tendu ce
piège?
SllNT-CDELTiS, (oariiiil.
Voos tenez à le savoir? Eh bien! je vais vous le dire : je voulais
vous tuer!
HENRI.
Comme ennemi politique?
SAINTHÎDELTAS.
Comme ennemi personnel.
nmz Lxiii. — 1861. 5
jyGoot^lc
tib REVUE DES DEUX MONDES.
DENRI.
Vous pensiez devoir vous débarrasser d'un enoemi de votre bon-
heur?
D'un eDDemi de mon honneur.
Qui s pu vous faire penser?...
SAIKT-CnELTiS.
L'a hasard, une coïncidence... L'amour a ses faiblesses, la ja-
lousie ses aberrations. Vous n'exigez pas que je me confesse davan-
tage? J'ai été désarmé par votre franchise, soyez-le par la mienne!
(Il lai tend U main.)
n suffit. Et maintenant, monsieur, nous séparerons- nous sans
que vous me cliargiez pour le général en chef de quelque parole
d'estime? Il est de ceux dont tousjes partis respectent le caractère,
et vous l'avez connu à Nantes lorsque vous y avez signé l'an der-
nier un traité de paii...
SAIKT-C DELTAS.
Qui n'a été tenu de part ni d'autre.
11 me semblait...
' SIINT-SDELT&S.
Pardon si je vous interromps! 11 vous semblait qu'en dépit de.
nos promesses nous avions continué la guerre d'escarmouches qui
épuise vos troupes et empoche la république de dormir tranquille?
Songez, monsieur, que nous n'avons jamais eu comme vous des
soldats enrôlés par (orce, et que les nôtres se licencient eux-mêmes
quand il leur plaît, ou reprennent les armes pour leur propre compte
comme ils l'entendent. On avait exaspéra nos paysans. Ils se ven-
gent sans nous et souvent à notre insu, quand l'occasion s'en pré-
sente. Ils rendent le mal qu'on leur a fait. Est-ce notre faute, et
pouvons-nous les désavouer? Vous avez dit sous la terreur : Vive
îa république malgré tout! Permettez qu'en face de la chouannerie
nous disions : Vive le roi quand même 1 Ces gens-là n'ont pas signé
le traité de la Slabilaye, et nous n'avons pu répondre que de nous-
mêmes. Sous prétexte de les contenir et de les châtier, vous nous
avez entourés de troupes qui nous font une existence impossible,
contre laquelle il nous est difficile de ne pas protester.
Et c'est parce que nous avons sévi contre les bandits qui conti-
nuent à exercer le vol et l'assassinat sur toutes les routes que vous
avez appelé l'étranger ici?
SAINT-GDBLTAS.
Permettez! ceci est une autre question. Vos généraux, Canclaux
[),oti.odOyGoO<^lc
GDERBE DE VENDEE. 67
entre autres, nous avaient donné des espérances qui ne se sont pas
réalisées.
BEHRI.
Désespérances?
saiht-gheltas.
Us ne trahiss^ent pas leur mandat en cherchant à f£Ûre cesser à
toot prix la guerre civile. Ils avaient horreur des cruautés exercées
contre nous, ils les désavouaient, ils voulaient imprimer à la tj-
raonie républicaine un mouvement de recul qui permettrait à l'opi-
nioD de se manifester, et nous, qui croyons savoir que la France
est royaUste, nous comptions sur le pacifique triomphe de nos idées
en vous voyant désavouer vos proconsuls renversés et défendre que
nous fassions traités de brigands. L'événement a déjoué leurs espé-
rances et les nAtres; la convention règne encore, nos amis et nos
parens sont toujours proscrits ou remplissent encore vos prisons.
Tons vous tenez toujours en armes autour de nous, enfin votre
déesse Liberté est toujours montée sur son rouge piédestal, l'écha-
iàud. Dans cet état de choses, le cri du peuple est étouFTé. La guerre
qae vous font les chouans est une protestation outrée, mais sincère,
contre le despotisme, qui leur est odieux. Nous avons vu clairement
que vous n'étiez pas les plus forts dans le conseil, et que la queue
de Robespierre prolongerait indéfiniment notre agonie et celle de
. la France. Nous nous croyons libres de protester à notre tour et de
TOUS appeler eu bataille rangée... Voici le jour! d'ici vous pouvez
voir, dans la plus belle rade de l'Europe, quatorze vaisseaux de
guerre qui viennent de battre les vôtres en passant. Ils ont apporté
de quoi armer quatre-vingt mille hommes et de quoi en habiller
soixante mille...
Où sont les hommes?
SAIMT-GDELTAS.
Grûgnez de les voir sortir de terre et d'avoir à les compter,
monsieur! Nous sommes maîtres d'une presqu'île qui contient qua-
torze villages et que ferme une chaussée facile à défendre avec une
poignée de soldats et le feu de quelques barques. Les émigrés sont
peu nombreux, j'en conviens. Que nous importe, k nous qui com-
mandons ici et doDt les forces occupent le pays sur quarante lieues
de profondeur ? Et vous autres, vous êtes à peine quinze mille, dis-
séminés par petits détachemens de quelques centaines d'individus.
Dans ce village, vous êtes deux cents, pas un de plus! 11 ne tien-
drait qu'à moi de vous écraser jusqu'au dernier avant deux heures
d'ici!
HENRI.
Pourquoi ne l'essayez-vous pas? Vous vous tïdsez, monsieur le
i!)tizedO¥GoO<^lc
68 REVIJE DES DEUX MONDES.
marquis? Ha question est indiscrète, mais votre silence est élo-
quent! Vous avez vos raisons pour nous épargner, et je les con-
nais. Vous n'êtes pas d'accord avec l'expédition qui menace nos
côles, soit que vous soyez bon juge des fautes qu'elle commet chaque
jour, soit, comme j'aime encore mieux le supposer, que votre pa-
triotisme répugne à compter sur l'étranger pour faire triompher
votre cause I
SAI7IT-CUELTA3, Miiblf.
11 y a du vrai dans ce que vous dites : on n'accepte pas ce se-
cours-là sans souffrir!... Hais croyez que je souffrirais encore plus
d'avoir à vous exterminer ici à coup sûr, vous qui venez de me té-
moigner une loyauté chevaleresque. Failes-moi l'honneur de pen-
ser que ceci passe avant tout pour moi!
Puisque nous sommes en si bons termes, monsieur, permettez-
moi de vous dire à mon tour ce que-je pense de votre appréciation
de notre force matérielle et morale. Fussions-nous encore moins
nombreux qu'il ne vous plaît de le supposer, ce n'est pas sur qua-
rante, c'est sur deux cents lieues de profondeur que nous occupons
la France. Nous ne sommes pas une province, ni une année, nous
sommes une nation, et si la liberté de rétablir la royauté ne vous
est pas accordée, c'est parce que la France nous défendrait de vous
l'accorder, quand même nous en serions tentés. La liberté ne règne
pas, j'en conviens : le sentiment que nous en avons est trop nou-
veau pour ne pas être passionné, jaloux et ombrageux; mais cette
crainte que nous avons de la perdre, et qui a enfanté et supporté
chez nous le système de la terreur, devrait vous prouver de reste
que la France n'est pas royaliste. Vous caressez une erreur fatale
qui vous met en guerre contre vous-mêmes; elle vous égare dans
vos notions de patriotisme et de loyauté. On nous a défendu de
vous traiter de brigands... On a bien fait sans doute, et je suis loin
de rire du titre sentimental de frires égarés qu'on vous a officiel-
lement donné. Vous le méritiez, vous le méritez encore. Hélasl
vous ne savez ce que vous faites! Vous déchirez le sein qui vous a
portés, vous gaspillez le trésor d'une bravoure héroïque, vous ap-
pelez tous les maux sur la mère commune... Ses bras meurtris et
sanglans se referment sur vous et vous étouffent!
SAINT-CCELTAS, émn. te raldltunl.
Nous jouons notre dernière partie, je le sais; maïs elle est belle,
avouez-le !
Elle est perdue, fussiez-vous vainqueurs à Quiberon I Nos légions
sont impérissables; c'est la tête de l'hydre que vous couperez en
vain et qui repoussera avec une rapidité effrayante!
i!)tizedO¥GoO<^lc
6IIEHBE DE VENDEE. 69
S AlflT-G DELTAS.
Qaelles sont donc tes olTres que nous ferait le général Hocbe? Je
saîa que vous âtes dans son intimité maintenant; vous devez con-
naître sa pensée?
HENRI.
La tolérance religieuse la plus absolue, le pardon et l'oubli des
fuites passées.
Voilà tout? C'est une seconde édition du traité de la Jaunaye;
nous l'avons décbiré. Dites à H. Hocbe qu'il nous a trompés! trom-
pés en galant bomme qu'il est, c'est-à-dire en se trompant tout le
premier. 11 s'est attribué une toute-puissance qu'il n'a pas, puisque
la cooTentioD fonctionne toujours et garde, derrière la parole saa-ée
da général, une porte ouverte à la trahison. Veut-il combattre ce
poavoir inique? Qu'il le dise, et nous nous joignons à lui pour mar-
cher sur Paris : qu'il abjure, lui, aussi, ses erreurs passées, et c'est
nous qui pardonnerons à nos frères égarésl Autrement nous vous
combattrons jusqu'à la mort ; voilà mon dernier mot.
HENRI.
le te regrette^ mais voici le mien : nous repoussons la royauté
aiec horreur!
SAINT-C DELTAS.
Vous avez bien tort! Un de vos généraux plus bardi ou plus am-
bilieDi qne les autres nous la rendra, — à moins qu'il ne la garde
pour lui-même, auquel cas vous n'aurez fait que changer de maître !
Adieal (Htaii lo ncondnit. Quand il revient leni, Cadio <M lorti de U chambn
toiiui II n jeiu d*ai mi bns, )
SCÈNE Vlll.
HENRI, CADiO, poi. MOTUS, JAVOTTE, BEBEC.
GADIO.
J'entendais ta voix. Je croyais rêver.
HEHKI.
Tu ne m'attendûs pas? Tu n'avais pas reçu ma lettre d'AUe-
Non. Où m'aarait-elle rejoint? Depuis trois mois, je n'ai fut que
parcourir l'ouest et le nord de la Bretagne sans m' arrêter nulle part.
A la léte d'une compagnie d'élite, j'étais chargé de débusquer les
chouans de leurs repûres... Hùs toi, comment donc es-tu ici?
HENRI.
Je suis en congé. Hoche m'a écrit de venir le rejoindre. Marie
est à Vannes, où je l'ai vue un instant... Ah I je suis heureux, mon
i!)tizedO¥GoO<^lc
70 REVUE DES DEUX MONDES.
ami! Elle avût parlé de moi au géDéral; il s'intéresse à notre
amour; il m'a attaché pour le moment h sa personne en me per-
mettant de faire avec lui cette campagne contre les Anglais. Il m'ac-
corde Ba confiance, et j'épouse Marie aussitôt que nous aurons repris
Quiberon à ces messieurs; c'est pour connaître t'état de leurs forces
et l'usage qu'ils en comptent faire que je suis venu sur ces eûtes
en observateur, chargé de voir, de comprendre, de deviner au be-
soin, et de rendre compte, le tout vivement, comme tu penses!
Sais-tu quelque chose, toi qui étais hier à Plouhamel?
CAD 10.
L'ennemi n'a rien résolu encore, il est divisé. 11 discute et ja-
louse. 11 perd son temps et sa poudre en escarmouches. Ils n'ont
pas les reins assez forts pour engager une vraie lutte, va! Que le
général arrive vite, qu'il les surprenne, c'est le moment.
HENRI.
Il le sait, et il est en marche.
CADIO.
Il devrait être arrivé ! Nos petits détachemens, suCfisans contre la
chouannerie de détail à travers bois, ne pourraient tenir en pays
ouvert contre un mouvement auquel se joindrait la population des
côtes.
HENRI.
J'ai ordre de vous fdre replier, si on vous attaque.
CADIO.
Dans ces aiïaires-là, on ne nous attaque pas; on nous cerne, et la
retrùte est impossible. N'importe après touti Cela est arrivé tant
de fois qu'une de plus ou de moins ne changera rien au destin de
la guerre. Si nous devons périr ici pour faire gagner quelques
heures à la marche des patriotes, soit! On fera son devoir, voilà
tout. (Aiiinti la tenèira.) Le soleil so lève , il est beau ! Tiens, regarde!
C'est le pays oCi j'ai passé mon enfance; je ne le revois pas sans
émotion! 11 n'est pas gai, mais je l'aime triste! Vois-tu là bas les
grandes pierres? C'est mon berceau. C'est là que j'ai été trouvé,
enfant abandonné. 11 y a au-dessus une grosse étoile blanche qui
scintille encore. Comme le ciel est InâifTéreiit à nos petites ques-
tions de vie et de morti Et la terre? Dirait-on, à voir cette mer
pûsible, cette plage encore muette et comme plongée dans les dé-
lices du sommeil, que des masses d'hommes se cherchent dans
l'ombre des collines, épiant l'heure de s'égorger? Bien ne bouge,...
aucun bruit n'annonce les combats I Qui sait si, avant que le soleil
rouge n'ait remplacé l'étoile blanche au zénith, il n'y aura pas des
membres épars et des lambeaux de chûr sur les buissons en fleur?
On dit que ces pierres dressées marquaient jadis les sépultures des
morts tombés dans la bataille... Elles attendent, mornes et sour-
i!)tizedO¥GoO<^lc
GUEBBB DE VENDEE. 71
noises. U y a longtemps qa'elles d'odI ba; elles ont soif du sang
des hommes I
HEflRI.
Ahl moQ poète Gadio, voilà que je te retrouvel Sùs-tu que,
paraù tes soldats, tu passes pour Uluminé?
CADIO.
Je passe pour sorder, je le sais.
HEHRI.
N'y a-t-il pas un peu de ta faute? tie crois-tu pas un peu toi-
même à tes visions?
CADIO.
Je q'ù plus de visions, mus j'ù te seatiment lo^que et sûr de
ce qui doit avoir été et de ce qui doit être.
HEDltl.
Ta n'es pas modeste, mon camarade I
CAblO.
Pourquoi aurais-je de la honte ou de l'orgueil? Les idées sont
lOQJoors entrées en moi sans la participation de ma volonté. Elles
étaient dans l'air que j'ù respiré, elles me sont venues sans être
appelées; qui peut commander à ces choses?
BEMRI.
Toujours iataliste?
CADIO.
Je ne s^ pas ; je n'ai pas eu le temps de lire assez de livres
pour bien connaître le sens des noms qu'on donne aux pensées. J'ai
là, dans l'âme, un monde encore obscur, mus que des lueurs sou-
daines traversent. Quand la vérité veut y entrer, elle y est la bien-
venue. Elle y pénétre comme un boulet dans un bataillon, et tout
ce qui en moi n'étùt pas elle n'est plus.
HENRI.
Ne crains-tu pas de prendre tes instincts pour des vérités, Cadio?
Od dit que tu es devenu vindicatif?
CADIO.
Je ne suis pas devenu vindicatif, je suis resté inexorable, ce n'est
pas la même chose. J'ai été craintif, on m'a cru doux,... je ne l'é-
tais pas. Je haïssais le mal au point de haïr les hommes et de les
foir. Dieu ne m'avait donné qu'une joie dans la solitude, un verbe
intérieur qui se traduisait par la musique inspirée que je croyais
entendre, quand mon souffle et mes doigts animaient un instrument
rustique et grossier. J'ai rêvé, dans ce temps-là, que je me met-
tais, par ce chant sauvage, en contact avec la Divinité; j'étais dans
l'erreur. Dieu ne l' entendait pas; mais j'élevûs mon âme jusqu'à
lui, et je faisais moi-même le miracle de la grâce. A présent je
sais que Dieu est le foyer de la justice éternelle, et que sa bonté ne
i!)tizedO¥GoO<^lc
72 BEVUE DES DEUX MO\DE!i.
peut pas ressembler à DOtre faiblesse. 11 est bon quand il crée et
non moins grand quand il détruit. La mort est son ouvrage comme
la vie... Peut-être que lui-même vit et meurt comme la nature en-
tière, à chaque instant de sa durée indestructible. Qu'est-ce que la
mort? La même chose pour les bons et les mécbans. Ce n'est pas
UD mal que de mourir. Le malheur, c'est de renaître méchant quand
on l'a déjà été. C'est pourquoi il faut faire de la vie une expiation,
et vaincre toute faiblesse pour établir le règne austère de la vertu.
Le passé de la France a été souillé, il faut le purifier, c'est un de-
voir sacré. Moi, je n'ai qu'un moyen, c'est de détruire la vieille
idole à coups de sabre. J'use de ce moyen avec une volonté froide,
comme le faucheur qui rase tranquillement la prairie pour qu'elle
repousse plus épaisse et plus verte!
BENRI.
Je ne puis te suivre dans le monde d'idées étranges que tu évo-
ques. J'ai une religion plus humble et plus douce. Je fais Dieu avec
ce que j'ai de plus pur et de plus idéal dans ma pensée. Je ne puis
le concevoir en dehors de ce que je conçois moi-même. — Tu sou-
ris de pitié? soitl Ma croyance a du moins de meilleurs effets que
la tienne. Tu poursuis la sauvage tradition de la vengeance; moi, je
rêve le règne de la fraternité, et j'y travaille, même en faisant la
guerre, dans l'espoir d'assurer la paix.
CADIO, B'K un lonpir.
Rentrons dans la réalité palpable, si tu veux. Je pense bien que
tu apportes ici tes idées de clémence de tes généraux. C'est un
malheur, un grand malheur! Moi, je proteste!
HENItl.
Briseras-tu ton épée parce qu'on te défendra de la plonger dans
la poitrine du vaincu?
CADIO.
Non! je sais qu'il faudra revenir & la terreur rouge ou perdre la
partie contre la terreur blanche. Jamws les aristocrates ne se ren-
dront de bonne foi, tu verras, Henri! Ils relèvent déjà la t£te bien
haut! (Uonlrant au loin l'eacadie ugUÎU.) Et VOllà le frult dCS traïtés!
Voilà le résultat du baiser de paix de la Jaunayel Je les ai vus à
Nantes, ces partisans réconciliés! Ils crachaient en public sur la
cocarde tricolore, et il fallut souffrir cela! Notre sang paiera la lâ-
cheté de votre diplomatie, pacificateurs avides de popularité! Peu
vous importe! nous sommes les exaltés farouches dont on n'est pas
fâché de se débarrasser... Quand vous nous aurez extirpés du sol,
vous n'aurez plus à attendre qu'une chose, c'est que l'on vous cra-
che au visage !
BEKHI-
Voyons, voyons, calme-toi 1 tu vois tout en noir. Tu as besoin de
i!)tizedO¥GoO<^lc
GDEBRE DE TENDEE. 73
me retrouver, moi l'espérance et la foi! Entre l'ivresse sanguinaire
et lapaUence des dupes, il y a un chemin posùble, et jamais l'hu-
manité n'a été acculée à des situations morales sans issue.
CADIO.
Tu te trompes, il y en a! Tu crois à ta bénigne Providence 1 Tu
ne connais pas la véritable action de Dieu sur les hommes; elle est
plus terrible que cela : elle a ses jours mystérieux d'implacable
destnicUoQ, comme le ciel visible a la grêle et la foudrel
HBnni. '.
Ces ravages-là sont vite elTacés, en France surtout. Le soleil y est
plus bienfaisant que la foudre n'est cruelle; il est comme Dieu, qui
a lait l'un et l'autre. Le moment va venir où nous pourrons fermer
les registres de l'homicide, et Quiberon sera peut-être la dernière
de DOS tragédies. C'est alors que nous pourrons aider le gouverne-
ment chancelant encore à entrer dans la bonne voie. C'est à nous,
jeunes gens, c'est à nos généraux imberbes, c'est à des hommes
comme toi et moi, fruits précoces ou produits instantanés de la ré-
volution, qu'il appartient de replanter l'arbre de la liberté tombé
dans le sang. C'est la pensée de Hoche. Tu dois l'entrevoir pour t'y
conformer. 'Tu n'es encore qu'un petit ofCcier, Cadio; mais tu as
voulu devenir un homme, et tu l'es devenu. Ta conviction, ta vo-
loDté ont autant d'importance que celles de tout autre, et ce n'est
pas QD temps de décadence et d'agonie celui où tout homme peut
se dire ; J'ai reçu la lumière et je la donne; mon esprit peut se
fortifier, mon influence peut s'êlendre. Je ne suis plus une tête de
bétail dans le troupeau, et je ne suis pas seulement un chîiïre daos
les armées. J'aurai dans la patrie, dans l'état, dans la société, la.
place que je saurai mériter. Si les gouvernemens se trompent et
s'égarent encore, je pourrai faire entendre ma voix pour les éclai-
rer. Renonce donc à ton fanatisme sombre! Le temps n'est plus où
cela pouvût sembler nécessaire au salut de la république : une ra-
pide et cruelle expérience a dû nous détromper. Plus de dictateurs
hébétés par la rage des proscriptions et des supplices, plus d'hom-
mes ivres de carnage pour nous diriger! Ayons une républi-
que maternelle. Ce ne serait pas la peine d'avoir tant souffert pour
n'avoir pas su donner le repos et le bonheur à la France !
CADIO, iriwe.
Henri! Henri! vous avez les idées d'un chevalier des temps
passés! vous ne voyez pas que nous sommes encore loin du but où
ïous croyez toucher. Vous êtes un noble, vous, et peu vous im-
porte le gouvernement qui sortira de cette tourmente, pourvu que
votre caste soit amnistiée et réconciliée. Vous êtes si loyal et si pur
que vous croyez cela facilel Moi, je vous dis que cela est impos-
i!)tizedO¥GoO<^lc
7à R£VL'E DES DEUX UONDES.
sible, et que, si vos jeunes généraux se laissent entraînera la sym-
pathie que leur ont déjà trop inspirée la bravoure et l'obstioaUon
des Vendéens, le règne de l'égalité est ajourné de plusieurs siècles!
Voilà ma pensée, mais je ne peux la dire qu'à toi, et toute la liberté
dont on me gratifie consiste à me faire tuer dans cette bicoque que
je suis chargé de défendre, chacun de mes hommes contre cent!
HENRI.
Je vois que cela te préoccupe. Sache que les chouans ne veulept
pas nous attaquer, aujourd'hui du moins!
y ciDio.
Aujourd'hui... aujourd'hui il y aura quelque chose de grave,
Henri! Je sens cela dans ma poitrine, (n le regarde.) II ne t'arrivera
rien, à toi. Dieu merci!... mais... Parlons d'autre chosel attends
d'abord! (n » i u pone a i> cainne.) Tu es là. Motus?
MOTDS, ipprochant.
Présent, mon capitùne.
Fais seller mon cheval, je vais faire une reconnaissance.
HENRI -
J'irai avec toi.
MOTUS.
Le poulet d'Inde... Pardon! je veux dire le cheval du colonel
sera prêt aussi dans cinq minutes. Il mange l'avoine, (n lott.)
HEURI.
Te voilà tout à coup très ému; qu'est-ce que tu as?
Rienl Tu me raconteras tes campagnes, n'est-ce pas? Ce doit être
bien beau de fùre la guerre à de vrais soldats!
HENRI.
Tu n'as pas voulu me suivre.
CADIO.
Non ! ma place était ici. Les belles choses que tu as fûtes me
consoleront de la triste besogne à laquelle je me suis voué.
HENRI.
Mon cher ami, je crois que je ne pourrai pas te les raconter. Je
les ai oubliées déjà en revoyant la femme que j'aime. C'est elle qui
a fût mes prodiges de bravoure, sou influence me soutenait dans
une région d'enthousiasme où l'on peut accomplir l'impossible.
CADIO.
Alors tu as oublié... tautre? Cela m'étonne; je ne croyais pas que
l'on pût aimer deux fois.
UEBBl.
Aimer longtemps qui vous dédaigne, est-ce possible? Ce serait
de la folie !
i!)tizedO¥GoO<^lc
GUERRE DB VENDEE. 75
Hais l'amoar n'est que folie,... & ce qu'on dit du moins!
A ce qu'on dit? Ta n'as donc pas encore aimé, toi?
CADIO.
J'ai fait un vœu, Henri.
HBRni.
Allons donc I
CADlO.
Oui, je suis vierge, moi! J'ai juré de n'appartenir à aucune
femme avant le jour où j'aurai donné de mon sang & la république. ..
BBHRI.
Ne le donnes-tu pas tous les jours?
CADIO.
Tous les jours je l'offre; mais les balles des chouans ne veulent
pas entamer ma chair, et devant mon regard il semble que leurs
baïonnettes s'émoussent. Cela est bien étrange, n'est-ce pas? J'ai
traversé des boucheries où je suis quelquefois resté le seul intact.
Je n'ai pas eu l'honneur de recevoir une égratignure, et j'en suis
bonteux. Voilà pourquoi je crois à la destinée. 11 Eaut qu'elle me
réserve une beùe mort, ou qu'elle ait décidé que je ne serais jamais
digne d'oETrïr à une femme la main qui a tant tué, sans avoir eu à
essuyer sur mon corps le baptême de mon sang! luatm «nire *% un u
aiai muiuin. ) Lcs chevaux sout prêts?
MOTCS.
Oui, mon capitaine.
CADIO, tne on inobli latiuaoriMtl*.
C'est bien, mon ami! (n v>n mk houii.)
MOTDS.
Fichtre I... mon ami I.., lui qui ne dit jamais ce mot-là au trou-
pierl) — et ce regard triste et boni... Ficbtrel... AllonsI mon af-
faire est dans le sacl c'est réglél c'est pour aujourd'hui. Sacredieal
j'aurais pourtant voulu flanquer une raclée aux Anglais auparavant I
JAVOTTE , entrant pnnr dnwnlr.
Qu'est-ce que tu as donc, citoyen trompette? tu as l'air contrarié?
■OTDS.
C'est une bêtise, belle Javotte; dans notre état, il faut être tou-
jours prêt à^répondre à l'appel... Qu'un bûser fraternel de vos lè-
vres de roses me soit octroyé, et je prendra la chose en douceur.
JAVOTTE.
On baiser? Le voilà pour m'avoir dit vous! C'est gentil, un mi-
Etaire qui dit VOIU à une femmel (EUa Ini aonne un lulni m 1< front.)
REBEC, «iitnnt
Eb bien, Javotte, eh bien?
i!)tizedO¥GoO<^lc
76 REVUE DES DECX MONDES.
MOTOS.
Laisse-la faire, citoyen fricotier! c'est sacré, ça! Souriens-toi ce
soir de ce que je te dis ce matin : c'est sacré.
REBEC.
Qu'est-ce qu'il veut dire?
SCÈNE IX.
(HSme locftt, intiiie jour, midi.)
HENRI, JAVOTTE, tm, L\ KORIGANE.
HENRI, enlnnl.
OÙ est le capitaine?
lAVOTTE, qui tcMn de nngar al d« balsTtr.
Par là, dans le jardin avec mon maître, qui souhaitait lui parler.
Faut-il lui dire...
BBHnt, •'■pprochui »t !• Mbla.
Non, merci. Il y a id de quoi écrire?
JAVOTTE.
Voilai
HENRI.
C'est tout ce qu'il me faut. UtToite >ort.) Chère Hariel Je parie
qu'elle est déjà inquiète de moi! di écrit, au bant do queiqngi tnium, i»
Koiigane entre »nt brait at le ragaida. Hsnri is rotouniant,) QuC demandeS-tUi
petite?
LA KORIGAKB.
Petite je suis, c'est vrai; mus j'ai la volonté grande, et je tiens
devant Dieu autant de place que toi, Henri de Sauviferest
HBHRI.
Oui-dal voilà qui est bien parlé, mafiëreBretonnel... Hûs... at-
tends donc; je te connais, toi ! tu es la Korig&ne de Saint-Gueltas?
LA SORIGANB.
Tu m'as donc vue au feu, en Vendée? car tu étais à l'armée du
Nord quand j'ai été serrante dans ton cbftteau.
BBNRI.
C'est au feu en effet que je t'ai vue... intrépide... et atroce!...
Que me veui-tu, méchante créature?
LA KORIGANE.
Je veux te parler.
BBHRI.
Tu viens de la part de ton maître 7
LA KORIGANE.
Non. Je viens sans qu'il le sache, au risque de le f&cher beau-
coup!
i!)tizedO¥GoO<^lc
GDEBRE DE TENDES.
LA KORIGANE.
Je le quitte «je le hais!... Mais, réponds-moi vite, aimes-tu en-
core ta cousine Louise?
HENRI.
l'oe question en vaut une autre. Qu'est-ce que cela te fut?
LA KORtGAnE.
Tu te méQes de moi : c'est malheureux pour ellel
HEHRI.
Court-elle quelque danger?
LA EOIUGAHE.
Toi seul peux la sauver du plus grand qu'elle puisse courir. Elle
s'est enfuie de chez son mari avec sa tante; elle voulût aller à
Tannes rejoindre M"* Hoche, qui l'attend. Elle a profité de l'ab-
sence du maître, qui avait dit comme ça : Avant d'aller à Quiberon,
j'irai aux Sables-d'Olonne rassembler des amis. Nous avons pris
one barque et nous sommes venues à Locmariaker, k l'entrée du
M(»-bihan; maïs à peine entrions-nous dans la ville, nous avons ap-
pris que le marquis était Iji avec une bande de chouans. Nous nous
sommes vite rembarquées sur un méchant bachot, le seul qui ait
TonJu nous conduire du cAté des Anglais, et qui nous a posées par
ici, sur la grève. Je connais le pays, j'en suis! J'ù amené Louise
dans ce bourg; je l'ai cachée dans la maison d'une femme que j'ai
autrefois servie, mais je ne suis pas tranquille. Saint-Gueltas doit
être sur nos traces. A Locmariaker, j'ai vu la figure de Tirefeuille
SDF le port, et il doit nous avoir reconnues. Lonise tombait de fa-
ttgne quand nous nous sommes réfugiées ici à l'aube du jour. Elle
adormi; moi, j'ai veillé dans une chambre en bas, où tout à l'heure
deux soldats bleus sont entrés pour demander à boire. Je les ù
servis, et ils disaient : Le colonel de Sauviëres est arrivé, il est à
l'auberge. — J'y suis venue vite sans avertir Louise. J'ïû reconnu
céans Javotte, que j'avais vue dans le temps à Puy-la-Gaerche, et
me voilà pour te dire : Veux-tu sauver ta cousine ? Sans toi, elle
est perdue.
HEHRI.
Conduis-moi auprès d'elle.
LÀ KOntflAHB.
Non , on te verrùt, et Saint-Gueltas n'est peut-être pas loin. II
TOUS surprendrait et il vous tuerût tous les deux. Louise peut venir
ici où tu as des soldats pour la défendre. Je vais la chercher.
BENRI.
Oui, cours! Non, attends! Ceci est un piège de talàçonl Son
mari a été jaloux de moi; toi, tu es sa maîtresse ou tu l'as été : tu
i!)tizedO¥GoO<^lc
78 RtTtlE DES DEUX MONDES.
Tûmes passionnémeot, on le sût. Tu dois haïr Louise et la trahir.
C'est pour ta mieux perdre que tu veux l'attirer chez moi.
LÀ KOHIGANB.
Je ne suis plus jalouse de la pauvre Louise; le maître ne Yaime
plusl
HERBI.
Tu mens I II la poursuit , il la soupçonne, il veut la ramener chez
lui;... donc il l'aime.
LA KORIGine.
Il veut l'empêcher de trahir sa conduite, voilà ce qu'il Veut!
M"* de Roseray, sou ancienne maîtresse, la belle des belles, la
maudite des maudites... ohl c'est celle-là que je hais et que je
voudrais voir morte I Elle l'a repris dans ses grifTes ; elle règne chez
lui, elle le rend foui Elle m'a fût chasser, moi... moi, à qui le
maître devait tout I
HENM.
Tu as du dépit... un dépit tout personnel... Tu dois mentir!
LA KORICINS, nvpput da plid.
Tu ne me crois pas? Misère et malheur! Voilà ce que c'est!...
Ah ! je le sus bien que pour Saint-Gueltas je peux fûre tout ce qu'il
y a de plus mal ; mais quand je veux faire le bien, une fois dans
ma vie, on me dit : Tu meus!... Allons I qu'il la trouve où elle esti
Sachant où vous êtes, il ne l'accusera pas moins d'être venue ici
pour vous. C'est tant pis pour toi, pauvre Louise! Dieu sait pour-
tant que je te pliùgnais, toi si malheureuse, et que, si j'avais pu
finir par aimer quelqu'un, c'est toi que j'aurais ùméel
BEKBI, lnpp« d* U rolr plnrar.
Explique-toi tout à fût ; dis toute la vérité I Pourquoi quitte-t-elle
son mari? L'a-t-il menacée, maltraitée?
LA KQRIGAHB.
Il a fait pis, il l'a avilie! L'autre est venue demeurer chez lui;
elle a trûté Louise comme une vrûe servante. Elle a su que par moi
elle envoyait des lettres en secret : c'étaient des lettres à M"' Ho-
che; elle a fait croire au maître que c'éuûent des lettres pour vous.
HBHKI.
n ne le croit plus; tout peut être éclairci. Va chercher Louise et
sa tante.
LA KOKIGAHB.
J'y cours.
HBHRt.
Et puis tu tâcheras de trouver Sûnt-Gaeltas ; tu lui diras que je
l'attends et que sa femme est chez moi.
LA EOBICARB.
Tu veux te battre avec lui?
i!)tizedO¥GoO<^lc
GUERRE DE VENDÉE. 79
HBnni.
Je veux qu'il me rende compte de sa conduite envers elle.
LA KOHIGANB.
Benri de Sanviëres, ne fais pas cela I on ne tue pas Saint-Gueltas,
c'est lui qui tue les autres.
HENRI.
C'est-à-dire que tu ne Teus pas qu'il s'expose à être tué par moi ?
LA KORIGANB, qai m nr la snll de U ne.
Je ne cnùns pas ça! Saint-Gueltas ue mourra que quand il sera
las de vivre. D'iûIIeurs il a plus d'hommes que toi, ne lui cherche
pas querelle, f^ sauver Louise bien vite et ne dis rien... Mais...
qui rient là7 Louise elle-même? Allonst c'est sa destinéel fais ce
que tn voudras; moi, je vus guetter pour dérouter Saiat-Gueltas,
s'il vient par ici.
HEIIRI.
Au contraire dis-lui que je l'attends de pied ferme! (Lt Kongine
nn pu l> CDiiine, Hsnri Ta aniiii U parti de l'eualiai; entrant Loniie et w Uote
UfDi)«*> en Bietaïuie*.)
SCÈNE X.
HENRI, LOUISE, ROXANE, p.i< SAINT-GUELTAS.
HENRI.
<rez, et ne Cr^gnez rien. (Looiie, plle «t tremblante, tul tend u rniiD
""tiendirt.)
ROXAHE.
Nous ne crûgnons rien de toi, puisque nous venons te trouver.
Noos voilà comme Goriolan chez les... Je ne me souviens plus, ça
ae fait rien !
LOUISE.
Maa venons d'apprendre que vous étiez ici, nous n'avons pas
réfléchi, nous sommes accourues.
ROXARE, i LodIh.
Je te le disùs bien que ce vaurien-là serait content de nous voir.
&h çà, misérable jacobin, tu ce m'embrasses donc pas?
HENRI, l'embruMBl.
Ahl de tout mon cœur, chère tante; mais parlons vite, il le faut.
EstH:e vrai, tout ce que m'a dit la Korigane ?
KOXAHB.
La Kor^aoe? tu l'as vue?
BEHRl.
Elle sort d'id.
iBtizedOyGoOt^lc
oU REVUE DES DEUX MONDES.
BOXAKE.
Je pensais qu'elle dous avait abandonnées ou trahies. Que t'a-
t--«lle dit?
HEKRI.
J'ose à peine le répéter devant Louise.
LODISE.
Si elle A accusé M. de La Bochebrùlée, elle a eu tort. Je quitte
sa maison parce que, le voyant lancé dans une expédition périlleuse
et décisive, que du reste je n'approuve pas, je serMs pour lui une
préoccupation et un danger de plus. Quand les chefs d'insurrection
quittent leurs demeures, on les brûle, et les femmes deviennent ce
qu'elles peuvent. J'ai demandé asile à Marie pour quelques jours.
De là je compte, avec sa protection, gagner l'Angleterre, où M. de
La Rochebrûlée viendra me rejoindre, si, comme je le crois, l'ex-
pédiUon échoue par la trahison des Anglais.
HENRI.
Ainsi c'est avec l'agrément de Saint- Gueltas que vous venez
toutes seules vous jeter dans un pays occupé par nous sur le pied
de guerre, au risque de n'y pas rencontrer un ami pour vous pré-
server? Votre explication manque de vraisemblance, ma chère Louise,
d'autant plus que vous n'êtes pas femme à abandonner l'homme
dont vous portez le nom à la veille de si grands événemens, dans la
seule crainte d'en partager les malheurs et les dangers. Vous avez
une autre nûson; quelqu'un vous chasse de chez vous, et votre mari
repousse votre dévouement.
LODISE.
Ne croyez pas...
nOXAKE.
Louise, c'est trop de considération pour un scélérat. Je dîr^ la
vérité, moi!... Je veux la dire!...
LODISE.
Ma tante, vous m'aviez juré...
HOXAXE.
Tant pisi j'aime mieux me parjurer, j'aime mieux mourir que
de rentrer dans cet affreux donjon où nous avons souffert tout ce
que l'on peut souffrir. Henri, tu as deviné juste, ou si c'est là ce
que t'a dit la Korigane, elle t'a dit la pure vérité; cette fille nous
est dévouée, et elle n'est pas menteuse. On nous a humiliées, oppri-
mées, Saint-Gueltas l'a souffert sous prétexte d'une jalousie feinte;
il nous a laissées sous la garde de M""' de Roseray et de quelques
bandits prêts à tout pour lui plaire. Notre vie, notre honneur même,
étaient menacés. Si la Korigane te l'a caché, elle n'a pas tout dit.
Donne-nous un sauf-conduit, une escorte, un moyen quelconque
de gagner Vannes ou l'Angleterre. Nous ne pouvons pas nous réfu-
i!)tizedO¥GoO<^lc
GUERRE DE VENDÉE. 81
gier à QuiberoD, le marquis nous y reprendrait. Louise ne veut
pas demander au commandant de l'escadre angltûse les moyens de
fuir. Ce serait accuser ouvertement soq mari et le dépouiller des
honneurs qu'il ambitionne. La république seule peut nous sauver,
nous nous jetons dans ses bras, Si c'est une honte pour nous, que
le péché retombe sur la tête de l'indigne qui nous y force I
S1I1IT-«DBLTAS, iDrunI d-on lii br^un enhccé dann la bolurle comme un Urolt «I ternie
Merd, mademoiselle de Sauyiëres I Voilà qui est bien parlé ! Votre
douce voix m'a réveillé d'un profond sommeil que la peine de cou-
lir après vous m'avait rendu fort nécessaire. Je demande pardon au
colonel de m' être ainsi introduit dans son logement pour m'y re-
poser en sûreté comme chez un ami; j'ai eu la meilleure idée du
inonde, puisque je m'y trouve à point pour répondre à votre élo-
l]Uent plaidoyer contre moi. (Koiaae et Laaii« u «mt millacliTtmcol r«ru-
fiiu dsnière B«nii. Sijat-Qaellai âcUla de rire.) Eu Vérité, mOUSieur lo
comte, ces dames vous font jouer, bien malgré vous, je le sais, un
râle très comique ! Vous voili constitué vengeur de l'innocence à
bien bon marché t
HEKHI.
Je ne sais qui joue ici un râle de comédie, monsieur. Si vous avez
entendu ce qui s'est dit, vous savez que M°" de La Rocbebrùlée,
loin de vous trahir, vous défend; mais deux autres personnes, dont
l'une est digne de mon respect, vous accusent, et je vous soup-
çonne sérieusement d'avoir manqué à vos devoirs envers ma pa-
rente. Je suis l'unique appui qui lui reste, et qu'elle l'accepte ou
non, je jure qu'elle l'aura. Justifiez- vous, ou rendez-moi raison de
votre conduite.
LOUISE, t Salat-GoflIH.
Ne répondez pas, monsieur, c'est à mol de parler. Je n'ai aucun
reproche à vous faire ici. Je le déclare devant mon couûn, et, tout
en le remerciant de l'intérêt qu'il m'accorde, je le prie de ne pas
m'oQhr une protection que je dois recevoir de vous seul.
SAIHT-GCELTAS.
En d'autres termes, ma chère amie, vous l'engagez à ne pas
s'immiscer dans nos petites querelles de ménage? Vous avez raison.
Moi, je lui pardonne de tout mon cœur ce mouvement irréfléchi,
mais généreux. C'est un noble caractère que le sien ! Nous nous
connaissons depuis ce matin, et j'aurais grand regret de l'offenser.
Kies-lui donc qu'après un accès de jalousie mal fondée vous recon-
naissez votre injustice et rentrez volontairement sous le toit conjugal.
LOUISE, pAle el piële 1 dirallUr.
Oui, mon cousin, je confirme ce que M. de La Rocbebrùlée vient
<ie vous dire.
Toui Luii. — 1867. a
îdoyGoo<îlc
82 REVUE DES DEliX MONDES.
noxANE.
Alors j'en al menti, moi! Ne la crois pas, Henri I (uontmit saint-
Gueius ayoG effroi.) Préserve-nyus de sa vengeance; nous sommes per-
dues, si noua retournoas chez lui!
SiiaT-GDELTAS, miHiutBr.
Si telle est votre pensée, ma belle dame, il me semble que vous
voilà sous l'égide de la république et que rien ne vous force à suivre
votre nièce.. . Quant à moi, je la reconduis chez elle, et je la prie de
vouloir bien accepter mon bras.
HEURI.
Un instant, monsieur! Je vois ma tante sérieusement effrayée et
Louise prête à s'évanouir. Est-ce bien chez elle que ma cousine va
rentrer?
SAIKT-GDELTAS, tntuUInl.
Que voulez-vous dire, monsieur?
HEHRt.
Je veux dire qu'une femme n'est plus chez elle quand une rivale
y a plus d'autorité qu'elle-même. Je n'ai pas le droit, je le recoa-
nais, de juger le plus ou moins d'affection sincère que vous portez
à votre compagne; mais j'ai le droit de juger un fait extérieur et
frappant. Si une étrangère règne dans sa maison, elle n'a plus de
maison. La loi juge ainsi cette situation et donne gain de cause à
l'épouse dépouillée de sa légitime dignité. Vous vous placez, par
la guerre que vous faites à votre pays, en dehors de la loi, et
Louise ne pourrait l'invoquer. C'est à moi de la remplacer auprès
d'elle, et je vous somme de me dire si vous comptez faire sortir de
chez vous madame...
SAINT-GCELTAS.
Ne nommez personne, monsieur, car celle que l'on calomnie est
aussi votre parente. Elle ne sortira pas de diez moi, elle en est
sortie. En apprenant la fuite de ces dames, pour ne pas voir re-
commencer pareille folie, j'ai envoyé un esprîs à la Rochebrûlée.
(A Louiie.) Vous ne l'y retrouverez pas, je vous en donne ma parole
d'honneur... que vous seule avez le droit de me demanderl Êtes-
vous satisfaite?
LOUISE.
Oui, monsieur, partons!
BENRl.
Louise, vous me jurez, à moi, que vous ne doutez pas de la pa-
role qui TOUS est donnée?
s A IN T-e DEL TAS.
Diable! vous êtes obstiné, monsieur de Sauvièresl Vous abusez
de la reconnûssance que je dois à vos bons procédés.
LOOISS, TiTtmgnL
J'ai confiance, Henri, je vous le jure ! (a eoiub.) Adieu, ma tante !
i!)tizedO¥GoO<^lc
GUERHE DE VENDÉE. 83
nOXANE.
Tu crois que je vus te laisser seule avec ce perfide? Non, je
monnai avec toi!
SilNT-GUELTAS, rliDL
Très bien! dévouement sublime 1 Adieu, monsieur le comte, sans
ranconel
Adieu, Henri I
SCÈN^ XI.
Les UEmES, CADIO, «m pmli « monNit oii SaMt-eull» onin U pHU,
poli RfiBEC.
CADIO, l< ub» k u ulB.
PardoDl TOUS êtes prisonnier, monsieur!
SIIHIWXIKLTAS, mfpriHBI.
Allons doncl quelle plfdsanteriel
CADIO.
M'essayez pas de réùster, les précautions sont prises. Rendez-
vous t
BBIfItl, ■iT«mi aalBt-Culiu, qui • potU lu mila k ttt pljialtu.
Lusses, monsieur, ceci me regarde, (a oaio ,<u u uan, dsTut i«i mi-
uuiiB «ai accnpcnt la cuiiine.) 11 y a entre cc cbef et moi des conven-
tions qui suspendent les hostilités quant à ce qui le concerne per-
sonnellenient. Laissez-le se retirer librement.
CADIO, 1 g«iai-CMliu «Te* an* ipaBiuflU At nbbImIqi miliult*.
Passei. (A Hoiine.) Passez aussi.
BAI HT- G DELTAS, la T07UI antUt LoalH.
Hadame est ma femme I
CADIO.
Non.
SAIHT-GDBLTAS, npUHBt li pciu qa'U ■ dijt ftiuhia.
Comment, non? Est-ce que tous êtes fou 7
CADIO.
Fennez cette porte, je tûs tous répondre.
SAIHT-GDELTAS, Mtwnuii d«rUn lai.
. Voyons I
CADIO.
Cette femme n'est pas la TÔtre; elle est la mienne.
HBHBI.
Que dis-tu U( Gadio? c'est absurde I
SAlHT-GnBLTAS, Irto *mfHt.
CadlO?... (LouiM •( BoioD* ncDisBt, itonoéti <1 IbiuIui.)
CADIO, t SdiMlMliM.
Oui, Cadio que tous aTez liùt assas^er, et qui est U, deTant
iBtizedOyGoOt^lc
bà REVCE DES DEUX UOHDES.
VOUS, comme un spectre pour vous accuser et pour vous dire :
Vous D'emmèaerez pas cette femme. Il oe me plaît pas qu'elle
suive davantage sod amant.
HE KHI.
SoD amant 7
Ne m' outragez pas, Cadio 1 Je vous croyais mort quand un prêtre
a béni mon mariage avec monsieur...
Je le SEÙs; mais ce mariage-là ne compte pas sans l'antre, et
l'autre n'est pas détruit par celui-là. Votre seul mari, c'est moi,
Louise de Sauviëres, et il ne me convient pas, je le répète, de vous
laisser vivre avec un amant I
SAIST-GUELTAS, IranlqiM.
Si cela est, il est temps de vous en aviser, monMeur Cadio !
CIDIO.
Il n'y a pas de temps perdu. II n'y a pas une heure que je sus
la validité de mon maiiage avec elle, (n tout» i« pond et r>it dd «bi».
Bebac parait.) VeUeZ îci, VOUS, avanceZ 1 (Rebec entra, un peu tnabl»; Cadio
tBterma u porte.) Parlez 1 qu'est-ce que vous venez de me dire?
IIOIIHB.
Ah t c'est lui?... Qu'est-ce qu'il dit, qu'est-ce qu'il prétend, ce
coquin-là 7
SEBEC, rcpnniDl ta l'atnrsarM.
J'ù dit la vérité. Le mariage est légal, les actes sont en règle,
et les vrais noms des parties contractantes y sont inscrits.
CAKIO.
Montrez la copie.
HEBEC, la nntiuat t Henri.
Ce n'est qu'une copie sur papier libre, mais on peut la confron-
ter avec la feuille du registre de la commune dont j'étais l'oflicier
municipal.
BOSANE.
Hiùs cette feuille a été déchirée I
RE BEC.
Elle ne l'a pas été.
roxaub.
Cest une infamie I Alors moi...
REBEC.
Vous aussi, madame, vous êtes mariée ; m^s l'incompatibilité
d'humeur vous assure de ma part la liberté de vivre où et comme
vous voudrez.
BOXAnE.
C'est fort heureux! Tu ne prétends qu'à ma fortune, misérable!
i!)tizedO¥GoO<^lc
GDERKE DE VENDEE. 85
BEBEC.
On s'arrangera, calmez-vous I
Ged est un toar de fripoD, maître Rebec [ Je ne te croyùs pas
à màUn et ai corrompu.
REBEC.
PardOD, monsieur Henri. Ma première intention n'était que de
soDStrûre ces dames et moi-même k la persécntion; mais, quand il
s'est agi de rédiger un faux, j'ai reculé devant le déshonneur. Ces
dames pouvaient lire ce qn'elles ont signé. J'ignore si elles en ont
plis la peine. On était Tort bouleversé dans ce moment-là... Elles
(mt âgné leurs vrais noms sur l'observation que je leur ai faite
que, reconnues pour ce qu'elles sont, elles ne seraient sauvées
qu'au prix d'un mariage bien fût. Elles doivent s'en souvenir.
HEUBl.
Mais Cadio lui-même m'a juré qu'on avùt lu de faux noms...
REBEC.
Ces dames ont été désignées, devant des témoins bénévoles et
peu attentifs, sous les noms d'emprunt qu'elles s'étùent attzibués;
mais ces témoins sont morts, je m'en suis assuré. La famine et
l'épidémie ont passé par là. II ne reste du mariage qu'un acte au-
thentique et régulier.
ROXAHE.
Qae tu devais détruire, lâche intrigant!
REBEC.
Que je n'ai pas détruit, madame, ne voulant pas vous faire porter
le nom d'un homme condamné aux galères.
ROIAHB.
Ah! tu crois que je le porterai, ton ignoble nom?
RBBEG.
Dans la vie privée, peu m'importe; mus dans tout acte civil,
TOUS serez, ne vous en déplûse, la femme Rebec, ou l'acte sera nul.
SIIHT-CDELTAS, qui ■ «eoué ■*« uIr» m ittaDiJon, bu t Loolie, itchniint.
Et TOUS, ma cbère, vous serez tout ausû légalement et trrévoca-
Uement la femme ou la veuve Cadio! Vous voye2 bien qu'il faut à
lout prix rompre avec les institutions révolutionnaires et annuler
la république, au lieu de se jeter dans ses bras !
LOUISE, bu.
Eaunenez-moi, monâenr, veuillez me soustraire & l'humiliante
àtuation ot je me trouve!
R0IA1*&, bu t Bnri.
Fais-nous parUr, vitel J'aime mieux le donjon du marquis que
de partiUes (Ûscuasions.
i!)tizedO¥GoO<^lc
86 BETUE DES DEUX MONDES.
Ces étranges difficultés doivent être examinées plus tard, lorsque
la loi pourra être invoquée par les deux parties. Quant à présent,
comme cela est impossible, ne les soulevons pas, et séparons-
nous.
CADIO.
Mus moi, je ne suis pas hors la loi, je Tinvoque; elle sanctionne
mon droit, la femme que j'ai épousée m'appartient, et par là elle
recouvre son état civil, elle rentre dans la loi commune.
SAtnIHÎDBLTAS.
Alors TOUS perâstez, vous ï
CADIO.
Oui, et c'est mon dernier mot.
SAINT-GDBLTAS.
Il est charmant! mus voici le mien. Je regarde votre opposition
comme nulle et je passe outre, car j'emmène ma femme, — ou ma
maîtresse, n'importe! Je tiens pour légitime celle qui s'est librement
confiée et donnée à moi, et qui n'a jamais eu l'intention d'apparte-
tenir à an autre.
LQOISB.
Cet homme le sait bien. Je croyais à son dévouement, à sa pro-
bité. Nous nous étions expliqués d'avance , il connaissait la pro-
messe qui me liait à vous. U regardait comme nul, et arraché par
la violence de la situation qui m'étùt faite, l'engagement que nous
allions simuler, et dont les traces écrites devaient être anéanties.
U était simple et bon alors, cet homme qui me menace aujourd'hui.
Le voilà parvenu, ambitieux peut-étrel... Non, ce n'est pas pos-
»ble! Tenez, Cadio, voilà votre anneau d'argent que j'avais con-
servé par estime et par amitié pour vous. Voulez-vous que je rou-
gisse de le porter î
CADIO, *mu.
Gardez-le, je mérite toujours l'estime pour cela...
SAIHT-GDELTAS, lliUrronrHil at KVMot 1* ktu i* LonlH.
Bien! assez! je pardonne à votre folie. Votre serviteur, monsieur
de Sauviëresl ucidi» qai ,oit pucé <i«ut u part*.) Allons, mordieul
faites place!
C&DIO.
A vous que couvre la parole du colonel, U le faut bieni mais à
elle, non. J'ai dit non, et c'est non !
Vous voulez me forcer à vous casser la tête?
HBHHI.
Vous ne pouvez rien ici contre personne, monàeur le marquis,
i!)tizedO¥GoO<^lc
GUERRE DE VENDEE. 87
pnisqa'en ruson de mes engagemens personne ne peut rien contre
voas. Je vous prie de ne pas l'oublier I
S&inr-G DELTAS.
11 p&ratt que l'on peut retenir ma femme prisonnière pour la
livrera cet insensé? Vous ne pensez pas que je m'y soumettrai,
monàeur de Sauvières. Faites-nous libres sur l'heure, ou je donne
un signal qui vous livrera tous à la merci des gens que je com-
mande. Croyez qu'ils ne sont pas loin et que l'on ne me fera pas
violence impunément. Vous voulez sans doute éviter d'exposer nos
hommes à s'égorger pour un motif qui nous est purement personnelî
voas avez raison. Faites donc respecter votre autorité, et mettez
aux arrêts cet officier qui se révolte.
UEKRI.
C'est inutile, monsieur, il cédera à la raison et à la justice, je le
connais. Permettez-moi de l'y rappeler devant vous. Il faut que
nu coQsine soit délivrée une fois pour toutes des craintes qu'une
situation si bizarre pourrait lui laisser. Soyez calme, mon devoir
est de vous protégea tous deux; je n'y manquerai pas, fallût-il sé-
vir rigoureusement contre mon meilleur ami. (a odio.] Admettons
que tu aies raison en droit, ce que j'ignore, tu as tort en fait. Il y
a là une situation sans précédent peut-être. Un instant la législa-
tion nouvelle a pu être méconnue par tout un parti résolu à ta dé-
truire; ma cousine appartenait & ce parti. Elle a cru prononcer
une vaine formule. Elle a eu tort, il ne faut pas se jouer de sa pa-
role, et certes elle ne l'eût pas fait pour sauver sa propre vie...
LODISE.
Non, jamais 1
Elle a surmonté reOroi de sa conscience par dévouement pour les
latres. C'est le plus grand sacrifice que puisse faire à la recoonais-
saoce et à l'humanité une âme comme la sienne. Tu l'as senti, toi,
tu l'as compris alors, car tu as suivi son exemple, et tous deux vous
avez commis, dans un religieux esprit d'enthousiasme, ime sorte de
sacritége ; vous avez oublié que les sermens au nom de l'honneur et
de la patrie sont fûts à Dieu, avec ou sans autel, avec ou sans
prêtrel mais votre erreur a été sincère et complète. D'avance tu
mis tenu M'" de Sauvières quitte de tout engagement envers
Un, ta me l'as dit toi-même ; elle a dû se croire libre, et en te
rétractant ta n'es pas seulement insensé, tu deviens coupable et
paijure.
CAD 10.
Vous direz ce que vous voudrez, elle n'est pas légitimement ma-
riée avec cet homme-là I elle ne pouvait pas l'être, elle ne le sera
[),oti.odOyGoO<^lc
S8 BEVUE DES DEUX MONDES.
jamais, elle ne sera pas la mère de ses eoraos. Si elle les reconnais-
sait, ils seraient forcés de s'appeler comme moi.
HENRI.
Soit ! Elle acceptera sans honte et sans crime la douleur de cette
situation, et vivra avec celui qu'elle a voulu épouser devant Dieu,
ignorant la valeur et l'indissolubilité de l'autre engagement. Mon
rôle vis-à-vis d'elle consiste à f^ùre respecter sa liberté morale, ne
me forcez pas à vous donner des ordres.
CADIO.
Je vous y forcerai, car vous ne m'avez pas convûncu. Je proteste
contre la liberté que vous voulez lui rendre, et je vous défie de me
donner sans remords un ordre qui m'inflige le déshonneur ! (a saint-
ou8iu«.) Oh! vous avez beau rire d'un air de mépris, vous! Je ne
connais pas vos codes de savoir-vivre et votre manière d'entendre
les convenances. Je ne sais qu'une chose, c'est que votre existence
me pèse et m'avilit. J'ai patienté tant que je me suis cru sans
droits sur cette femme et sans devoirs envers elle. Je sais à pré-
sent que, bon gré mal gré, je suis responsable de son égarement,
outragé par son infidélité, empêché de me marier avec une autre
et d'avoir des enfans légitimes. Elle m'a pris ma liberté, je n'en-
tends pas qu'elle use de la sienne. Elle devait prévoir où nous con-
duirait ce mariage. Moi j'étais un simple, un ignorant, un sauvage;
j'ai fait ce qu'elle m'a dit. Elle m'a traité comme un idiot dont il
était facile de prendre à jamais la volonté, sans lui rien donner en
échange, ni respect, ni estime, ni ménagement. One heure après
le mariage, elle se faisait enlever par un autre; ils ont cru se dé-
barrasser de moi, elle, en me jetant une bourse, lui, en me fusant
donner un coup de poigoard. Voilà comment ils ont agi envers
moi, et dès lors elle s'est regardée comme libre de devenir mar-
quise. Elle devait pourtant savoir qu'elle ue l'était pas. Son parti
était écrasé, ta république s'imposait, la loi étMt consolidée. Qu'elle
ne daignât pas porter le nom obscur du misérable qui le lui avait
donné pour la sauver, qu'elle ne voulût jamais revoir sa figure
chétive et méprisée, je l'aurais compris et Je n'aurais jamais songé
à l'inquiéter, mon dédain eût répondu au sien; mais, avant de se
livrer à l'amour d'un autre et de s'y faire autoriser par un prêtre,
elle eût dû au moins s'assurer de son droit, savoir si son premier
mariage ne m'engageùt à rien, moi, ou si, grâce à son amant, elle
était réellement veuve. Elle n'était pas à même de s'informer
peut-être? Eb bien! il fallait, dans le doute, agir en femme forte,
en femme de cœur, savoir attendre le moment où elle pourrait
invoquer l'annulation de notre mariage, j'y eusse consenti, et si
la chose eftt été impossible, il fallait subir les conséquences et
i!)tizedO¥GoO<^lc
GUEBRE DE VENDÉE. 89
conserver le mérite d'un acte de dévouement. U fallait faire vœu
de chasteté comme moi... Oui, comme moi; riez encore, marquis
Sidat-Gueltas, vous qui avez fait vœu de libertinage, et qui, en ré-
clamant cette femme au nom d'une religion que vous méprisez, la
condamoeE à subir l'outrage de vos infidélités I La malheureuse
vous fuyait, je le sais, je sais tout! Elle veut à présent retourner
à sa chaîne, elle ùme mieux cela que d'accepter ma protection;
mais mcn, qui ne puis me dispenser sans lâcheté d'exercer cette pro-
tection, je ne veux pas qu'elle traîne plus longtemps ma honte et
la sienne à vos pieds. Voyez, monsieur de Sauvières, si vous con-
sentez à y voir traîner le nom que vous portez. Quant à moi, je peux
lui pardonner l'erreur où elle a vécu jusqu'à ce jour : elle a pu croire
DOS tiens illusoires; en apprenant qu'ils ne le sont pas, si elle ne
quitte son amant k l'instant même, elle devient coupable de parti-
pris et autorise ma vengeance.
SAINT-CDeLTiS, loiijoDn [ronlquB.
Répondez, monsieur de Sauvières I Ma parole d'honneur, le débat
devient très curieux, et vous voyez avec quelle attention je l'écoute.
HEKRI.
Est-ce sérieusement, monâeur, que vous me prenez pour arbitre ?
SAIKT-GDELTAS.
Pour arbitre, mais non; je désire avoir votre opinion.
REHRI.
£t vous, Louise 7
LODISE, abillu.
Je le désire aussi, dites-la sans méaagement. Je reconnais
d'avance qu'il y a beaucoup de vrai dans les reproches qui me sont
adrets, et que j'ai eu, en tout ceci, les plus grands torts. Je les
ignorais, je viens de les comprendre.
SAlnT-GDELTA3, bu à LouUs.
On ne vous en demande pas tant ! ne soyez pas si pressée de
ïons repentir.
LOUISE, l'ilalliiaiit io lui.
Parlez, Henri l
HENRI.
Louise, vous devez vivre, à partir de ce jour, éloignée des deux
hommes qm croient avoir des droits sur vous. Une amie sérieuse et
digne vous offre un asile, acceptez-le, ouvrez les yeux. Nous tou-
chons au triomphe définitif de la république et à une ère de paix
durable où vous pourrez demander ouvertement la rupture de celui
de vos deux mariages que vous n'avez pas librement consenti.
Jusque-là les droits du premier époux sont douteux et ceux du se-
cond sont nuls. S'il vous est prescrit de le quitter, n'attendez pas
i!)tizedO¥GoO<^lc
90 «EVCE DES DEUX MONDES.
qu'un tel arrêt vous surprenne dans une situation condamnable.
Voilà moD avis. J'engage M. Sûnt-Gueltas & l'adopter sans appel.
LODISB, ininUaBU. uif réioliie.
Je l'accepte, moi; oui, je déclare que je l'accepte !
SAIN T-GDBL TAS.
11 est très bon k coup sûr, mais j'en ouvre an autre que je crois
meilleur, monsieur de Sauvières I Vous me voyez très calme dans
une râtuatiou qui serut odieuse et absurde, m je n'éiais bomme de
résolution, rompu aux partis extrêmes et aux décisions soudaines.
Je .viens d'écouter H. Gadio avec surprise, avec intérêt même. Je
vois eu lui un bomme très supérieur à sa condition sociale, et le
mépris que j'avws d'abord pour son rôle vis-à-vis de moi est de-
venu un désir de lutte sérieuse. J'accepte donc l'antagonisme, et il
ne me déplaît pas d'avoir devant moi un adversaire de cette va-
leur. Je consens à reconnaître qu'aux termes de la législation ac-
tuelle les droits de monsieur sont soutenables et que les miens ne
le sont pas; miûs, comme je ne puis reconnaître l'autorité morale
d'une loi faite par nos ennemis et qui blesse ma croyance politique
et sociale, comme d'ailleurs la femme qui a requis ma protectiiHi
à quelque titre que ce soit ne peut plus, selon moi, en invôqaer
une autre, il faut que le débat se termine par la suppres^on de
M. Cadio ou par la mienne. Je n'ai pas de sots préjugés, moi; un
duel à mort tranchera la question, et je le lui propose sur-le-champ.
Ma compagne restera près de vous, monsieur de Sauvières. Si je
succombe, je sais de reste qu'elle ne tombera pas au pouvoir du
vainqueur. Je la courte à votre honneur, à votre amitié pour elle.
LOUISE.
Obi mou Dieu, quel châtiment pour moi qu'un pareil combati
<A Sainl-aneltM.) Je VOUS SUpplle...
SAIKT-GDELTAS, risbiaunt.
Vous n'avez plus rien à dire. C'est à M. Gadio de répondre.
CADIO.
Ainsi TOUS me faites l'honneur de vous battre en duel avec moi,
monsieur le marquisT G'est bien généreux de votre part en vérité!
Vous n'avez donc plus personne sots la main pour me faire tuer
par trahison?
SAINT-GUELTAS , Irrilt.
Vous refusez?
Non, certesl mais je me demande lequel de nous fait honneur à
l'autre en acceptant le défi I
N'envenimons pas la querelle par des récriminations, (bm.) Mar-
chons; je serai un de tes témoins, et pendant que monsieur ira
i!)tizedO¥GoO<^lc
GUERRE DE VEHDÉE. 91
chercher les siens, ces dames resteront en sûreté ici sous la. garde
de ton lientenant. Viens, nous allons nous entendre sur le lieu et
sur les armes. (Odio m Saint-OnellM tOTMot. — A LsniM, qui, mq) poUTOir pat-
in, «ui* d« i'ut4UT.l Soyez calme, Louise I ayez la force d'&me que
commande une pareille situation. Elle est inévitablel {n «>n. -
LosîM, atUri* bd iotUat, ■'4Udc« ren U porte, iniii Haori l'i rattnni» an dabon.)
SCÈNE XII.
LOUISE, ROXANE.
ROXAKB.
Alors nous voilà prisonnières?
Mon, pas encore I (aiIa n la» u porta de raualiai at «nl«d Babsc, qui ail
■Mti pu U, Maraat at ntim U c\t; aile ravivât et le lalaae tombac ini nne chaiie.)
nOXAHE.
Où irais-ta d'ailleurs? Que ferais-tu pour empêcher ce duel? Les
bommes en pareil cas se soucient bien de nos frayeurs! Et puis
après? Quand le marquis serait tué, ce n'est pas moi qui l'arroserai
de mes larmes.
LODISE.
Ahl ne parlez pas, ne dites rienl... Je deviens follet
nOXANB.
Tu es folle en effet, si tu l'aimes... Et je le vois bien, bélasi tu
l'aimes toujoursl
LODISB.
Qu'est-ce que j'en sus? Je n'en sais rient Tétais morteUement
offensée, il me semblait que tout devût être rompu entre nous, et
que son infidélité, son injustice, son ingratitude, avaient comblé la
mesure. Il me semblait aussi qu'il soubaitût cette rupture, qu'il
ne la repoussait, l'orgueilleux, que pour m'empècher d'en avoir
l'initiative; mais vous voyez bien qu'il m'aime encore, puisqu'il
éloigne ma rivale, puisqu'il trouve l'occasion de briser nos liens
et qu'il s'y refuse au péril de sa vie !.. .
ROIAKE.
Tout cela, c'est son indomptable esprit de tyrannie, sa fatuité in-
satiable, qui ne veulent pas céder en face des républicains!
LODISR.
Eh bien! pour cette fierté, je l'admire encore!
KOtAHE.
Hélas! gare à nous, quand il va âtre débarrassé de ce fou de
Cadio!
LOUISE, pnalra.
H va le tuer?
i!)tizedO¥GoO<^lc
92 BEVCE DES DEUX MONDES.
ROXAHB.
Tu penses bien qu'un insensé comme Cadîo a beau être devenu
milit^re, il oe tieodra pas trois minutes contre la première lame
de France 1 Galme-toi, puisque tu souhaites le triomplie de ton des-
pote et la mort...
LODISE.
Souhûter la mort de ce malheureux I ... car c'est un duel à mort 1 .. .
Ils l'ont dit t il faut que cela soit!... Obi funeste et misérable eiis-
tence que la mienne! Je n'avais qu'une consolation, un espoir, uoe
raison de lutter et de vivre...
Ton pauvre eoEantl... Oui, c'est un ange au ciel et un malheu-
reux de moins sur la terre I... Mais... qu'est-ce que j'entends donc?
les bleus font l'exercice à feu?
LOUISE, écontDBl.
Non, c'est autre chose... C'est un combati (bus «Dan i i> untm.)
Ceux qui nous gardaient s'éloignent, ils courent... On sonne l'alerte.
Mon Dieu, que se passe-t-il? Et nous sommes enfermées ictl
SCÈNE xin.
Les Mêmes, LA K0RIGAI4E.
tk KORlGAnE, «11* fui» ptt Ls eubin».
N'ayez pas peur, c'est moi. Le marquis n'a pas pu se battre en
duel. Je le suivais, je guettads. J'ai averti les chouans. lU l'ont en-
levé de force au bout de la rue : les bleus se sont crus trahis. Us
les poursuivent jusque dans la campagne ; mais ils ont beau avoir
des chevaux, les chouans savent courir!
ROKARB.
Pourquoi as-tu fût cela? Tu veux donc que mon neveu soit ex-
posé pour nous avoir reçues généreusement?
LA EORIGANE.
Sùnt-Gueltas aurait tué Gadio, et je ne veux pas, moi!
nOXAHB.
Tu l'aimes donc toujours, ce Cadio?
LA KORIGAHE.
J'ai aimé les anges comme on doit les aimer et le diable comme
il veut qu'on l'îùme!
ROXANE.
Selon toi, Cadio est un ange? Pourquoi?
LA KORIGAnB.
Parce qu'il a toujours détesté le mal, parce que les nuits je le
vois en rêve, quand j'ai le mal dans l'esprit, et il me fait des re-
i!)tizedO¥GoO<^lc
GUEBRE DB TENDEE. 93
proches, il me menace... Je le croyais mort. Je l'ai reyu officier tout
i l'heore, je l'ai tu tranquille et lier... Je me suis dît : Tu ne
mourras pas par ma faute; cette fois j'empêcherai celai
LODISB, atllM.
Korigane, dis-moi, est-ce vrai que le marquis l'a fait assas^er à
la ferme du Mystère?
Là. KORIGIKE.
C'est Tnù.
LOUISE, iSnTt*.
Avec quel sang-froid il m'a dit que ce malbeareux s'était noyé
dans la Loire en voulant nous poursuivre I
noxAns.
Hais, mon Dieul la fu^Uade se rapproche... Est-ce que les bleus
recnlentî... Pauvre Henril s'il lui arrivîût malheurt si Sîùnt-
Gaeltas revenait nous prendre I Abl tant pisi pour la première fois
je fais des vœux pour les sans-culottes, moi I
LODISE, k UEaHgine.
Comment donc le marquis n'empécbe-t-il pas?.. Il est donc sans
utorité sur les chouans?
LA KORIOAHE.
Les chouans l'ûment pour sa renommée et le veulent pour chef;
■DÛS ce n'est plus ça les Vendéens ! Le Breton obéit comme il veut
et quand il veutl
LODISK.
Usleretienoent pnsonnier sans doute, et ils lui font jouer un
r6te odieux! C'est impossible!... J'irai les trouver. Je leur diriù...
LA KORIGAKG.
Qu'est-ce que vous leur direz? Vous ne savez pas seulement leur
langue! Est-ce qu'ib vous connussent d'ailleurs? est-ce qu'ils vous
laiâeront approcher?
LODISE.
l'essûerai; on peut toujours...
LA KOaiGAHE.
Vous ne pouvez rien du tout, et moi je ne peux qu'une chose,
TOUS cacher; mais je veux que vous me juriez d'abandonner Saint*
Gneltas.
LODISE.
Pourquoi donc es- tu si effrayée de me voir retourner avec lui? II
■n'a juré, lui, que je ne retronvenus pas sa maltresse au château;
n se repent, j'en suis sûre, il m'aime encore...
LA KORIGAHB.
Vous croyez ça?... Louise de Sauviëres, il faut donc que je vous
dise (eut? (Od «Dteud aae fuiUidt plni procbs.)
i!)tizedO¥GoO<^lc
OA REVUE DES DEUX UO>DES.
ROXANE.
Abl grand Dieul patatrasi oousy voilà encore une fois dans la
bagarre! Fuyons 1
LA EORIGAKB.
Nous avons encore le temps. Les bleus repoussés défendent l'en-
trée du village; mais moi je n'ai plus le temps de rien ménager.
Louise, regardez-moi, et tremblezl C'est moi qui ai tué la première
femme de Sùnt-Gueltas et son fds !
LOOtSE, ncuUBt d'aBrel.
Toi?
ROIinE,
Abl quelle borreur! Par l'ordre de ton maître?
Non, j'ai pris cela sur moi; il avait besoin de leur mort, il la dé-
sirait, je m'en suis chargée. Il m'a maudite pour cela; mais il a pro-
fité de mon crime pour vous épouser, Louise, et pourtant il ne
vous aimait déjà plus. Il voulait plaire à son parti, à ceux qui tous
protégeuent; vous avez bien deviné cela, vous le lui avez dit, vous
t'avez mortellement offensé. La grande comtesse est revenue, plus
riche, plus babile, plus puissante que vous. Il ne l'iûme pas, mais
il a besoin d'elle à présent, et vous le gênez... Eh bien! le jour où
cet bomme-là, qui est le démon, me dira : Emmène Louise, fais que
je ne la revoie jamais. . . Je vous tuerai , moi , il le faudra bien , ce
sera plus fort que moi... Et comme vous avez été bonne pour moi,
comme vous m'avez montré de la confiance et qu'après vous avoir
baïe je vous ù aimée par son ordre, je me tuerai après l'avoir en-
core une fois servi en vous tuant. Abl laissez-moi fuir avec vous,
faites que je ne le revoie jamaisi Je peux encore me repentir et
sauver ma pauvre àme, car je le déteste et le maudis; mais s'il me
parle, s'il me flatte, s'il me commande,... je ne peux pas répondre
de moi I Non, vrai I je ne peux pas 1
LODISB.
Ah!... Tu étais donc sa maltresse, toi? Je ne pouvûs pas le
croire!
LA KOniGANE, itm itpH.
A cause que Je suis laide ? Eb bien 1 j'ai été sa maltresse comme
vous, car vous n'êtes pas sa femme!
LODISE.
Je ne suis pas...
LA KOniGANE.
Je n'ai réussi qu'à tuer l'enfant. La femme, le fantdme que vous
avez vu le jour de votre mariage, parée de votre voile et de votre
couronne, la folle enfin, que je croyais avoir noyée, s'est réfugiée
sur un rocher où, au point du jour, l'abbé Sapieoce l'a trouvée ; il
i!)tizedO¥GoO<^lc
ftUEBHB DE VEKDEB. 65
l'a emmenée dans une barque, il l'a cachée et envoyée à Nantes;
elle fit, la mort de son enfant tui a rendu la raison, à ce qu'on dit.
On attend les événemena pour la faire reparaître, si Saint-Gueltas
l'emporte sur Charrette. Voilà toute la vérité, je vous la dis aussi
Uide que je l'aî faite... Ue croirez-vous à présent?
LODISB.
Va-t'en ou tae-moi tout de suite, si tu veuxl J'ù horreur de la
vie, j'ù horreur de toi, de Saiat-Gueltas et de moi-même I (l. tu-
nUida éclata plst piè).)
nOKANE.
Les chouaus ont le dessus, tout est perdu, Louiset
LODISB, éfué*.
Qu'importe?
Venez! je peux vous cacher!
LODISB.
Emmenez ma tante; moi, je veux mourir ici! (i. aaxu*.) Partes!
LA KORIGANE.
Venez, Louise, venez I
LODISB.
Non!
LA KORICiKE , M lotanl i m piedi.
Venez! maudissez-moi, crachez-mot au visage, mais laissez-moi
TOUS sauver! Voyons! si vous aimez encore le maître, souffrez tout,
acceptez tout, faites comme moi , faites le mal , buvez la honte , et
comme moi vous aurez au moins son amitié, comme je Yai eue.
LODISE, «ultéf.
Son amitié 1 elle souillerait ma vie I garde-la pour toi, qui en es
digne, et qu'il me haïsse, l'infâme! C'est assez que son odieux
aaour ait fiétri mon passé et détruit mon avenir. Dieu de justice,
venge-moi et frappe-le! Protège les républicwns, pardonne à l'éga-
rwnent de leur croyance. Ils méritent de recevoir ta lumière plus
que ceux qui prétendent te servir et qui se croient autorisés à com-
mettre tous les crimes ou à en profiter, pourvu qu'ils ûent un em-
blème sur la poitrine et une image au chapeau! Honte et malheur sur
ces bandits qui se jouent des choses sacrées, du mariage et de l'é-
gtise, de l'amour et de la vérité I Et toi, abjecte complice de tous les
forfaits de ton maître, va lui dire ce que tu viens d'entendre. Dis-
loi que, s'il approche de cette mûson, où Henri et Cadio se feront
tuer pour me défendre, je m'y ferai tuer aussi avec mon frère et
mon mari!
BOX ANE.
Cadio, ton mari? Ahl elle devient folle!
LODISB.
IVon! je vois clair à présent! c'est lui, c'est Cadio que j'aurù
i!)tizedO¥GoO<^lc
9fi BEVUE DES DELX MONDES.
dû aimer. Il est l'homme de bien, lui, l'homme sincère et pur qui
donnait sa vie pour laver la honte que je lui inaigealsl Orgueil de
race, préjugés Imbéciles I J'aurais cru m' avilir en portant le nom de
ce bohémien homme de cœur, et j'ù voulu le nom souillé d'un ban-
dit de qualité I
ROXANE.
Calme-toi, Louise!... c'est du délirei
Non ! je suis catme, je suis guérie comme sont guéris les morts.
Je n'aime plus rien, ni personnel Ahl j'ai été trop punie;... mais
le moment de l'expiation est venu, et je vais me réhabiliter... Écou-
tez! la mort approche, les coups de fusil deviennent plus rares...
Les cris plus sourds... Entendez-vous ces vois qui murmurent en-
core : Vive la nation'..,. C'est l'hymne de mort des malheureux
patriotes!... Et là-bas ces hurlemens féroces, — c'est ta borde
sauvage des chouans qui me réclame ! Ils viennent... (a i> Konsins,
lai inachanl lai piitoleU qu'ello ■ l\iii de saa poches.) DonUe-moi teS armeS,
Sainl-Gueltas ne m'aura pas vivante!
SCÈNE XIV.
(Lk porte de la cuisine VoiiTre avec impétaosHé, Heari, Citdio et Holus
s'élancent dans la chambre.)
Les HeHES, HENRI, CADIO, MOTUS, JAVOTTE, BEBEC » >• ta.
BBNRI.
Ici nous tiendrons encore.
Oui, oui, nous en tuerons au moins quelques-uns! Le malheur
est que nous n'avons pas de munitions I
JAVOTTE, leaul d« U toillM.
Si fait! là, dans ce trou, U y a encore des cartouches et par là des
fusils. Prenez, prenez toati
Horos.
Des clarinettes anglaises 7 tant mieux I Elles sont bonnes.
CjU>IO, gn Knil d« la cdIiIdi.
Où est Rebec?
JAVOTTE.
Oh I qui ssût où il s'est caché ? Mais soyez tranquilles , ils ne vien-
dront pas par la ruelle ; c'est trop étroit, vous auriez trop beau jeu!
Gardez le côté de la pla£e; mot, je veillerai par ici.
HENRI, «Dlnsl d»i li ulli.
Alors vite ici une barricade 1 La porte de l'escalier est solide.
Ajoutons-y les meubles! Femmes, passez dans l'autre chambre, vite!
i!)tizedO¥GoO<^lc
GCEHBE DE TENDÉE. 97
LOUISE.
NodI nous vous aiderons. Courage, Heori! Courage, Cadiot (Lai
dauui lu pîitoiata.) Ticnsl voUà dcs armes chargées, défends-moi,
Tengc-moi !
CADIO, «pHda.
TcRis dites?
ROIAIIB.
Oui, oui! mort à Sûnt-GueltasI Nous aïtoDS vous aider. Ah!
Henri, mou pauvre enfantl C'est nous qui sommes cause...
Minute, l'espionne! on ne s'en va pasi
CADIO.
LaKoriganeî Laisse-la partir, nous serious forcés de la tuer.
MOTDS.
Alors filez, brimborion !
LA KORtGAKB, rucuUnl.
non! Je ne ferai riea coQtre Cadiot Laissez-moi icil (Motni auu-
■MUt l« cootnT«Di, qai iDiit peccjg d'un coaut 1 joni inr chiqua bitUat; Hanrï st
cuit poiuMnt la babal at la table contre lu porte da l'cicalisr. tas temiiiai ItaTaillaat
1 maambler le* aimai at 1 lai ctaaigei. Lei bommei appartanl dei laci de farina que
JiTottc laai k iodiqnia pour conaolidei la barricade at ganiic le bu da la leuMia joi-
^'1 la haotear det jonn. I
XOTUS, i Ja'OUe. qui pane on uc.
Courage, la belle fille I Forte comme un garçon meunier!
HEnRI, t *■ teau.
De gr&ce, emmenez Louise , allez dans l'autre chambre. Dès que
nous tirerons, il entrera ici des balles. Si nous succombons, vous
n'avez riea & cr^udre des ass^llans, vous, ce sont vos amis...
ROKANB.
>Vos amis, c'est toi, et c'est pour toi que noua allons prier, (aua
paiM dui l'iatia chambre aTec Lool», qui rariant bientôt et >e tient «nr le laDil. La
Inigao», fombie et moToe, l'eit aaaiia dana un coin, ne as mAUnt de rien et comme
Mnigèra A riiénemenl. Lei ptépaiatilt *ont fioii. On icoute. Un protond ailence ligna
u dchoii.)
RE RM, i Cedle.
C'est étrange, l'ennemi aurwt-il quitté la partie?
CADlO, qal ntacda par 1* ma do coDIreTent. ,
Non, je vois là-bas tes vestes rouges que leur ont apportées les Àn-
^. Ils s'arrêtent, ils se consultent. Ils n'osent pas s'engager entre
ks feux de nos refuges. Ils ne savent pas que nous n'en avons qu'un
et que nous y sommes seuls 1
MOTUS.
Ah! les gueux I nous tenir comme ça bloqués, quand on aurait
Cùt d'ici une si belle charge de cavalerie, s'ils n'avùent pas coupé -
les jarrets de nos pauvres bétesl
ton uin. — 1807. 7
i!)tizedO¥GoO<^lc
98 BEVUE DES DEUX MONDES.
CAOIO,
Maïs les cavaliers encore montés dont nous nous sommes trouvés
séparés, comment ne se sont- ils pas repliés par ici? L'ordre était
donné. . .
MOTOS.
Le lieutenant est jeune; il aura perdu la tête, il aura mal entendu.
HENRI.
Où peuvent'ils être? Avec eux, rien ne serait perdu encore.
CADIO.
AttentionI Voilà l'ennemi qui se décide.
HENRI.
Saint-Gueltas est à leyr tête?
CADlO.'
Je ne le vois pas. Le lâche n'ose pas se montrer.
LA KOHIGAHE.
Saint-Gueltas est prisonnier des chouans. Ils ne veulent ni pfûx,
ni trêve, ni affaires d'honneur en dehors de leurs intérêts.
CADIO.
Qui donc les a avertis?
LA KORIGANE.
C'est moi.
C'est toi qui as fait massacrer la moitié de mes braves soldats?
Ahl maudite, je te reconnais là.
LA KOniGANB.
Je ne croyais pas qu'ils vous attaqueruent. Ils ne le vouluent
pas; quand ils ont vu que vous étiez si peu...
Un parlementaire, attendezl (n u c<>«ch« m jou*.) Parlez d'où tous
êtes, n'approchez pas.
DHE VOIX DD DEHORS.
Rendez-vonst Saint-Gueltas vous fait grâce.
HEiini.
Saint-Gueltas? Qu'il se montre d'ahordl
J.A VOIX.
Il ne viendra pas.
CADlO.
Il a peur?
LA VOIX.
Il n'est pas le maître.
HENRI.
S'il n'est pas le maître, il ne peut rien promettre. Retirez- vous I
LA VOIX.
Nous vous ferons grâce, nous. Sortez I
hburi.
On la connaît, la grâce des chouans I Allez au diable I
D,at,.odOyGoO<^lc
GrERBE DE VENDEE. 99
LA VOIX.
Moi, je réponds de tout, allons!
cuito.
NOD.
LA VOII.
Vous ne voulez pas?
Allez vous faire... (Oo groupe d« cbooaDi cachet lang U halU da U plic« dai-
rièn dH plkachea tira nr la ftntue, qui » laferm* i Umpi, Cidio li» aut la (au
faïlaosnUi™.)
MOTOa.
C'est bien, il est salé, le traître !
LA EORrCANB.
Mort? Bien, Cadio! C'était Tirefeuilte, ton assassin, j'ai reconna
StVOlX. (Combat. Lai chouant iouiideiil la plaça a( tinnt aar la mabon. Hanri,
C>4» al Uotiu, piotigti par lat laci da tirine, tirant par la contieieiit, dont la )uBl
■rt Mental cribU par lei battM.
tIQTnS, t Hanrl.
Mon colonel, baisse-toi plus que ça. Voili le bois de chêne percé
en dentelle.
BBnRI.
Us visent de trop bas, leurs balles vont au plafond; tiens, le
plitre et les lattes dous tombent sur la tête. Louise, ôtez-vous,
■Dd'Voos-en.
LOUISE.
Qui vous passera vos fusils?
LA KQHIGAHB.
Ho'i. Défeods-toi, Cadio.
CADIO, ••H l'^coDtar.
Ah! les voilà qui montent sur le toit de la hallel Us vont pouvoir
ajuster!
MOTUS.
Bouchons la fenêtre. Tirons au hasard entre les sacs, puisque les
nmnidons ne manquent pas.
CADIO.
Le hasard ne sert pas les hommes! Otez-vous de là, Henri! Ote-
toi. Hotos! inutile de succomber tous trois à ta fois. Chacun son
tour, ça durera plus longtemps I Je commence, (ii le pi«ianie a u ta-
>*U«, doal la camlraTant > toI* en idaU, tIh tianqaillement et lira.) Eq VOÎlà Uu!
vite un autre fusil, deux ! J'en aurai abattu six avant qu'ils EÙent
rechargé, (ll contlnaa, toaa —i coopi portant, lai chonini hurlent de raga.)
■OTUS.
Hou capitaine, en voilà assez. C'est à moi I
CADIO, qui Ounga Unjaan d'uoa al qui Uta loa]<nn.
Non! pas toi! Je ne veux pas!
MOTOS.
Je sais que je dois y passer aujourd'hui t
[),oti.odOyGoO<^lc
100 BEVUE DES DEUX MONDES.
CIDIO.
Tu es fou!
BEItRI.
Assez, Gadiol Laissons-les user leurs munitions. Il faudra bien
qu'ils viennent à la portée de nos sabres.
CADIO.
Des munitions I ils n'en ont plus. Voyez, ils vont nous donner
l'assaut. Les voilà sur l'escalier!
HEKRI.
Alors, feu par la fenétrel tous les troisi (iii tin» pendant qn* i»
cbonaDi battent la porte, qui rtiiite, et atlaqaeDl la fenetn A conpi de piemi. Motn*
si Henri le rérngient detriire la banicade. Cadio leete eipoeé lani parallie l'in ipei-
LODISE , an fanJl de l'autre cksmbre.
Cadio I c'est trop dé courage ! De grâce...
CADIO, qui lira uujiiiin.
Vous m'avez dit de vous défendre et de vous venger ! Je vous
défends aujourd'hui, je vous vengerai demaio.
LOUISE.
Vous périrez ici, Atez-vous...
CADIO.
KonI je suis invulnérable, moil Tenez, ils se lassent!
HENRI.
Et ils abandonnent l'assaut de la porte ! Que veulent-ils faire?
CADIO.
Ils reviennent avec des échelles! Ils croient donc que nous n'a-
vons plus de balles?
HENRI,
Lussons-les monter un peu.
HOTDS.
Oui, les voilà sous la fenêtre. Ils appliquent l'échelle... BendoDs-
leur les pierres qu'ils nous ont envoyées. Tenez, chiens maudits,
reprenez vos présens I
CADIO.
Dix sur l'échellet Voilà le moment. A toi, Motus, pousse! moi, je
tire sur ceux qui la tiennent. (Heml el Uotn> ponMent de cta l'«challe, qui
tombe aTCc ceui qu'ells porte. Ualédictiooi ol mgiuemeDi dea cfaonaoï.) LeS VOUà
qui se décident enfin à mettre le feu. Tant mieux! les gens du vil-
lage, qui se cachent, vont tomber sur eux pour défendre leurs mai-
sons.
H0TU9.
Us n'oseront pas, mon capitaine! Sans te contredire, on pourrait
bien nous enfumer ici comme des jambons de Mayence. Je crois,
sauf ta permission, que ce serait le moment de &ire une belle sor-
tie et de les sabrer comme qui fauche.
i!)tizedO¥GoO<^lc
GOEBBE DE VENDÉE. 101
HEIIRI.
Oui, à cause des femmes, il ne faut pas braver l'iDcendie. Sor-
tons par la cuisine;... ces dames auront le temps de se faire recon-
naître pendant qu'ils abattront la barricade.
LOUIS B.
Ne pensez pas à nous, fuyez 1
CADIO.
VotTnoo pas! je vais fûre le tour de la maison et les sabrer par
derrière. Si tous mes hommes sont morts, i! faut que je meure icil
HBnRt.
Sois tranquille, tu ne mourras pas seul!
Non, fichtre 1 j'en suis pareillement à mes supérieurs! du» lenwit
Uu bvii la mun précipitammaiil <t loot i la cuiiine.)
Us sont quelques-uns dans la ruelle : je vais vous aider!
LODISE, t U tsdcaiM.
ie veux noourir avec eux! Toi, lave-toi de tes péchés, sauve ma
tante, parle à ces furieux.
LA KOniGANB.
Je vons sauverai tous à cause de vous et de Cadio ! (a i> ranitn.
HiiiBi bratoD.i Les bleus! les cavaliers bleus! Là-bas, voyez, ils re-
nennent! Gourez-leur sus, mes amis! Ici, il n'y a plus que des
femmes prisonnières! (Lti chouioa ncuiem hduuni «t >giu>.i
CADIO, qii éult dtjà H toiid <• la coiiMt. r«i«BUI.
Qu'est-ce qu'elle dit? Nos cavaliers reviennent?
BBnRl, lalnuDI bduI.
Alors i] faut tenir bon encore cinq minutes I
LA KOniGAHB.
NoD, j'ai menti, ils ne reviennent pas. Sauvez-vous tous; moi, je
reste.
CAD 10.
C'est à présent que tu mens I Ils reviennent, je les vois I
II0TD9, Mfirdut mil.
Les voilà ! Ils sont encore au moins cent, mais dispersés !
LA KOniGAHB.
Et tes chouans sont au moins mille. Vous êtes perdus! fuyez
àtnc! vous avez le temps. Les chouans vont à leur rencontre, ils
s'éloignent...
HOTDS.
Sans te commander, mon colonel, si je sonnùs le ralliement...
ça doDueriùt du cœur et de l'ensemble aux camarades.
HENRI.
Oui, oui, dëpécbe-toi! (Uotu uau iue U feoeica et >ODa«
TinfniUc, 41mdD pat t»m, aapit* de la halle et manellemeat bleu4, ae i
îdoyGoo<^lc
102 SETUE DES DEUX MONDES.
ua (enaiu, lamaiis md fiuil «t ajnata Motui. C*dia, qui l'a TO, nponiiB liatui. «t.
■'éluEuit dnant lui, reçois Bt tomba.)
Abt malheur! mort pour moil
Non, blessé enfin ! C'est bon signe ! Achève ta fanfare, tu ne ris-
ques plus rien! (Loaiie et Heoii ont cauiu i Cadio, qui a« lalèTS lur a«i genoux
»t as trome aui pitda de Loaise. Bile étanche le aang de son front atec son mouchoir.)
LODISE, épardaa.
Ah 1 pauvre Gadiol Est-ce qu'il va mourir?
CADIO.
Je n'aurai pas cette cbançe-là de mourir où me voilà!
JiVOTTE, liTanl la hlsunre.
Je crois que ça n'est rien; la balle a ricoché.
Non, c'est le moment de sortir et de sabrer.
NOTDS, tnl a arhari 9> fanhn.
Fais excuse, mon capit^ùne. Les chouans sont refoulés,... ils re-
viennent sur la place... Ahl nos braves cavaliers, comme ils y voot!
Tirons encore sur les chouans I
HBHHI, qui > »1>I un loin.
Ouil nous leur ferons d'ici plus de mal que de plain-pied. (La
aoinbit recemmeDce, Lea caTaliaii, arriTéi an chargeant aui la place, aabrant et écraaent
Ua chonana, qui raient en djaordre dans lea ruea adjaconlea, maia qui reriennent biaDtdt
an (ojanl la petit nombre de lanra adreraaiies, Henri. Cadio et Uotna ont dérait la
pluaieura tombent. Lea chonana ae jettent dani lea JarabM iei chenu, las éranltent i
coupa de couteau et AgDTgent le) faommei ceoTarej) ou lea emportent aons la halle poor
lea mutiler. Louiie et aa tante, muattea d'harieor et d'effroi, aant à la CenStte. La Ko-
rigane a diipam. Jarotte, irmle d'un* hacha, frappe ceui qui approchent da l'eaca-
lier. Henri, Motna et Cadio l'ont deacandu; maia, a<par<a par ta mMia du nate du dtta-
chement, ila aabrant aana pouioir arancet. La petite troupe républicaine diminne 1 Tue
d'ceil. On aa bat corpi i corpt avec furie. Tout i coup le canon retentit 1 quelque dia'-
tance. Le premier coup eat à peine eatoodu au milieu dea clameurs de la lutte. ITu
aeeond coDp la ralentit, un traisiime la fait cesser. Une seconde de profond silenca.)
LES CHOOAnS.
Victoire! c'est les Anglais ! Vive le roi!
LES BLBCS, HniriaaMIa.
C'est le général Hoche! Vive la république! {cne troupe de pajaana
aani armea Bt reranant dQ marché aTec de* femmea, dea enfan* Bt dai troupaaoi, anÎT«
tpordue en criant : La Ututl ittt Ui Mnal tuiu (h odoiu nu, nnui outrai Laura bmir*
et lenra charretloi achiiant de mettre la conlnaiou et d'tcraaer Ua blessés et te* ca-
danai, Bn un iuatant, la plaça aal jonchée da paniers, de idUUIos at da fromagea qae
• BlBsdByGoOl^le
GDEBRE DE VENDEE. 103
iriMt m breton : Sauvt ïui ptult.,
I M l»an cheli laar daaaaal U cbuie; Loniie, Roiane «t JiTotlB loat aur
l'wilitrj
REBBC, npinluut lani qs'on ueHi d'Dit U ton.
Victoire 1
JAVOTTE.
Cest pas tout ça, oa est vainqueur, mais y a du mail Gourons
auiUe^ésI
ROXAHB.
Oui, oui, secooTODs ces braves républicains! Où vas-tu, Louise?
LODISE.
Leur cliirurgien n'a pas été tué, je le vois là-bas... Je cours me
mettre à sa disposition.
REBBC.
Non, ùdez-moi à organiser ici l'ambulancel Javotte, ma mie...
JAVOTTE.
Je ne suis plus votre mie, vous vous êtes caché quand je me bat-
tais, TOUS n'êtes pas un bommel
SCÈNE XV.
(PendâDt qn'oD *pporle et soigne les bleues, une chaiw de pone percie da balles
uiin ftu galop (ur la place, avec uoe eicorte de gendaroMS voloatalrea dont
ipiclqaes-iuui aoDt bleuéa. — Marie s'élaoce aur l'escalier. Looiae se JeUe dans
NabtH.)
LOUISE, MABIE, BENRL.
LOUISE.
Ah 1 mon lUnie, mon angel (bu» «uglou. Roians embruie Wail* «n pI«D-
HARIE.
Je viens à vous au hasard, et la Providence m'a conduite. Nous
avons rencontré les chouans, nous avons d'averse leurs balles. Heu-
reusement ils n'en avaient presque plus. Ils fuient en désordre.
Tonte la population royaliste se réfugie dans la presqu'île. Noos
v<Hli pour aujourd'hui en sûreté; mais, mon Dieu, comme on s'est
battu ici ! Où peut être Henri?
LOUISE, loi BHBlrul H«rl qui min ta «ilop itk Cadlo it NsRu.
Comme toujours, vous êtes l'envoyée du ciel! Serrez la mùn du
capitaine Cadio, et remontez en voiture avec vos amies. Regagnes
inray avant ta noit. Louise ne doit pas rester un instant de plus
'là. Ole vous dira pourquoi!
Geobge Sand.
{La (brntjr« partU a» proeAw» •
i!)tizedO¥GoO<^lc
PEUPLE JUIF
JUDAÏSME AU TEMPS DE LA FORMATION DU TALMUD
d'après les historiens juifs de nos jours.
Guelile/at ia /udrnCAïuni vtid iR'ntr Sektm {IHitalTt du /udainu d ik Ht lecttt), pu U
I» J. U. JoM, 3 Tol.: Lfiprig 1B57-1BSS.— CexïM^K d«- Julm vm dm cOfiIfli Zcitm
Ml mi^ du Gr^tiinian {HiiMrt dti Jalfi dqnili la pliu aneitiu limpt jutqH'd not jimrt),
pu la Di Oiuti. £• édilioa, 7 ml. pmu, ISS3-I86S.
La ruine de la oatioa juive écrasée par les armes victorieuses de
Vespasien et de Titus, ta destruction mâine du temple de Jérusa-
lem, en supprimant les conditions d'existence de la théocratie Is-
raélite, ne firent pas disparaître le judaïsme comme religion , mais
en changèrent profondément la nature. Le judaïsme depuis lors
fut une sodété religieuse, une église, et non plus un état. Des
croyances et des observances spéciales plutôt que des institutions
publiques lui servirent dès lors de remparts, et lui procurëreat
les moyens de se perpétuer jusqu'à nos jours à travers d'innom-
brables vicissitudes et les plus terribles persécutions. A la place du
temple et du sacerdoce lévitique, une tradition lentement déposée
dans un livre, le Talœud, lui tint lieu de centre visible, et, pour se
faire une idée juste de la religion juive pendant tout le moyen âge
et les temps modernes, c'est bien moins l'Ancien Testament et
[),oti.odOyGoO<^lc
LE FBDPLE JUIF. 105
l'hiâtoire du jadalâme antérieur au christianisme qu'il faut étudier
de près que cette évolution intérieure, déterminée par la force ir-
ré^tible des événemens, qui substitua déricitivement le rabbin au
prêtre et l'étude de la loi à k célébration des sacrifices.
Ce changement, qui nous parait si impérieusement commandé, ne
s'opéra toutefois qu'avec une extrême lenteur. 11 avait été préparé
pendant toute la période qui va de l'insurrecUon nationale contre
les Syriens à la prise du temple par Titus. Si l'on veut bien se re-
porter à l'esquisse que nous avons tracée de cette période si essen-
tielle à connaître pour se faire une idée clûre des origines du chris-
tianisme (1), on se rappellera que, bien avimt la cessation forcée du
colle sacerdotal, le scribe, le docteur, le copiste-commentateur de
la loi l'emporte déjà en popularité et en autorité réelle sur le lévite
et le sacrificateur. Et pourtant , lorsque la destruction du temple
eut fait rentrer le sacerdoce dans la catégorie des hautes inutili-
tés (2), il fallut du temps pour que la conscience religieuse de l'Is-
raélite s'faabitu&t à s'en passer tout i fait. Pendant bien des années,
elle vécut soit dans le passé, soit dans un avenir idéal de restaura-
tion, ne voulant voir dans le présent qu'une épreuve douloureuse,
mais passagère. L'idée théocratique ne recula que pas à pas devant
la prépondérance des réalités, et même elle fut encore assez puis-
sante pour susciter en Palestine des mouvemens insurrectionnels
iatennittens, dont la série se prolonge jusqu'au commencement dé
notre moyen âge, mais qui vont toutefois en diminuant toujours
d'Importance et d'intérêt.
C'est l'histoire de ces temps qui virent s'accomplir la transfor-
matioD irrévocable du vieui jud^sme sacerdotal en religion simple-
ment dogmatique et rituelle que nous désirerions retracer. Cette
époque si peu connue va de la destruction du temple par Titus, l'an
70 de notre ère, à la clôture défmitive du Talmud, vers l'an 500.
Pour cette période dite taîmudique, les connùssances spéciales et
snrtout l'érudition rabbinique des estimables auteurs juifs que nous
avons cités cette fois encore sont d'un secours que nous ne saurions
trop apprécier.
1.
L'issue désastreuse de la guerre contre les Romûns glaça d'épou-
vante les Juifs répandus dans le monde entier. Us ne croyaient pas
que Dien pût à ce point abandonner son peuple. Les Juifs de Palea-
(Ij VoT«i U Kemtt du 15 septembre dernier.
H) Oo uit qae d'après la loi mnaaiqne le Mcriflce e«i t chaque intUnt obligaMire
n qu'iiD ««criflce n'eat Intime que s'il est edlÉbrj &u temple de JéruMdem pu les
•Kmbre» d« la caste laccrdouie.
i!)tizedO¥GoO<^lc
106 REVUE DES DEUX MONDES.
Une, par centaÏDea de milliers, avaient péri pai l'épée, la famine
ou la peste; beaucoup d'autres, pour le moins aussi nombreux,
étaient réduits à l'esclavage, envoyés dans les mines, jetés dans
d'infîïnies lupanars ou livrés dans les cirques aux bétes fauves pour
le divertissement d'une plèbe plus cruelle que les bétes. Pour com-
ble de découragement, les signes de dissolution qui à la fin du rè-
gne de Néron semblaient menacer l'empire avaient fait place à des
indices tout dilTérens. La main vigoureuse de Vespasien avait ras-
semblé les rênes éparses de l'attelage des nations, et le cbar impé-
rial marchait de nouveau avec la régularité et la sécurité des pre-
miers jours. Jamais les Juifs ne purent s'imaginer que Titus edt été
uD seul instant les délicet du genre humain. Ils savfûent trop bien
à quoi s'en tenir sur la clémence de cet imperator, à qui peut-être
le temps seul a manqué pour devenir un second Néron. Us ne l'ap-
pelèrent habituellement que Titus rascha, Titus le scélérat, et une
très vieille légende juive prétend qu'en punition de ses forfaits il
fut tourmenté par une mouche qui pénétra dans son cerveau, s'y
logea, grandit, et ne lui laissa de repos ni jour ni nuit jusqu'à ce
qu'elle eût causé sa mort.
Il est vrai que , pour les Juifs , les Flaviens eurent la main très
lourde. Ils avaient pu mesurer l'incroyable force de résistance de
ce peuple. Les dernières convulsions de la nationalité vaincue fu-
rent comprimées en Judée par d'affreux massacres. Il en fut de
même en Egypte, où le temple d'Onias, construit au temps de l'op-
pression syrienne comme une succursale de celui de Jérusalem, fut
détruit par ordre impérial, et dans la Cyrénaîque, où les débris des
zélotes levèrent encore une fois l'étendard du judaïsme belliqueux.
En même temps Vespasien, qui aimait l'argent, trouva spirituel de
prélever au profit de Jupiter Capitolin la taxe personnelle du dl-
drachme (environ 1 franc 75) que tout Juif fidèle était tenu d'en-
voyer chaque année au temple de Jéhovah. C'était, de bonne guerre:
le dieu vainqueur s'appropriait les revenus du dieu vaincu. Seule-
ment ce dernier, du moins hors de Palestine, ne les faisait pas ren-
trer par la force, tandis que le ftscm judaicus (ain^ s'appela cet
impôt spécial) fut très rigoureusement exigé. Il s'y joignit une hu-
miliation d'un genre particulier. Les Juifs dispersés dans l'empire
tâchùent d'échapper autant qu'ils pouvaient à cet impôt, qui était
à leurs yeux non-seulement une exaction, mais un sacrilège. Beau-
coup dissimulèrent leur origine. Pour déjouer les fausses déclara-
tions, le fisc romain imagina des perquisitions individuelles d'une
révoltante indécence. Ce fut surtout Domilien qui prit plaisir à cette
vexation. Suétone se rappelait avoir vu dans sa première enfance
tm. pauvre vieux Juif soumis publiquement à cette ignoble inves-
tigation.
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PEUPLE JDIF. 107
Pourtant la politique flavienoe ne songea pas à molester les Juifs
sons le rapport reli^eux proprement dît. Du moins les entraves
mises à leur culte ne dépassèrent pas la mesure conseillée par l'in-
térêt de l'état, et, s'il fut interdit de relever le temple détruit, la sy-
nagogue resta libre. Il est à croire que les Flaviens ne se doutaient
pas de l'immense concession qu'ils faisaient aux vaincus en leur lais-
sant cette liberté. Comme tous les anciens et beaucoup de modernes,
ils ne pouvaient se représenter l'existence prolongée d'une religion
dépourvue de sacerdoce. D'ailleurs, le judaïsme politique une fois
réduit à l'impuissance, ils n'entendirent pas annexer à l'empire un
pays désert. Ils s'attachèrent à discerner et à protéger parmi- les
vûncus les élèmens moins revéches que les autres, les Juifs qui
dès le premier jour avaient déconseillé la guerre ou bien qui eussent
été d'avis de se soumettre après les premiers échecs. C'est comme
s'ils eussent relevé l'école de Hillel et rendu la prépondérance au
rabbïnisme scolastique, mais pacifique. 11 y eut en particulier un
certain rabbi Jochanan, de tendance hiltéltte, membre de l'ex-sanhé-
diin, qui le lendemain môme de la catastrophe jeta les fondemens
du judaïsme de l'avenir. Ce rabbi Jochanan était à Jérusalem au
moment du siège. Il aurait voulu qu'on se rendit. Voyant ses con-
suls méconnus, il prit le parti de se retirer du côté de Titus. C'était
difficile. Le parti zélote surveillait de très près ceux qui faisûent
mine de déserter. Aidé par deux disciples dévoués, il se fit enfermer
dans un cercueil et transporter hors des murs comme un cadavre.
Pour mieux déjouer les soupçons des gardes, les pnidens disciples
avùent mis dans le coffre un lambeau de viande corrompue dont
le parfum fit l'office de laisser -passer. Titus reçut gracieusement le
vieox rabbin, et lui permit d'ériger une école à Jamnia, sur la Médi-
terranée. Après la chute de la ville, Jochanan put se servir, dans
l'intérêt de ses malheureux compatriotes, de la confiance qu'il in-
^inùt aux autorités romaines. Plus d'une mesure fut adoucie, plus
d'une famille sauvée par son intercession. Il réunit autour de lui
les débris du rabhinisme,- et ne tarda pas à constituer un sanhédrin
(rffineux dont l'autorité fut volontiers reconnue par l'ensemble des
cmnmunautés juives. Le sanhédrin et l'école présidés par Jochanan
renouèrent la chaîne des traditions, décidèrent sur les questions
reli^euses et sur une foule de cas litigieux d'après tes règles de la
jurisprudence rabbinique, et pour cela ils durent réviser cette ju-
risprudence compliquée pour l'adapter aux circonstances nouvelles.
Le naai ou prince, c'est-à-dire celui qui présidait l'assemblée et
que les Romains plus tard appelèrent le patriarche, devint ainsi
le chef vénéré de tous les enfans de Juda.
C'est de cette manière qu'en reconstitaant une ombre d'iosUtution
iBtizedOyGoOt^lc
108 RErOE DES DEUX UONDES.
nationale R. Jocbanan (1) fonda un centre reli^eus dont l'impor-
tance alla toujours en croissant. En particulier, le sanhédrin de
Jamnia élabora la loi du sikarikon, destinée i régler les titres de
propriété des terres enlevées par la violence pendant les troubles
récens et réclamées par leurs anciens possesseurs. Son but secret
était d'empêcher les colons d'origine étrangère d'acheter des terres
en Judée, et peut-être faut-il voir dans ce détail peu connu l'une
des causes principales qui expliquent l'étonnante prolongation des
résistances du peuple juif. Ce peuple se refit donc tout doucement,
non pas qu'il pût redevenir ce qu'il avait été sous le rapport du
nombre et de la prospérité; mais ce retour d'un ordre légal au sein
d'une situation forcément pacifique produisit son eOet ordbaire sur
une population prolifique, laborieuse et douée d'une prodigieuse
élasticité.
Sous Nerva (96-98), la politique impériale fut décidément indul-
gente aux Juifs. Le fucus judatau s'exerça avec moins de rigueur.
Il fut permis d'embrasser le judaïsme. Il est à croire que l'inquié-
tude causée par l'attitude menaçante des Partfaes fut pour qu^qne
chose dans ces adoucissemens. Une population juive nombreuse et
riche, encore renforcée par les réfugiés de Palestine, était fixée en
Mésopotamie et dans l'ancienne Chaldée, précisément sur la fron-
tière des deux empires, et il n'était null6i.:ent indilTérent de l'avoir
pour ennemie dans la guerre qui ne pouvait manquer d'éclater. Ce
calcul toutefois se trouva faux. Quelques mesures indulgentes ne
pouvaient cicatriser des plaies si profondes, si vives encore, et Tra-
jan, qui, de l'an \\h & l'an 117, porta la guerre dans ces contrées
lointaines, s'en aperçut à ses dépens. Les Juifs des bords de l'Eu-
phrate combattirent avec fureur l'armée des oppresseurs de leurs
frères, et les succès chèrement achetés de l'empereur romain, suc- ■
ces dont il se glorifia trop vite dans ses rapports au sénat, ne l'em-
pêchèrent pas d'être finalement réduit à l'obligation de se retirer
eu abandonnant ses conquêtes d'un jour. En même temps la nou-
velle de la prise d'armes des Juifs de Babylone avait retenti au Ioîa>
Beaucoup de Juifs crurent que les temps messianiques étwent arri-
vés. 11 y avait des oracles disant que le messie ferait son apparition
derrière l'Euphrate. Les Juifs d'Egypte, de Gyrène, de Libye et de
Chypre se mirent en révolte ouverte. La fermentation gagnait la
Judée elle-même. Les premières troupes envoyées contre les révol-
tés furent battues. Les prisonniers grecs et romains furent livrés
(1) Nou» rappelons uoe fois pour loute» que la lettre R, po»âe «T»nt ud oomjo"
indique le ilire de ra66i du penonatge nominé, comme en françAis R. P. dennt k
nom d'un moine ou le D. dorant celui d'un béaMIctio H traduiMnt pu rMrmd pif*
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PEUPLE JD(F. 109
aux bétes daos les arëDes en représailles des affreux supplices aux-
queb tant de Juifs avaient succombé. Ce ne fut qu'au prix d'é-
normes sacrifices que Martius Turbo vint à bout de cette révolte.
A peine était-elle comprimée, que Trajan, malade de fatigue et de
d^it, mourut en Gilicie au retour de son expédiUon aussi stérile
que sanglante.
Son successeur Adrien (117-138) était moins avide de gloire mi-
litaire, et sa grande préoccupation fut partout d'acheter la paix par
des concessions de toute sorte. Qaietus, gouverneur romain de la
Palestine, avait fort à faire pour comprimer les fermeus insurrec-
tionnels qui agitaient la population. Animé d'une haine furieuse
contre les Juifs, il ne songeait à rien moins qu'i les exterminer (1),
quand il fut déposé par Adrien. Celui-ci, vaniteux et très confiant
dans sa propre habileté, s'était promis de conquérir une bonne fois
les sympathies de ce peuple, qui, tout asservi qu'il était, n'en restait
pas moins une menace perpétuelle contre la sécurité de l'empire. Il
pensait qu'avec de judicieuses concessions à ses habitudes bizarres
neo ne serait plus fitcile que d'obtenir ses bonnes grâces. Un jour
la Douvelle se répandit en Judée que l'empereur Adrien avait ré-
solu de réparer les quartiers ruinés de Jérusalem et de rebâtir le
temple. Jubilation générale, enthousiasme délirant! Une sibylle
apocryphe chanta en vers grecs l'âge d'or qui allait s'ouvrir. Plus
d'un Juif chrétien fut ébranlé dans sa croyance au retour prochain
de Jésus sur les nuées du ciel, et revint au judaïsme. De toutes
parts on envoya de l'argent et des matériaux pour procéder en toute
bâte à la glorieuse reconstruction.
Amère déception! Adrien, soit de son propre mouvement, soit
de l'avis de quelques conseillers, regretta de s'être avancé si loin,
équivoqua sur le sens de ses promesses, et posa entre autres cette
condition, que le nouveau temple serait construit sur un autre em-
placement que l'ancien. C'était, au point de vue juif, comme s'il
eât retiré sa parole. Les Juifs crièrent à la mauvaise foi, et malgré
les conseils de leurs rabbins les plus éclairés se préparèrent sour-
dement à prendre les armes. Le complot fut ourdi si secrètement
que la police impériale ne soupçonna rien. Elle ne remarqua pas
[t) Cest à ce itiomeut d'olTervesceiice que la crili(|ue moderne flie gâpéralemeat la
dite de la compositioa du livre dit de Jaditit. Chacun connaît cette histoire, éridem-
XKDt apiNryphe, mai* à chique instant on en piirle cooime si elle fiiuit partie da
l'Ancien TeUuoient, c« qui n'eil pas. Ce livre a pour bal de ranimer le patriotitme et
ie Mange des Juifs en leur montrant sous te voile d'une flctioD romanesque comment
il ne faut Jamais désfipérer de la patrie Juive, puisqu'une simple femma, scrupuleuie
«Wriatrice, il est Trai^ des prescriptions rahbiDiqueSi'a pu sauver son peuple au l^mps
*• guerre* «mtre l'Asijrie.
■iptizedOyGoO<^lc
110 BEVUE DES DEUX MONDES.
même les allées et venues perpétuelles d'un certain R. Aktba, qui
courait par tout le pays, semant sur sa route les mots d'ordre et la
haine d'Edom (c'est ùnsi que Rome et l'empire étaient désignés
dans l'argot mystique des r^bins). Adrien, qui traversa la Judée en
130, put se faire les illusions que se font habituellement les souve-
rains quand ils parcourent les provinces au bruit des acclamations
mille fois répétées. Une médaÙle, frappée alors par ses ordres, le
représente couvert de la toge impériale et recevant les hommages
de la Palestine agenouillée, tandis que trois enfans (la Judée, la
Samarie, la Galilée) lui oQrent des brauchea de palmier. Adrien se
laissa si bien prendre aux marques d'adulation d'un parti de peu-
reux et de conservateurs intéressés, qu'il se crut sur le point de
mettre le sceau à la réconciliation qu'il avait rêvée; mais on ne de-
vinerait jam^s l'étrange idée que cet empereur bel esprit conçût
comme le nec plus ultra de l'habileté politique. Jérusalem serait
rebâtie, il en donnât aux Juifs sa parole impériale; elle aorût un
temple neuf sur l'emplacement de l'ancien, ce point délicat étsùt
encore' acquis; seulement... ce temple serait dédié à Jupiter Capito-
lin, et, pour éterniser ia mémoire de cette" heureuse pacification,
la ville échangerait son nom hébreu contre l'un des noms de son
nouveau fondateur, associé au vocable de son nouveau patron, elle
s'appellerait désormais ^lia Capitolina! On ne peut être plus in^
génieux ni meilleur prince. Le malheur est que, si Adrien eût cher-
ché les moyens d'exaspérer lepeuple juif jusqu'à la fureur, il n'eût
pas mieux trouvé. Pendant qu'il se promenait fastueusement en
%ypte, où il faisùt, entre autres découvertes dénotant une grande
pénétration, celle que le culte de Sérapis et le culte juif étaient à
peu près identiques, les cavernes du Liban se remplissaient d'armes
et de munitions. R. Akiba multipliait ses mystérieux voyages. On
voyùt arriver d' Asie-Mineure et des pays parthes une foulé de
jeunes gens qu'animait un zèle extraordinaire pour la visite des
lieux saints. Enfin Adrien commençait à se délasser à Rome de ses
longs voyages en compagnie de son favori, le bel Antinous, lorsque
la nouvelle lui parvint brusquement que la Palestine était en feu.
D'abord il n'en voulut rîen croire. N'avait-il pas reçu quelques mois
auparavant les preuves péremptoires de l'attachement inaltérable
et du dévouement sans bornes de la population tout entière? 11 fal-
lut pourtant se rendre à l'évidence. Le gouverneur romain, Tinnius
Rufus, totalement pris au dépourvu par cette insurrection subite,
avait dû abandonner l'un après l'autre les postes occupés par ses
soldats, et de nouveau la Judée proclamait son indépendance.
Le héros de cette révolution fut un jeune inconnu de Kosiba ou
Kesib, qui tirait de sa ville natale le nom de âar-Koslba, et que
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PEUPLE JUIF. 111
fi. Akiba, qui crut voir en lui le mesûe, appela Bar-Kochba, le fils
de l'étoile, par application du passage : « une étoile s'est levée de
Jacob et no sœptre du milieu d'Israël (i). » C'étidt un homme
d'une force prodigieuse, capable, dit-ou, de repousser du pied les
perres lancées par les balistes romaines, et qui, peut-être ébloui
luî-iDéme par la rapidité de ses premiers succès, parait avoir pris
an sérieux sa dignité messianique. La coufiaDce qu'il inspira devint
bjentét uoe sorte de culte. Tous les Juifs en état de porter les
armes se rassemblèreot autour de lui, et, si Dion Gasstus exagère
en évaluant à 580,000 le nombre de ses soldats, il est certalu tou-
tefois qu'il se vit un moment à la tête d'une armée formidable.
Avant d'être admis dans les rangs, U fallait ou s'écorcber complè-
tement UD doigt ou déraciner un arbre en passant au galop. Pour
comble de gloire, il battit les premières troupes romaines envoyées
GMitre lui. Bar>Kochba revêtit alors les insignes de la royauté. Il fit
frapper des monnaies symboliques avec l'inscription : u pour la dé-
Uvrance de Jérusalem. » Il se montra clément pour les ennemis pri-
sonniers; il avait d' ailleurs des soldats de nussance païenne asso-
ciés aux Juifs dans une pensée commune de baine conu-e Borne.
11 fat moins tolérant pour les Juifs chrétiens qui avaient refusé à%
prendre part à l'insurrectioa, et les fît flageller comme transgres-
aeurs de la loi. Cette révolte dura deux ans (1S2-13Â]. Adrien se
vit forcé d'envoyer de Bretagne en Palestine son meilleur géné-
ral, Julius Severus, qui comprit mieux que ses prédécesseurs ce
qa'il avait à faire, c'est-à-dire qu'il temporisa, laissa le premier
feu du soulèvement s'apaiser de lui-même, et s'attacha surtout à
bloquer le pays insurgé pour le reconquérir méthodiquement. Les
Juifs, retrant^és dans quelques places fortifîées, se défendirent
comme toujours avec un acharnement héroïque, mus chaque mois
vit diminuer leurs ressources et leur nombre. Bar-Kochba, qui au-
rait voulu utiliser les nombreux soldats qu'il ne pouv^t longtemps
Dourrir dans un pays épuisé, fî.t de vains efforts pour décider le
gtoéral romain à livrer une grande bataille. La prise de Bétar,
dont il avait fut sou centre de résistance, acheva sa défaite, et lui-
même mourut obscurément, sans qu'on sache au juste comment
périt ce dernier héros de l'indépendance d'Israël. La tradition juive,
toujours enclUte à rattacher les revers nationaux aux fautes des
chefs du peuple, lui reproche d'avoir eu trop de cooliance en lui-
même. Il ne demandât à Dieu que la neutralité : <i Seigneur, di-
sait-il dans ses prières, si tu ne veux pas nous ùder, du moins
n'aide pas nos ennemis, et nous triompherons. »
iBtizedOyGoOt^lc
112 REVUE DES DEUX MORDES.
Comme on peut s'y attendre, la défùte de 1 armée insui^ée fut
suivie d'un redoublement de persécutions. Adrien ne pardonnait
pas aux Juifs ce qu'il appelait leur trahison. La dévastation du pays
s'opéra froidement et systématiquement. Dans cette belle GaÙlée,
naguère encore si riche en produits agricoles, on se montrait quel-
ques années après un olivier comme une rareté. Le massacre en
grand de la population valide fut organisé. De nouveau l'on vit par-
tir des colonnes entières de femmes et d'eufans voués en masse à
l'esclavage. Les cavernes du Liban avaient servi 4e refuge à quel-
ques poignées de fugitifs. Un jour de sabbat, l'une de ces compa-
gnies d'outlaws entendit le bruit causé par des sandales ferrées qui
pénétraient dans la grotte. C'étaient aussi des Juifs cherchant on
asile. On crut des deux côtés k une attaque des ennemis, et les
malheureux se renversèrent, s'étouffèrent, s'entre-déchirèrent en
pleines ténèbres dans un accès indescriptible de fureur. De là vient
la prescription talmudique interdisant l'usage des sandales ferrées
le jour du sabbat.. Ailleurs des réfugiés, entassés aussi dans une
grotte, se virent forcés de manger de la chair humaine pour ne pas
mourir de faim, et s'habituèrent à cet abominable régime. La cam-
pagne environnante était semée de cadavres, et chacun à son tour
devait en aller chercher un pour la nourriture commune. Un jour
l'un d'eux ne trouva sur son chemin que le cadavre de son père. II
ne peut se décider à le rapporter dans la grotte et revient les mains
vides. Un autre, envoyé après lui, rentre plus heureux. La bande
affamée, le premier envoyé comme les autres, se jette sur les
affreux tronçons qui lui sont offerts. Quand la faim est apaisée, le
pourvoyeur raconte où et comment il a fait sa trouvaille, et le fils
découvre qu'il vient de se rassasier du corps de son pèrel Ce trut
seul dépeint l'horreur de la situation. En souvenir des inénarrables
malheurs de la dernière guerre, polemos acharon, comme l'appe- .
lèrent les rabbins, il fut décidé que les fiancées ne seraient plus por-
tées dans la maison nuptiale sur des palanquins richement ornés.
Adrien augmenta le fiscusjudaîcm. Il fit passer la charrue sur
Jérusalem et l'emplacement du temple en signe que tout était Soi
pour la vieille cité juive. JEXia Gapitoliaa, la nouvelle ville con-
struite par ses ordres, s'éleva au nord de l'ancienne, à la place des
anciens lauboui^. Il y établit une colonie de vétérans, de Phéni-
ciens et de Syriens. Sa statue k lui-même, celles de Jupiter Capi-
tolio et d'autres divinités grecques et phéniciennes ornèrent le
temple h&ti sur les ruines du sanctuaire de Jéhovah. Il fut interdit
aux Juifs sous peine de mort de franchir l'enceinte de la cité noa-
velle. Adrien fit aussi construire un temple de Jupiter sur Garizim,
la montagne sainte des Samaritains, et un temple de Vénus sur le
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PEUPLE JUIF. IIS
Golgotha. On eût dit qa'il voulfdt ainsi paganiser les trois monts
Téoérés par les trois religions issues du monothéisme d'Israël, La
grotte de Bethléem, déjà consacrée par la légende chrétienne, re*
çnt elle-même une image d'Adonis, La circoncision et l'observation
du sabbat furent défendues sous les peines les plus rigoureuses.
Cne l^islatioD savamment combinée enveloppa le corps entier du
jnd^me d'un réseau d'interdictions calculées pour le rendre im-
possible. Eo un mot, les édils d'Adrien ouvrirent pour le judaïsme,
en tant que religion, l'ère de la persécution systématique.
Le sanhédrin reconstitué par B. Jochanan s'était dispersé. Quel-
ques docteurs juifs se réunirent toutefois ^crëtement à Lydda afin
de délibérer sur la situation. Les uns voulaient qu'on céd&t pour
un temps à la force des circonstances. « La loi, disaient-ils, a
été donnée aux Israélites pour les faire vivre, non pour les faire
mourir. » D'antres pensèrent qu'il valait mieui endurer tous les
martyres que de violer une quelconque de ses ordonnances. Ce
dernier avis l'emporta, mais avec quelques tempéramens dictés par
la prudence. Il s'établit entre les Juifs fidèles et la police impériale
une guerre de ruses et de contre-ruses, ceui-là inventant l'impos-
able ponr déguiser l'observation réelle sous la transgression appa-
rente, celle-ci s'ingéniant & découvrir les actes de judîûsme (1). La
tradition talmudique a gardé la mémoire d'un certain apostat,
nommé Acher, qui connussut parfaitement toutes les rubriques du
rabbinisme, et qui chercha fortune dans l'art de dénoncer les Juifs
pratiquans. Surtout la police romaine s'efforça de toutes les ma-
nières d'empêcher la réouverture des écoles rabbiniques et la con-
sécration de nouveaux rabbins. Beaucoup payèrent de leur vie leur
obstination à instruire ou à se laisser instruire. La tradition juive
rdève particulièrement le martyre de dix rabbins, dont l'un,
R. Ismaél, était si célèbre par sa beauté que sa tête coupée fut en-
voyée à Rome pour être offerte à une fille de l'empereur qui avait
désiré la voir. R. Akiba, le promoteur de la révolte, avait échappé
jusqu'alors, on ne sait trop comment, à la main de fer des persé-
cateurs. Il fut enfin surpris, donnant des leçons sur la loi. C'était
la grande autorité rabbinique du moment. 11 semblait que sans lui
(Ij Parmi tas meaure» lei plus doulooreuws pour les Juifs Hdèles, il ftat noter celle
<rii lUhodiit d'enterrer le» corps de* soldais tués en défendant la cau<e do l'indépcii-
luce. Ctuit, aa point de vue juif, un odieux sacrilège. Telle est une des raisoaa qui
ont dtennlnË les sa*ans modernes k flier à cette date la compositioD du livre de
Tabit, dont les D^isouDages Sctirs sont censés vivre au temps de la dominalioD
■«rriMoe, et qui montre comment la bénédiction divine repose sur le Juste qui, mai-
lla les dangers que ce wla pieux lui Tait courir, donne une sâpaltnre bonorable aux
cidiTTes abandonoéi.
TOBI LUD. — 1S6I. 8
i!)tizedO¥GoO<^lc
iih REVUE DES DEUX MONDES.
on ne saurait plus à quoi s'en tenir sur une foule de points liti-
gieux, et le Talmud raconte les artifices dont usèrent ses disciples
pour le consulter à travers les murs de son cachot sans éveiller le
soupçon des espions romains. Ils se déguisaient, par exemple, en
marchands ambulans, criant leur marchandise en termes ambigus,
et, de sa lucarne, Atiba répondait par un seul mot qui tranchait la
question. Le vieux rabbin expira dans d' affreuses tortures en pro-
nonçant le mot unique! Ce fut le dernier soupir de la théocratie
d'Israël.
II.
Le rabbinisme sauva encore une fois le judi&me d'une ruine
totale. Un vieux rabbin du nom de Juda, voyant que tous les doc-
teurs étaient'morts ou allaient mourir, voulut, au péril de sa vie,
donner la semicha, c'est-à-dire la consécration, à sept disciples de
R. Akiba que le mattre n'avait pu consacrer de son vivant. Quoique
surveillé de fort près par l'autorité romaine, il parvint à réunir les
sept candidats dans un endroit isolé, et leur imposa les mains. A
peine avait-il fait, qu'un détachement romain survient. Les jeunes
gens voulaient défendre le vieillard. Celui-ci leur ordonna de cher-
cher leur salut dans la fuite, et ils durent obéir. Les soldats ne
purent s'emparer que du vieux rabbin, qu'ils percèrent de mille
coups. La chaîne traditionnelle n'en était pas moins renouée, et sar
ces entrefaites Adrien mourut. Son successeur, Antonin le Pieux,
plus humain, n'ayant pas d'injure personnelle à venger, eut piUé
des malheureux Juifs et rapporta les édits. Toutefois il mùntiot
l'interdiction du prosélytisme et la défense d'entrer dans la nou-
velle Jérusalem. Les sept disciples de R. Akiba récemment consa-
crés se réunirent à Uscha et y ouvrirent une grande école r^bi-
nique.
Le parti théocratique avait été écrasé pby^quement et morale-
ment. Bar-Kochba, le fils de ntoile, était devenu pour bien des
Juifs Bar-Kosaba, le fils du mensonge. Cependant, lorsque vingt-
trois ans de tranquillité eurent rendu aux Juifs de Palestine quelque
force et quelque confiance, l'illusion messianique aidant, l'on vit de
nouveau un mouvement insurrectionnel éclater en Judée l'au 161.
II est probable que ces nouveaux zélotes comptaient sur les Par-
thes, qui faisaient mine de déclarer la guerre à l'empire. Cette
insurrection fut vite étouffée. Les Partbes ne purent la seconder à
temps, et le seul résultat fut le renouvellement momentané des
édits d'Adrien par ordre de Vérus, qui se trouvjùf alors en Orient
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PEOPLB JUIF. 116
et ne tarda pas i y mourir épuisé de débauches. Une députatioo
de rabbios envoyés vers Marc Aurèle réussit à les faire retirer.
n est probable que le parti des rabbins pacifiques ou du moins
comprenant bien la situation l'emportait de plus en plus dans l'opi-
nion des Juils. La splendeur matérielle de la civilisation romaine
contribuait aussi à adoucir ces terribles puritains. Une source tal-
mudlque rapporte que R. Juda, R. José et R. Simon ben-Jochaï
dissertaient un jour à Uscha sur les mérites de l'empire. R. Juda
romanitait passablement, exaltait les grandes œuvres d'utilité pu-
blique accomplies par les Romains, n Ils ont, disait-il, bâti partout
des villes avec de grands marchés, jeté des ponts sur les fleuves,
érigé des thermes pour la santé. » R. Simon n'entendait pas du
tout de cette oreille. « Oui, répliquait-il, mus ils n'ont fait tout cela
que par avarice et égoïsme; ils entretiennent dans les villes des
musons de prostitution (1 ), leurs bùns ne servent qu'à la débauche,
leurs poDts sont grevés de droits de péage. » R. José écouta, mais
ne dit rien qui ressemblât à un éloge ou & un bl&me. Eh bien ! R.
José me fait assez l'effet d'avoir représenté l'opinion générale de
ses compatriotes. Bien peu auraient partagé l'enthousiasme de
B. Juda pour t' administration romaine, mus le puritanisme incor-
rigible de R. Simon déclinait visiblement. Le judaïsme, ne voulant
ni se démentir ni s'opiuiàtrer dans l'impossible, se recueillait, pré-
férant se taire et attendre. Les faits parlaient trop haut pour qu'on
refusât toujours d'entendre leur imposant langage. Tandis que la
statue de Jupiter Capitolin trônait aux lieux où fut Jérusalem, les
rabbins envoyés à Rome auprès de Marc-Auréle avaient pu, par
uie Taveur spéciale, contempler au Capitole les vénérables retiques
enlevées un siècle auparavant par Titus, les vases sacrés, le diadème
pontifical et le rideau du sanctuaire (S). Pourtant, depuis que ces
inMgnes vénérés avaient disparu de la terre sainte, le judi^sme,
malgré de terribles secousses, avait vécu, U se releviût encore une
fus d'une ruine qui semblût totale. Quelle leçon contre la préten-
due nécessité d'un culte sacerdotal et d'une théocratie fondée sur
cette base périssable!
Cependant l'idée, l'espoir de secouer un jour le joug romain,
moyennant la protection divine et la venue du messie, ne cessa de
travailler sourdement les masses ignorantes, et toutes les fois que
les vicissitudes politiques amenèrent un état de choses trop con-
(1) CetI le même reproch« que les ipolosistM cbrjtieas sdTeeseDt t U lodété
ptieoM. L'empfra avait fini pu- cb«Tcber dans la prostitution dos ressODrces fiicalea.
(3) Ln blturiena Juirs diieot que en trophées dea PlavleDi furent emportés d*
lUuK par Censéric, et pauèreot avec lui en Afrique. On ne s^t ce qu'ils deTïnrent
îdOyGoOt^lc
116 BEVUE DES DEUX MONDES.
traire aux prétentions du judaïsme, on vit s'agiter obscurément
quelques remous d'insurrection. Par exemple, lorsque Septime-Sé-
vëre, à la suite de ses expéditions en Orient, eut aggravé sous cer-
tains rapports les charges qui pesaient déjà sur la Palestine, il y
eut de nouveau des bandes de partisans juifs que Bassien Caracalla
ne parvint pas à détruire entièrement, mais dont l'extinction spon*
tanée prouve l'insignifiance. Les édits religieux de Sévère tendaient
à maintenii' la paix entre Juifs, chréitens et païens, en mterdisant
tout prosélytisme de part et d'autre; mais nous avons eu déjà
l'occasion de dire ici môme comment la dynastie des Sévères, sous
l'impulsion de Julia Domna, l'impératiice philosophe, sortie de la
famille sacerdotale d'Ëmesse, se montra sympathique aux religions
orieniales. Sous Héliogabale et Alexandre Sévère surtout, cette
tendance fut visible, et, par un bien étrange retour des choses,
les adorateurs de Jéhova gagnèrent beaucoup en tranquillité et en
tolérance sous le sceptre d'un prince pontife d'une espèce de Baal.
Alexandre Sévère et sa mère Julia Mammsa furent décidément
fovorables au judusme, et lui accordèrent une place honorable
dans ce syncrétisme religieux, pythagoricien au fond, qui amalga-
mait dans un même culte Abraham et Orphée, Apollonius de Tyane
et Jésus de Nazareth. Il en résulta, du côté juif, un peu de relâ-
chement dans la rigueur des prescriptions rabbiniques réglant les
relations avec les païens. C'est ainsi que les Juifs vécurent pendant
le m* siècle, réduits à l'impuissance, de plus en plus concentrés
sur eux-mêmes, absorbés da.ns l'observance ponctuelle de leur loi
conformément aux commentaires des rabbins, tantôt molestés en
détail par la politique toujours soupçonneuse de l'empire, tantôt
tolérés et même favorisés en masse par les empereurs les moins
romains d'esprit. La fondation et l'éclat momentané du royaume
de Palmyre (259-273], les tendances très monothéistes de la reine
Zénobie, la politique intolérante de Dioctétien, ne changèrent point
leur situation d'une manière notable. Dioclétien, en fait de religion,
' n'aimait que l'antique. Il détestait l'innovation, la dissidence, et
c'est pour cela que ses édits, si rigoureux contre les chrétiens et
les Samaritains, épargnèrent les Juifs, pour lesquels il fut dédû-
gneux, insultant, plutôt que persécuteur. On prétend qu'il exigea
du patriarche juif et de ses compagnons, venus pour le solliciter &
Panéas, qu'ils prissent des b^ns pendant plusieurs jours avant de
se présenter devant lui. Singulière réputation qu'avait déjà cette
race, qui, plus que toute autre, a multiplié les ablutions dans sa
pratique religieuse !
Hais déjà l'on pouvait prévoir le jour où le judaïsme n'aurut
plus rien à craindre de la politique païenne et où son sort temporel
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PEUPLE JUIF. 117'
dépendrait désormais d'une autre suzeraine. L'église chrétienne
marcbùt à pas rapides vers la suprématie que les événemens,
l'habileté de ses évëques et sa force morale lui assuraient au mi-
Ueo de la dissolution universelle. La religion juive, comme puis-
sance historique, était depuis longtemps distancée par sa fille
évangélique, et de là sans doute la tranquillité relative avec la-
quelle le judaïsme traversa les périodes orageuses qui mirent plus
d'une fois en question l'existence même de l'église chrétienne.
Constantin, devenu maître de l'empire, tint d'abord la main à ce
que la liberté religieuse proclamée par lui fût respectée vis-à-vis
des Juifs comme de tous les autres. Le patriarche juif fut oUicielle-
ment traité sur le même pied qu'un haut dignitaire de l'église chré-
tienne, et reçut dans les actes publics les titres d'illuitris, spec-
iabilisy clarissimus. Toutefois l'iafluence cléricale, de plus en plus
puissante à la cour de Byzance, ne tarda pas à faire sentir aux Juils
leur état de dépendance. L'ordonnance d'Adrien leur interdisant le
séjour de Jérusalem, — qui avait repris son ancien nom, — fut re-
nouvelée. Un Juif converti, du nom de Joseph, couvrit de temples
chrétiens la Galilée, où jusqu'alors le christianisme n'avait jeté que
de faibles racines. Sous Constance (337-361), le sort des Juifs em-
pira au point de provoquer une insurrection, du reste promptemeot
comprimée. Leurs espérances se réveillèrent sous Julien. Non-seu-
lement cet empereur romantique aimait par principe à favoriser
les vieilles religions aux dépens de la nouvelle, mais de plus il
est à croire qu'à la veille de déclarer la guerre aux Perses Julien
attachait une importance réelle à se concilier les sympathies des
Jniis de Palestine et par ricochet des Juifs des bords de l'Euphrate.
Dn étrange incident marqua les rapports de Julien avec les Juifs.
Une idée, sans aucun fondement réel dans le Nouveau Testament,
s'était introduite dans les croyances chrétiennes populaires, l'idée
que le temple juif de Jérusalem, condamné par les décrets du ciel,
ne serait jamais relevé. Julien, pour faire pièce aus chrétiens et
plaisir aux Juifs, donna des ordres formels pour qu'on le rebâtit
Bans retard. Il aimait ce culte lévitique qui, par ses immolations
d'animaux et ses pompes sacerdotales, se rapprochait tant des cultes
polythéistes. La courte durée de son régne ne lui permît pas de
mener à bien cette entreprise. Les historiens chrétiens contempo-
rÛDs alCnnent que des llammes fulgurantes sortirent de terre sous
les coups de pioche des ouvriers qui creusaient les fondemens de
l'édifice projeté, et les effrayèrent au point qu'ils refusèrent de con-
tinuer les travaux. Évidemment ta légende déploie ici sa complu-
saoce ordinaire. Cependant M. Graetz ne nie pas précisément le
phénomène. Il pense que les gaz inflammables comprimés dans les
i!)tizedO¥GoO<^lc
lis REVUE DES DEUX MONDES,
vieux souterrains du temple brûlé par Titus purent fort bien fûre
explosion çà et là. L'ignorance superstitieuse du temps n'en demao-
dait pas davantage pour crier au miracle.
Les premiers successeurs de Julien furent ariens et tolérans pour
les Juifs; mais sous Tbéodose l'orthodoxie et l'intolérance revinrent
au pouvoir, et les Juifs eurent beaucoup à en souffrir. Chrysostome,
Ambroise, Cyrille d'Alexandrie, se distinguèrent par leur animosité
contre eux. Bientôt commencèrent les grandes invasions. Les Juifs
comme les chrétiens virent dans les malheurs de l'empire la juste
punition des crimes de Rome envers le genre humain et surtout
envers eux. L'écroulement continu de l'énorme édifice, dont la
cbute entraînait celle de tout l'ancien monde, leur fît t' effet d'une
prochaine apparition des cieux nouveaux et de la terre nouvelle
prédits par les prophètes. Un prétendu messie se montra en Crète
et rassembla une foule enthousiaste autour de sa personne, puis
disparut sans qu'on sût ce qu'il était devenu après avoir échoué
dans son premier miracle. Au surplus, rinsignifîance politique du
judaïsme palestin était de plus en plus visible. La population chré-
tienne désormais était prépondérante en Palestine; des couveos
nombreux émaillaieot la terre sainte, choisissant de préférence les
localités illustrées par les traditions bibliques. Des agglomérations
juives toujours importantes, capables même de se révolter encore
jusque sous l'empereur Héraclius (tu* siècle], mais isolées, dimi-
nuant en nombre, ne pouvaient plus passer pour un peuple. Le pa*
triarcat juif, reconnu officiellement par les empereurs jusqu'en 426,
fut aboli sous Théodose II, et alors, pour les Juifs, commença le
moyen âpe. Il n'y eut plus en Occident de centre visible du ju-
daïsme. Son histoire depuis lors s'éparpille dans les histoires na-
tionales des peuples nouveaux, et la lamentable légende du Juif
errant va devenir une vérité; mais la société juive emporte avec
elle son palladium, le Talmud, et trouvera dans son livre et la pré-
dication de ses rabbins une solidité que son temple et ses prêtres
n'avaient pu lui assurer.
Avant d'en fînir avec cette histoire extérieure du judaïsme, il faut
absolument jeter un coup d'oeil rétrospectif sur un pays qui, dans
l'Ancien Testament, passe pour une terre maudite, et qui, dans la
période que nous étudions, était devenu une seconde patrie juive,
au point de supplanter complètement en importance numérique et
même religieuse la vieille terre classique d'Israël. Les Juils restés
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PEUPLE JDIF. 119
SOUS Cyrus et ses successeurs dans le paya de la déportation for-
mèrent de petites sociétés & part, autonomes, sous la suzeraineté
KenveillaDte des rois de Perse, qui comptaient plus sur leur fidé-
Uté que sur celle de l'ancienne aristocratie cbaldéenne, et nous
avons vu que le lien religieux entre les Jolis de Babylone, comme
on les appelait, et les Juifs de Judée resta étroit. Au commencement
de notre ère, les sociétés juives de Mésopotamie et de Babylonie
étaient prospères, riches, nombreuses. Elles peuplaient en tout ou
OD grande partie plusieurs villes importantes de la fertile région de
l'Eupbrate, Naardée, Pumbadita, Syra et beaucoup de localités
moins connues, quelques-unes même, telles que Macbuza, situées
sur le Tigre et presque aux portes de Ctésipbon. Cette aggloméra-
tion juive, qui s'étendait en forme de poire du cours moyen du Tigre
au cours inférieur de l'Eupbrate, avait jeté de nombreux essaims
dans les pays voisins, et à travers l'Arménie et la Cappadoce don-
nât ta main aux colonies juives de l'Asie-Mineure. On sait k com-
bien d'hypothèses a donné lieu le silence complet de l'histoire sur
la destinée ultérieure des Israélites des dix tribus déportés en As-
syrie par les rois ninivites plus d'un siècle avant la destruction du
royaume de Juda par les Chaldéens. Les uns ont cru les retrouver
ai Arménie, d'autres en Chine, d'autres jusqu'en Amérique. M. Jost
croit, et son opinion s'appuie sur des considérations très plausibles,
que les débris de ces tribus du nord se rapprochèrent de leurs com-
patriotes du sud, attirés par les affinités de sang, de langue , de
croyance et d'intérêt. Par là nous comprenons mieux l'importance
nomérique de ces établissemens juifs de l'Asie centrale, qui s'ac-
entrent encore par l'arrivée successive d'un certain nombre de fa-
milles fuyant la Palestine chaque fois que celle-ci était le théâtre
de quelque catastrophe, ce qui arriva souvent. Croirait-on que
l'an 20 de notre ère, profitant des faiblesses intestines de l'empire
partbe, deux aventuriers juifs, deux tisserands de Naardée, Asinaî
et Abilaï, créèrent un état juif indépendant qui dura seize ans? A
la fin, la discorde se glissa entre les deux chefs, et les Partbes fini-
rent par avoir raison de l'état dissident.
Au moment où le judaïsme babylonien sort de l'obscurité pro-
fonde qui recouvre les premiers temps de son histoire, nous le
voyons dirigé par un magistrat suprême bérédit^re, le resrk galuta
va prince de l'exil, qui lui-même était Juif et à qui les rois perses
avaient accordé un certain pouvoir. L'empire parthe conserva cette
organisation, qui rappelle tout à fait celle des sociétés non musul-
manes dans l'empire turc d'aujourd'hui. Ces princes de texil pré-
tendaient rattacher leur généalogie à la maison de David. Long-
temps forcés à une grande modestie d'allures, ils ttanchèrent peu
Dipti^edOvGoOf^lc
120 HBVUË DES DEUX UONDES.
à peu du souverain, tout au moins du vice-roi; ils eurent un pal^s,
une oour, des audieuces, une police, et déployèrent un grand faste.
Plus importante encore à partir de la résurrection de l'empire perse
parles Sassanides, cette espèce de vice-royauté juive se perpétua
à travers bien des vicissitudes jusqu'au xi' siècle.
La tranquillité relative, la prospérité rarement troublée des Juife
de Babylonte, firent que, sous le rapport du nombre et de la puis-
sance matérielle, l'Israël de l'Euphrate l'emporta dès le premier
siècle de notre ère sur l'Israël du Jourd^n. Toutefois, au point de
vue religieux, Jérusalem, son temple, ses écoles, ses souvenirs,
jouissaient d'une autorité que Naardée, son prince et ses pompes
ne pouvaient revendiquer. Cependant on retrouve dans le Talmud
les traces d'une tendance très ancienne chez les Juifs babyloniens
à s'émanciper de la suprématie de Jérusalem. C'est ainsi qu'ils se
vantaient d'être de sang plus pur que les Juifs de Palestine, n'ayant
jamùs, comme ceux-ci, contracté mariage avec des femmes étran-
gères. A cette prétention, très grave dans les vieilles idées sémi-
tiques, se joignùt celle de posséder des traditions plus antiques,
plus directement émanées du vieil Israël d'avant la captivité que
celles qu'on pouvait recueillir en Judée, où la filière traditionnelle
avait subi une interruption prolongée. Ce qui est à noter, c'est que
les Juifs de Palestine ne niaient pas ces assertions d'une manière
absolue, et, chose qu'on oublie trop souvent ou qu'on ignore, i\i
acceptèrent beaucoup plus volontiers les influences babyloniennes
que l'action des autres milieux juifs qui, tels qu'Alexandrie, pou-
vaient raisonnablement prétendre à l'autorité intellectuelle. Plus
d'une des célébrités rabbiniques de Palestine, entre autres le grand
Hillel, élûent venues de la vallée de l'Euphrate.
Naturellement les prétentions des Juifs babyloniens s'acceutuè-
rent encore lorsque la destruction du temple eut enlevé à la Judée
son plus grand titre à la suprématie, et qu'il fut avéré, par l'insuc-
cès de tous les efl'orts tentés pour le relever, que cette destruction
était irrévocable. Ce fut surtout après la défaite de Bar-Kochba,
tandis que les édits d'Adrien meuaçaieut aussi le judaïsme d'une ex-
tirpation totale dans les limites de l'empire romain, que le judaïsme
libre et prospère de l'empire parthe acquit la conscience de sa su-
périorité. Un moment il y eut à Naardée un sanhédrin /7ro/)rio motu
que le sanhédrin régulier de Palestine, reconstitué après Adrien, eut
quelque peine à ramener à l'obéissance. Il se trouva même des rab-
bins qui prétendaient que la déportation d'Israël en Chaldée sous
Nébucadnetzar avait été un fait providentiellement heureux , que
sous Cyrus on avait eu tort de vouloir et d'organiser la restaura-
tion, et que le véritable Israël se trouvait désormais sur les bords
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PEUPLE JOIF. 121
de l'Eupbrate. Sans doate des' affirmations aussi contraires k toutes
les idées du passé ne furent le partage que d'un très petit nombre;
mus la décadence continue de la population juive en PalesUoe, la
victoire du christianisme, les suites funestes qu'elle eut pour le
prestige et la liberté du judaïsme occidenlal, finirent par amener
une situation de fait qui répondait presque à ces théories passable-
ment rationalistes.
De là vint que parallèlement au Talmud Jervschalemî ou doc-
trine tradttionDelle de Jérusalem se forma le Talmud Babli ou Tal-
mud de Babylone. Va jour arriva où les Juifs babyloniens, long-
temps plus mondains et, dirait-on, plus sceptiques, se trouvèrent
tout aussi imprégnés de rabbinisme que ceux de Judée. Les écoles
dé Pumbadita et de Syra virent alHuer les élèves- rabbins par cea-
taiues. Les princes de l'exil eux-mêmes se mêlèrent de rabbiniser.
Les docteurs babyloniens dépassèrent leurs confrères de Palestine
en formalisme et en subtilité. Comme eux, Us s'en tinrent long-
temps à l'enseignement oral; mais, comme eux aussi, ils se virent à
la fin forcés de recourir à l'écrilure. Ce ne fut pas le christianisme
Tainqueur qui leur fit craindre que les persécutions, en dispersant
et en tuant les dépositaires de la tradiUon sacrée, ne la coodam-
oassent à l'oubli, ce fut le mazdéisme ressuscité avec l'empire
perse. Les mages ne leur furent pas plus doux que les évèques
caUioIiques. Sous Finiz (458-âô7], tes synagogues furent détruites
et les écoles fermées. C'est ce qui amena vers l'an &00, époque
d'une suprême importance pour les destinées du judaïsme, la co-
dificadon et la fixation délinitive du Talmud Babli.
IV.
Pénétrons munteoant dans l'intérieur du judaïsme pour recher-
cher comment, durant la période que nous venons d'étudier, la re-
ligion juive parvient à se constituer sans sacerdoce, sans autel, sur
la seule base de l'écriture et de l'enseignement rabbinique. On se
souvient qu'au lendemùn même de la prise de Jérusalem par Titus
le vieux Jochanan reconstituait à Jamnia un sanhédrin qui, puisant
sa légitimité dans la nécessité, vit son autorité reconnue par l'en-
semble des communautés juives. A ce sanhédrin était adjointe une
école de rabbins qui passa désormais pour le grand canal de la tra-
ditioD sainte. Sept docteurs célèbres, dits tamiaiies ou répétiteurs
(delà tradition), se groupèrent autour de Jochanan et continuèrent
la juri^rudence orale des anciens scribes. L'an 80, Jochanan eut
pour successeur Gamaliel II, petit-fils de ce Gamaliel qui se glori-
i!)tizedO¥GoO<^lc
122 REVUE DBS DEDX MONDES.
fiait de descendre du grand Hillel, et qui avfut dooDé des leçons à
Paul de Tarse. Inutile de dire que les événeraens avaient rejeté au
second rang l'école de Scbammaï et son pharisaîsme intraitable, et
qu'en revanche l'esprit plus pratique, plus pacifique, non moÏDS
pédant, mais plus raisonnable de Hillet domina dorénavant dans le
rabbinisme, escepté aux momens d'effervescence où le vieux zéto-
tîsme revînt sur l'eau. Depuis Gamaliel II, la dignité de nasst ou
patriarche juif, bien que toujours conàdérée comme dévolue par le
sanhédrin, fut héréditaire dans cette famille, qui prétendait ratta-
cher ses origines par les femmee à la mûson de David.
On vit alors se produire au sein du judaïsme un phénomène re-
marquable, très peu remarqué jusqu'à présent, et sur lequel je me
permets d'appeler l'altention des savans qui s'occupent des origines
de l'ancien catholicisme; une tendance prononcée à l'unité exté-
rieure, à la conformité disciplinaire et à la centralisation s'empara
du corps entier du jud^nie à peu près vers le même temps ou plus
précisément un peu avant qu'un même mouvement se manîfest&t '
dans les communautés chrétiennes, jusqu'alors si indépendantes
l'une de l'autre. Il faut que, sous le régime impérial romain, le
goût de l'unité ùt été bien fort. Le fait est qu'en politique et en
religion tout à cette époque cherche à se concentrer. Les adver-
saires des pouvoirs qui profitent de cette marche des choses ont
beau avoir mille fols raison; leurs argomensse perdent dans le vide,
la masse est d'avance acquise à tout ce qui à ses yeux objective
l'unité dont elle est éprise. L'épiscopat chez les chrétiens, le patriar-
cat chez les Juifs, l'autorité toujours plus absolue de l'un et de
l'autre, se développent parallèlement, celui-ci précédant celui-là.
Quelle confirmation des théories récentes de la science religieuse
sur la prépondérance du judaso-cbristiaaisme au sein de l'église
primitive et sur l'origine judaeo-chrétienne de l'épiscopat I Les deux
puissances, l'épiscopat chrétien (qui devait à son tour chercher à se
concentrer) et le patriarcat juif, fondent également leur commune
prétention sur la nécessité de conserver les pures traditions. Au
îbnd, la pureté des traditions qu'ils enseignent n'a d'autre garantie
à son tour que leur prétention; mais cela soflit pour que la majo-
rité s'incline. La masse croit toujours ce qu'elle aime à croiie.
Ainsi Gamaliel II s'occupa surtout de ramener à l'unité les ten-
dances divergentes qui se faisaient jour dans les écoles, filles de
celle de Jamoia, déjà ouvertes çà et là dans la contrée. Une bat-col
ou voix du ciel décida que les doctrines de Hillel et de Schamim^
étaient divines toutes les deux, mais que dans la pratique il fal-
lût suivre celle de Hillel. Quelques scbammaîtes zélés protestèrent
contre cette manière trop commode d'avoir raison, mais leurs ré-
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PEDPtE iniF. 123
elamations ne furent pas écoutées. Gamaliel dirigea aussi un tra-
Taîl de révision des seatences et de la jurisprudence traditionnelles
de manière à les enlever autant que possible à l'arbitraire indivi-
duel de chaque rabbin. Ce fut un premier pas vers la systématisa-
tioD de cet énorme fatras de traditions orales qui devait plus tard
se fixer par écrit dans le Talmud. L'admission dans les écoles dut
être précédée d'une espèce d'examen de conscience. La mise au ban
de la synagt^ue, ce que l'église chrétienne appelle l'excommunica-
tioD, fut renforcée dans ses rigueurs et appliquée à plus d'un rabbin
récalcitrant. En même temps le patriarche introduisait des coutumes
tendant à relever sa dignité personnelle. II froissa tant d'amours-
propres, que pendant quelques années il fut déposé lui-même;
inais il fut réintégré avant sa mort, et ses successeurs suivirent la
même politique.
L'un de ses plus notables assesseurs fut ce rabbi Akiba que nous
avons vu jouer un rôle si actif avant et pendant l'insurrection de
Bar-Xochba. Sa biographie a quelque chose de romanesque qui la
distingue de l'histoire, ordinairemeqt très prosaïque, de tous ces
braves rabbïs. Sa famille prétendait descendre de Sisera, le chef
chananéen tué par Jahel la Kénienne au temps des juges d'Israël. Il
était dans sa jeunesse au service d'un riche patriote de Jérusalem,
et s'était épris de la fdle de son maître, la belle Bacbel, qui le paya
de retour et lui promit sa main, s'il parvenût à se faire rabbin.
Akiba, qui n'avait reçu aucune instruction, se mit alors à étudier
avec un zèle et une persévérance incroyables, tandis que la jeune
fiBe, chassée par son père, vivait dans le plus complet dénûment.
A ta fin, ils se marièrent, mais ils restèrent pauvres, au point que
Rachel dut un jour vendre sa magnifique chevelure pour ne pas
mourir de faim avec son mari. Tel était l'homme qui souilla le feu
de la révolte par tout le monde juif et laissa des traces profondes
dans la tradition rabbinique. Par un bizarre mélange d'enthou-
siasme et de subtilité, c'est lui qui élabora le système affreux qiû
engendra tant de sottises décorées du nom d'interprétations de l'É-
tiiture, d'après lequel chaque syllabe, chaque lettre, chaque ano-
malie grammaticale ou orthographique du texte consacré a un sens
myslérieus que la sagacité des docteurs doit démêler (1). Un autre
tabbîn du même temps, R. Josué ben-Chanania, présente un con~
traste intéressant avec l'intraitable Akiba. Doux et conciliant, il au-
rait voulu pacifier les rapports entre les Juifs et les Romùns. Il ét^t
extrêmement lad, et comme il faisait partie d'une députation en-
(I) Ulà llubftade ét»lt prise par les copistes de l'ÉcrItare ■■inte de respecter Jiu-
VW IiDice d'orthographe écluppéei k ratteadoD de lenn prédiceueun.
iBtizedOyGoOt^lc
12A REVUE DES DEUX UONDES.
voyée près d'un empereur (on ne dit pas lequel), une princesse im-
périale lui demanda en riaut pourquoi tant de sagesse était renfer-
mée dans un ai vilain vase. — Princesse, repartit le vieux rabbin, on
ne conserve pas le bon vin dans des vases d'or.
Ce fut le sanhédria de Jamnia qui commença de séparer oQîciel-
lement les Juifs chrétiens de la famille Israélite. Jusqu'alors les
Juifs chrétiens de Palestine, pour la plupart rigides observateurs
de la loi et très antipathiques au christianisme plus hardi de l'école
paulinienne, faisaient plutôt l'effet d'une de ces associations excen-
triques qui abondaient dans la société juive, et qui, d'accord avec
elle sur le principe de l'inviolabilité de la loi, jouissaient d'une cer-
taine liberté d'allures qu'on ne restreignait pas sans motifs graves.
L'excentricité des nazaréens coosistait à s'imaginer que le messie
attendu par tous les Juifs et devant bientôt venir avùt déjà paru
sous les traits d'un rabbi suspect de Galilée, condamné à mort et
crucifié quelques dizaines d'années avant la destruction du temple.
Gela devait faire aux scribes infatués de leur scolastique l'effet de
quelque chose de niais et d'innocent. 11 est vrai que dans les pre-
miers temps des mouvemens très peu légaux avaient éclaté au sein
de cette association particulière; mais la persécution dont Étienae
le diacre fut la plus illustre victime les avait étouffés en Judée
même, et l'on ne s'occupait guère de ce qui se passait ailleurs.
Cependant, et à la- longue il n'en pouvait être autrement, les
Juifs chrétiens commençaient à se distinguer plus nettement de
l'ensemble de la société juive. Les principes déposés dans leur con-
science par celui qu'ils appelaient le Christ port^ent peu à peu leurs
fruits naturels. Par exemple, ils étaient des plus froids pour les inté-
rêts de la théocratie. Ils avûent refusé de prendre part à la guerre
contre les ïtomains, et beaucoup s'étaient réfugiés dans la Déca-
pote, de l'autre côté du Jourdain. Les évangiles, surtout l'évangile
perdu dit des Hébreux, en répandant en Palestine l'enseignemeot
personnel de Jésus, froissaient les lecteurs intelligens, qui voyûent
combien peu Jésus lui-même était légaliste. Quand le judaïsme se
reconstitua sous l'autorité du sanhédrin de Jamnia et plongea plus
que jamais dans les eaux rabbiniques, les communautés judaeo-
chrétienoes restèrent indépendantes, ne voyant aucun motif pour
se rallier à ce nouveau centre religieux, et peu disposées à obéir
aveuglément aux nouvelles prescriptions des rabbins. D'ailleurs la
chute du temple et la cessation forcée des cérémonies sacerdotales
les poussaient irrésistiblement dans la voie libérale que Paul avait
inaugurée trop tôt pour leur inexpérience et leur faiblesse, mais
non pour la logique du principe chrétien. La personne de Jésus
grandissEÙt tellement dans leur vénération, qu'ils le mettaient au-
i!)tizedO¥GoO<^lc
LB PEUPLE JUIF. 12&
dessDS de Moïse et lui attribuûent des prérogatives quasi divines.
Tout doucement ils se semaient aussi rapprochés des gentils, qui
croyaieot comme eux en Jésus-Christ sans s'astreindre aux mille ob-
senances de la loi, que de leurs compatriotes, qui ne savaient voir en
Jésus qu'un imposteur ou un fou. Une rupture était donc inévitable.
Les rigueurs du fiscus judaicus sous Domitien durent la favoriser,
et on voit en effet que vers ce temps-là le judœo-chrtstianisme se
relâche sur l'obligation de la circoncision et quelques autres mar-
ques dbtinctives du judaïsme orthodoxe.
Vers le même temps aussi, le sanhédrin procède contre tes mt-
nim, — c'est le nom des Juifs chrétiens dans le Talmud, — c'est-
i-dire contre les dégénérés. R. Tarphon n'y allait pas par deux
chemins pour les condamner. « Les Évangiles, disait-il, et tous les
livres des minim mériteraient d'être brûlés, car le paganisme est
moins dangereus; celui-ci méconnaît par ignorance les vérités du
jndaîsme, les minim les renient en pleine connaissance de cause. 11
Tant mieux chercher un refuge dans un temple païen que dans les
synagogues des minim. » Le sanhédrin de Jamnia enjoignit donc
anx Juifs Gdèles de se conduire avec les Juifs chrétiens comme avec
des païens, leurs écrits furent assimilés aux livres de sorcellerie,
une formule d'imprécation {birchat ha-mimm) fut même insérée à
leur adresse dans la prière quotidienne. Aussi n'est-il pas étonnant
qae les Juifs chrétiens n'aient point sympathisé avec la révolte de
Bar-Kochba, et aient eu à souffrir sous le régime de ce dictateur
momentané. La séparation d^uis lors fut irrévocable et absolue.
La haine mutuelle s'envenima, et, ne pouvant susciter de persécu-
tions en règle, elle se dédommagea par des tracasseries dont il
faut citer an exemple.
Cne des prérogatives du sanhédrin et l'uti des moyens dont le
patriarche se servait pour relever son autorité, c'était la fixation
du calendrier et la publication des grandes fôtes religieuses con-
sacrées par la loi et la tradition L'année Israélite était lunaire. Les
jours de fête étaient calculés d'après leur rapp^''' ^'^^^ ''' nruvell
Inné. De vieux usages remontant à l'époque où l'on ne savait pas
Bnppuler d'avance les phases de cet astre et les dates qui en dé
pendent voulaient que l'apparition de la nouvelle lune fût an-
QODcée au patriarche par des témoins oculùres postés en prévision
de l'événement. Ce témoignage une fois reçu avec des formalités
destinées à en garantir la sincérité, le patriarche en informait te
sanhédrin et les synagogues voisines. Quant aux synagogues éloi-
gnées, un système ingénieux de signaux ignés, se répétant indéfi-
niment le long des montagnes, portait pendant la nuit le message
do sanhédrin jusque dans les régions lointaines de Tadmor, de l'Asie-
i!)tizedO¥GoO<^lc
126 REVUE DES DEUX MONDES.
Mineure et de l'Euphrate. Il y avait dans ce système quelque chose
d'antique et parlant aux imaginations; les haines religieuses pro-
voquées par l'intolérance rabbinique ne permirent pas la continua-
tion da cette poétique télégraphie. 11 paraît qu'à plusieurs reprises
les judso-chréttens et les Samaritains s'amusèrent à contrefaire
les signaux du sanhédrin, et réussirent à tromper les populations
juives de Syrie et de Babylonie, qui célébrèrent de grandes fêtes
à contre-temps. Les patriarches se virent donc forcés de dresser
d'avance le calendrier religieux pour l'année et de le confier à des
messagers spéciaux. Plus tard ils durent même en venir à publier
les calculs qui permettaient à chacun de le fixer soi-même. Ce fut
un grand coup porté au prestige et à l'autorité du patriarcat.
Cela toutefois n'eut lieu qu'au iv" siècle. Jusque-là, le patriarcat
réussit assez bien à réaliser une sorte de papauté juive. A Simon,
fils de Garaaliet II, succéda son fils R. Juda ben-Simon (170-215),
qui transféra le sanhédrin à Sipporis, en s'adjugeant le droit de
nommer d'office à tous les emplois judiciaires et religieux dans les
communautés juives (1). ,'' s richesses, qui étaient grandes, lui ser-
virent surtout à consolide!' oon autorité, dont il se montrait fort ja-
loux. Le Talmud a conservé plusieurs traits attestant son extrême
susceptibilité et la dureté avec laquelle il procéda contre les vel-
léités indépendantes de quelques rabbms. Cela n'empêcha pas, ou,
pour mieux dire peut-être, cela fit que son nom passa à la pos-
térité avec l'épithète de saiiU. R. Juda le Saint est un des grands
architectes du judaïsme taJraudiquerf C'est lui qui jeta les fonde-
mens de cet énorme édifice en fixant une fois pour toutes la mis-
chna ou seconde loi, exposée Jusqu'à lui à l'instabilité d'uue traaa-
mission purement orale. Ce fut une innovation décisive que ce
recours à l'écriture. La mischna, codifiée par lui, devint un texte
pour ainsi dire stéréotype, ajouté au texte biblique et donnant lieu
à son tour comme celui-ci à toute sorte de commentaires et de dé-
veloppemens au sein des écoles rabbiniques. Il fut entendu, ma^ré
l'absurdité d'une pareille prétention, que cette tradiUon orale re-
montait jusqu'à Moïse lui-même, qui l'avait confiée à Josué, celui-
ci aux anciens de son temps, ces derniers aux prophètes, qui l'au-
raJent finalement transmise aux scribes. La mischna de Juda le
Saint, reproduite tout au long dans le Talmud, constitue donc la
base, le point de départ et la substance de la compilation totale, et
l'autorité en est regardée comme indiscutable dans le judaïsme or-
thodoxe. Elle fut transmise aux Juifs de Babylonie par les disciples
(I) Partout «a iU pauTBient miiérielleineDt le hire, l«3 Jnib coniemieiit leur droit
■utionBl BQ dvfl et ku crirafael.
i!)tizedO¥GoO<^lc
^ lE PEUPLE JDIF. 127
de lada le Sùnt avec quelques changemens apportés, dit-on, pu-
lù-mème dans les derniërea années de son patriarcat, tandis que
lavemon primitive demeura en vigueur eo Palestine, — première
différence entre le Taimud Jerusrhalemi et le Talmud Babli.
L'idiome de la mischna est encore l'hébreu, bien qu'il soit mélangé
d'eiiffcsaions araméeones, grecques et latines. L'hébreu était passé
d^uis longtemps à l'état de langue morte; mais on le culUvait en-
coit dans tes écoles comme langue sacrée.
Avec la âxation de la mischna finît l'ère des tannâtes ou répéli-
teoTS. Nous n'avons rien dit d'une foule d'honnêtes rabbins dont
les noms, conservés par le Talmud, sont l'objet de pieuses recher-
ches biographiques de la part de nos historiens juifs. Leur biogra-
pbie en général est très monotone et parfois puérile. On a besoin,
pour s'y intéresser, de se rappeler le courage et les soulTrances de
ces martyrs du rabbinisme. J'avoue que l'âne scrupuleux de R. Pin-
chas, tellement habitué par son maître à n'user que d'alimens dî-
mes qu'il mourût de faim à cAté d'une masse de foin non dlmée,
&e parvient pas à me toucher beaucoup. J'ai plus de sympathie
ponr R. Méir, qui doit avoir inventé l'encre de vitriol, et qui a
rendu par lA un grand service à l'humanité. En somme, il y a très
peu à tirer de leurs travaux, si ce n'est pour l'œuvre respectable,
nuis étonnamment aride et ennuyeuse, à laquelle ils ont voué leur
vie. C'est par eux, par leur eoseigoement, que le caractère léga-
liste du judaïsme fut poussé à un point qui nous parait aujourd'hui
ïncmicevable. Ne demandez pas à la mischna de vous parler de
l'amoar de Dieu; il en est encore moins question dans ses sentences
aphoristiques et sèches que dans l'Ancien Testament. Ne demandex
pas non plus à la mischna et à ses commentateurs ce qu'ils ont
voolu régler dans la vie bumûne; le difilcile est de trouver quelque
cfaose qu'ils n'aient pas réglé, soupesé, précisé. Us vous diront, par
exemple, la somme exacte qu'un pauvre peut réclamer de la bieo-
fusance publique, si un jeune marié est tenu de lire le schemah [\)
le soir de ses noces, combien d'enfaos un honnête homme doit
procréer pour s'acquitter de son devoir envers le genre humain.
De quoi ne se mêlent-ils pas? C'est au point qu'on trouve chez
quelques rabbins du temps les traces d'un certain mécontentement
d'ailleurs sans résultat. L'un d'eux, R. Josué, se plaignait de c
que la mischna suspendait parfois des montagnes à un cheveu.
(1) On ippelle tinsl les trois rraginens bibliques, — Dtutir., Ti, ^9; il, 13-31; JVomb.,
I*. 17-41, — leMjueli, regardés comme coateoant les vérités esseoiieltes du judaïsme,
mit loaveDt répétés soit dsns le culte publie, soit dans 1» défoiion privée. Sch*mah,
c'aM-dlre écoute, est le premier mot du premier rngmeat et désigne par abrérlstion
rsoiemble des trois textes.
i!)tizedO¥GoO<^lc
12g BEVDE DES DEUX UO^'DES.
Muette sur la question des peines de l'autre vie, elle élwt fort sé-
vère dans ses dispositions cùsciplinaires, et comminait très souvent
la flagellation, môme la mort, contre les transgresseurs.
Sous Gamaliel 111 et Juda 11 , qui succédèrent II Juda le Saint de
210 à 275, le patriarcat juif maintint et même agrandit encore la
haute position où ce dernier l'avait fait monter. Le sanhédrin fut
transféré à Tibériade, et dans cette ancienne capitale de la Galilée
on put voir le patriarche juif s'avancer en public avec une garde
d'honneur. On accuse Juda II de rapacité et de simonie. A, partir
de Juda II du reste, le patriarcat perd en prestige religieux ce
qu'il gagne en éclat temporel. Cependant les écoles rabbiniqœs
de Palestine jetèrent encore un grand lustre de son temps. Les
docteurs juifs d'alors, mordant k même de la mischna comme leurs
prédécesseurs s'étaient acharnés sur la loi, pour en presser le
sens et en déduire toutes les applications possibles, portent le
nom à'amoras ou interprètes. Leur nombre n'est pas moindre que
celui des tannaîtes, et leijr histoire n'est pas plus variée. On peut
citer pourtant parmi les figures les plus originales R. Jocbanan
bar-Napecha, mort en 279, l'amora le plus accrédité de son temps,
■ très anti-romain, assez large toutefois et sympathique aux œuvres
littéraires de la Grèce, u Sem et Japhet, disait-il, ont jeté tous
les deux un manteau sur la nudité de leur père: c'est pourquoi
Sem a reçu le manteau garni de houppes (vêtement des rabbins)
et Japhet le manteau de philosophe [le pallium). » Par une inno-
vation qui dans un tel milieu ne manquait pas de hardiesse, U
autorisa les peintures dans l'intérieur et pour l'ornement des halû-
taUons. 11 était fort bel homme, et le Talmud, qui s'arrête rare-
ment à de telles vanités, a décrit d'une étrange façon l'impressioo
que produisait sa physionomie. « Celui, nous dit-on , qui veut se
faire une idée de la beauté de it. Jochanan doit remplir de gre-
nats une coupe d'argent fraîchement travaillée , en couronner le
bord de roses rouges, mettre la coupe entre la lumière et l'ombre,
et le reflet qu'elle projettera ressemblera à la beauté de R. Jocha-
nan. » Pourtant R. Jochanan manquait de barbe, et ses sourcils
étaient si longs qu'ils lui recouvraient les yeux. De là quelque
chose de farouche dans le regard, et la légende dit que plus d'une
fois et sans le savoir il tua ses adversaires rien qu'en les regar-
dant.
Son contemporain R. Simon ben-Lakisch était aussi renommé
pour sa force corporelle que Jochanan pour sa beauté. Il défiait et
terrassait les animaux féroces dans les cirques. Portant toujours
le deuil de la patrie égorgée, on ne le vit jamais rire. C'est à lui
que remonte le jugement critique le plus ancien que nous cod-
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PEUPLE JDIF. 129
1 sur le livre de Job. Comme on discutait devant lui l'^e
probable de ce héros biblique de la souffrance, les uns voulant
qu'il fCtt contemporain de Hoîse, les autres qu'il eût vécu au temps
deVexil, R. Simon trancha la question comme la plupart des cri-
tiques modernes. « Job, dit-il, n'a vécu en aucun temps, il n'a
jamùs existé, ce livre est un maschal, n c'est-à-dire un poème re-
ligieux. Du reste, le canon de l'Ancien Testament n'était pas en-
ccR-e tellement fixé que des opiuions assez libres sur quelques par-
ties du recueil sacré ne circulassent encore parmi les rabbins. Ils
avaient adopté une singulière expression pour désigner les livres
reconnus divins. « Ce livre souille les mains, d disaient-ils, c'est-
à-dire qu'il n'y faut toucher qu'avec d'infinies précautions. C'est
ponrqaoi plusieurs rabbins du temps afTirmèrent que ni l'Ecclésiaste
avec sa morale épicurienne, ni le Cantique des cantiques avec ses
doux chants d'amour, u ne souillaient les mains. » R. Akiba sauva
pourtant la divinité du Cantique des cantiques en disant qu'il chan-
tait tes amours de Dieu et de la nation d'israèl , Les chrétiens subsU-
tnèrent l'église à la nation, et c'est ainsi que ce délicieux poème
devint l'un des thèmes favoris du mysticisme juif et chrétien, qui y
Inwva tout ce qui lui plut.
Pendant ce temps, sur la base de la mischna, la tradition rabbi-
nique poursuivait son œuvre d'explications subtiles et de jurîspni-
deoce raffinée, ce qu'on nommait la gémare ou commentaire. Ainsi
se formait ce qu'on peut appeler le second étage de l'édifice talmu-
dique; mus, si la mischna était écrite, la gémare ne l'était pas en-
core. C'est sous le patriarcat de Juda II que les écoles d'interpré-
tation babyloniennes commencèrent à rivaliser d'autorité avec celles
de Palestine. De là deux gémares se poursuivant parallèlement dans
les deux foyers du rabbinisme avec de nombreuses analogies, mais
anssi avec de notables différences. C'est surtout à un certain Abba
Areka, plus connu sous son nom historique de Rab (le rabbin par
excellence), mort en 2â7, que le judaïsme babylonien fut redevable
de sa ferveur rabbinique et du puritanisme qui succéda au relâche-
ment par lequel il se distinguait auparavant du judaïsme palestin.
L'excommunication, telle que Rab la fit prévaloir, était encore plus
sëtëre qu'en Palestine. Elle constituait une véritable mort civile. Le
Talmud, si sobre d'allusions aux événemens historiques, ressemble
souvent à une chronique de famille, comme cela du reste est na-
turel à la tradition d'un peuple sans indépendance politique, mais
d'une vie intérieure très forte et toute repliée sur elle-même. Ainsi
DODs savons par lui que Rab eut comme Socrate une sorte de Xan-
tippe qui ne songeait qu'à le contrarier. C'est au point que son fils
devenu grand, quand il était chargé par son père d'une commission
TMu uui. — 1867. 6
i!)tizedO¥GoO<^lc
130 REVUE DES DEl'X MONDES.
pour 3a mère, avait pris l'habitude de rapporter à celle-ci préci-
sément le contraire de ce que le brave Rab lui avait dit; de cette
manière, la votonlé du mari était faite, mais de cette maDiëre seu-
lement. Rab, qui était la patience même, blâma son fils de ces men-
songes officieux, et supporta jusqu'à la fin sans se fâcher l'humeur
désagréable de sa compagne.
En Babylonie, grâce au nombre et à la liberté relative des Juifs,
les rabbins furent plus influens, plus dominateurs encore qu'eu
Palestine. Plus d'une fois leur tyrannie, leur rapacité, leur faste,
scandalisèrent les fidèles, sans toutefois que le mécontentement
allât jusqu'à la révolte. On blâma les rabbins, on continua de vé-
nérer le rabbinisme. D'ailleurs ces mauvaises impressions furent
balancées par la vie exemplaire des plus grandes autorités rabbi-
niques. Pour en finir, la décadence du patriarcat de Palestine et des
écoles groupées autour de lui devint toujours plus sensible pai-
suite des événemens politiques. Les patriarches Gamaliel IV (fin du
ni' siècle), Juda 111, Hillel II (iv^siècle), ne réussirent pas à. l'arrêter.
Avec le patriarche Gamaliel V, dernier descendant du grand HiUel,
la dynastie patriarcale s'éteignit, et l'institution fut supprimée par
décret impérial en A25; mais en disparaissant elle laissa un mo-
nument capable de défier les siècles, la gémare, qui, réunie à la
misckna, perpétua dans le Talmud son esprit et son autorité. Dès
le commencement du v siècle et peut-être même un peu avant, la
gémare de Palestine avait été fixée et rédigée sous forme écrite. Il
en fut de même un siècle plus tard pour la gémare de Babylone,
qui fut réunie par R. Aschi et son disciple Abina. Tous les matériaux
du Talmud étaient donc rassemblés, et l'on peut dire que cette com-
pilation prodigieuse, entreprise au temps du premier Hérode sons
l'impulsion du grand Hillel pour finir au moment où commencent
tes invasions victorieuses, a duré précisément autant que l'empire
romain.
V.
11 nous reste à donner un aperça général de ce Talmud, firait
définitif de cette longue période, dont tout le monde sait le nom
et qu'en debors des cercles Israélites si peu de personnes con-
naissent. Ce n'est pas une petite affaire. Le Talmud, c'est-i-dire
l'enteignement, est une œuvre tellement sut generit, si différente
des autres collections sacrées, qu'il est fort difficile, peut-être im-
possible, d'invoquer des analogies pour aider les non-initiés à s'en
rendre compte. Combien de fois les théologiens chréUens n'ont-ils
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PEDFLE JUIF. 131
pas demmidé aux savans juifa un ouvrage spécial résumant le Tal-
mud dans tout ce qu'il a d'essentiel I La réponse est d'ordinaire
qu'une telle œuvre est inexécutable, et les rares essais tentés pour
satisfaire à ce vœu si simple sont plutAt de nature à confirmer qu'à
af^lir cette opinion. D'ailleurs l'idée d'essentiel n'est pas talmu-
diqoe. Au point de vue de ses auteurs, rien n'est accessoire. Ne
3'^t-il pas de savoir comment, dans tous les cas possibles, on de-
vra s'y prendre pour ne pas violer ces préceptes de la loi dont le
transgressenr est maudit?
Que l'on se figure douze énormes in-folio dont chaque page est
couverte d'une écriture serrée, hébraïque et chaldaîque, dont le
teite est toujours obscur, exigeant de quiconque ne possède pas
déjà la clé de la termîDologie rabbinique une étude prolongée pour
D'Être pas rebuté dès les premières lignes, ne traitant ex professa
aucune grande question philosophique ou religieuse, mais les cô-
toyant toutes et les montrant, pour ainsi dire, de profil, pour ne
présenter de face que les innombrables minuties du. ritualisme rab-
Isnique, — celles-ci, à leur tour, présentées non dans l'ordre rigou-
reux d'un traité didactique, m^s telles qu'elles se suivent dans la
■ série monotone des opinions émises par les autorités consacrées, et
l'on aura une première vue d'ensemble très superficielle sur l'en-
trée du labyrinthe. Pour pénétrer un peu plus loin, nous devons
faire appel à l'esquisse que nous venons de retracer des destinées
historiques du judaïsme.
La ntiichna et la gémarey tels sont les deux élémens constitutifs
dn Talmud. On se rappelle que la mischna ou seconde loi exten-
ave et eiplicative de la loi mos^que, la miscbna, fixée à la fin du
second siècle par R. Juda le Sùnt, a été conservée sous la forme de
deux versions, l'une dite de Jérusalem, l'autre de Bahylone, et
qne chacune de ces deux mischnas a servi de thème à une gémare
on commentùre se dévidant parallèlement sur les bords du Jour-
dain et sur ceux de l'Euphrate. 1^ mischna formant la base du Tal-
mod tout entier et lut imposant sa division propre, il faut donc
dans le Talmud en général distinguer le Talmud Jeruschalemi et te
Talmud Bttbli. Ce dernier jouit parmi les Juifs orthodoxes d'une
atilorité pins grande encore que le Talmud de Jérusalem. Pour
rbistorien qui cherche avant tout ce qui est antique et simple, ce-
lui-ci au contraire a plus de valeur. Les deux Talmuds locaux, dont
la réunion forme le Tatmud total, sont donc divisés l'un et l'autre,
d'apris la division de la mischna qui leur est commune, en six se-
darim ou livres d'ordonnances dont les titres indiquent assez bien
le sujet : 1* semences, 2' fêtes, 3° femmes, k" dommages, 5* consé-
crations, 6° purifications. Chaque seder se divise en traités, chaque
i!)tizedO¥GoO<^lc
132 REVt'E DES DEUX MONDES.
traité eo perakim ou chapitres, et chaque chapitre en mtschnajot
ou euseignemeos spéciaux. Il y a en tout 63 traités,&25 chapitres et
A,i87 mischnajot. Le Talmud de fiaby]one est deux fois aussi long
que celui de Jérusalem.
Le premier scder, les semences, s'occupe des bénédictioDS et des
prières qui doivent être prononcées sur les bieus de la terre, des
règles concernant le droit de glanage et de grappillage, les dîmes,
les mélanges permis ou inte-dits de plantes, d'animaux, d'étoffes,
la manière de préparer la pâte et de tailler les arbres, car il est
défendu de manger les fruits d'un arbre qui n'a pas encore atteint
sa troisième année, l'arbre étant jusque-là regardé comme incir-
concis. Le second, les fêles, contient toutes les ordonnances relatives
au sabbat, aijx jeûnes obligatoires, aux trois grandes et aux petites
fêtes de l'année juive. Le troisième règle ta législation concernant
les femmes, leur position civile, leurs droits, leurs devoirs, le di-
vorce, les fiançailles, l'éducation des enfans. — Il faut observer, à
l'honneur de la morale des rabbins, que malgré les périls d'un pareil
sujet ils ont évité les descriptions libertines, les rafiînemens d'obs-
cénité qui déshonorent mainte autre casuistique. — Le quatrième
seder est une manière de code civil et criminel régiant la propriété,
les ventes, les héritages, les tribunaux, la législation sur les vols,
coups, blessures et meurtres, les témoignages judiciaires, les rap-
ports avec les païens. Le chapitre qui traite ce dernier point a été
souvent funeste aux JuiTs. Comme il est très intolérant dans ses
appréciations des cultes étrangers, on crut souvent qu'il avait en
vue l'église chrétienne, et les persécuteurs du moyen âge l'invo-
quèrent souvent pour justifier leurs mesures barbares. Aussi, dans
quelques éditions imprimées du Talmud, ce chapitre est-il modi-
fié, quelquefois môme complètement retranché. Pourtant en lui-
même, du moins pour ce qui concerne l'église chrétienne, ce cha-
pitre est inoffensif, et il est visible pour tout œil impartial qu'il ne
s'occupe que des religions païennes. C'est aussi dans ce quatrième
seder que se trouve le plus connu des traités talmudiques, souvent
imprimé à part, le Pirke Abot ou sentences détachées des pères, qui
renferme des maximes d'une antiquité très reculée, antérieures
même, semble-t-il, à la destruction du temple, se distinguant pu'
un esprit éminemment prudent et pacifique. Le cinquième seder
règle les questions relatives aux sacrifices, aux oflraDdes, à i'aba-
tage du bétail, matière très riche et dans laquelle la subtilité rab-
binique s'en est donné à cœur-joie. Enfin le aixiènne et dernier
trûte des purifications, de tous les genres de souillure qui peu-
vent affecter les misons, les meubles, les vétemens, les alimens. U
parle aussi des lépreux, des cérémonies lustrales, bains, lotions gé-
i!)ti?edOyGoO<^lc
LE PEUPLE JUIF. 133
nérales et topiques. Par exemple, il vous dira pour la purificatioii
des mains combien il faut d'eau, quelle eau, qui doit la verser, dans
quel vase; cela n'en finit pas. La souillure des fruits est aussi envi-
sagée sous ses divers aspects. Ce seder est le plus long des six et
respire une antipathie prononcée contre les sadducéeas. Aucun ne
montre mieux qu'il ne faut pas chercher l'origine de l'essénisme
ailleurs que dans le judaïsme pharisien.
Cest Juda le Saint qui introduisit cette division fondamentale.
Jusqu'au graDd Hitlel, les rabbins avaient divisé la loi mosaïque
eu 613 titres, se rëpartissant en SAS préceptes positifs, autant que
l'on comptât de parties dans le corps humain, et 365 préceptes
négatils, d'après le nombre des jours de l'année. Uillel ramena ces
nombres arbitraires à dix-huit rubriques principales. Juda le Swnt
les réduisit aux six que nous venons de définir. Ajoutons, pour ne
rien omettre, qu'en outre des six sedarim, le Talmud contient en-
core un appendice composé de sept petits traités qui roulent,
comme tout le reste, sur l'observation de la loi dans des cas par-
ticuliers, et qui ne méritent pas en ce moment de description
qtéciale.
Sous quelle forme le contenu du Talmud s'ofTre-t-il aux regards?
Lorsqu'on ouvre un des volumes de cette immense collection, que
l'on a reconnu le stfier, le traité et le parak où l'on se trouve, on
peut entamer la lecture d'une mischna spéciale. Au centre de la
page se trouve le texte de la grande miscboa fondamentale, écri-
ture hébraïque. Ce texte est suivi de sa géroare, écrite en langage
chaldaïque et entourée des explications qui doivent en préciser le
sens. Nous donnons ici un court spécimen de celte étrange littéra-
ture (1), Nous l'empruntons au Talmud Babli, premier seder, se-
itiencfs, premier traité, berachot ou bénédictions, chapitre v.
u MiscDRA. — A celui qui dît en -priant : Jusqu'au nid de l'oiseau s'é-
tend u miséricorde, ou bien : Ton nom est célébré à cause de tes bien-
faits, ou bien encore: Nous reconnaissons, nous reconnaissons, — il
faut imposer silence.
■ GévARE. — U est juste qu'on impose silence à celui qui prie en di-
sant : Nous reconnaissons, nous reconnaissons,... car il a l'air de croire
à ieia puissances suprêmes; de même s'il prie en disant : Ton nom est
(I) n D'eiiste en aucune langue de traduction eomplite du Talmud. tin calire, dlt-oo,
nolnt en posséder une et la Qt Taire ï ses Trais; mais on n'a Jamais tu cette traduc-
lini. (>uelques traités à part et la mischna, également h part, oat Été quelqueroit tnl-
dnlis CD tatia et en allemand. En lSi3, le O' Pinner a publié le premier rolume d'une
Induction allemande avec texte en regard sous le patronage du tssr Nicolas. Halhen-
RDMmenl ce volume in-Tolio, qui ne coniient que le premier traitiJ du premier ledir,
D'ipis eu Jaiqu'à présent de bi
i!)tizedO¥GoO<^lc
13A BETCE DES DEUX MONDES.
célébré à cause de tes bienfaits, car il en résulte qu'oa loue Dieu seu-
lement pour le biea et non pour le mal comme pour le bien. Quaci
aux paroles : jusqu'au nid de l'oiseau s'éiend ta miséricorde, pourquoi
impose-t-on silence à celui qui les prononce? Sur cette question, deui
amoras d'Occident, R. José ben-Abin et R. José ben-Sabida, diffèrem.
L'un disait : Parce que par là on provoque la jalousie parmi les autres
créatures; l'autre disait i Parce que par là les volontés du Saint, que son
nom soit béni ! sont représentées seulement comme miséricordes, taudis
qu'elles ne sont que commandemens. « •
La gémare continue sur le même ton, racontant comment R. Cba-
nina n'aimait pas que l'on fit dans la prière une trop longue énomâ-
ration des perfections divines et pensait que la crainte de l'Éteniel
est la seule chose que l'honame doive offrir à Dieu, et cela suivant
une tradition garantie par B. SiméQu ben-Jochaï, tandis que R. Seïra
et Rab-Papa n'étaient pas tout à fait d'accord sur la question des
répétitions dans la prière. L'honnête Bab-Papa y voyait un certain
avantage dans le cas où l'on aurait été distrait la première fois.
Autour de ces dires toujours et uniformément traditionnels sont
groupés les gloses, annotations, éclaircissemens, qui aident à en
comprendre le sens, et qui remontent aux rabbins du si' et do
XII* siècle. Ces éclûrcîssemens sont bien nécessaires, du moins pour
nous autres profanes, et encore ont-ils souvent besoin d'être éclair-
cis eus-mémes par les explications des rabbins plus modernes. Qui
croirait à première vue, par exemple, que le fragment cité tout à
l'heure nous reporte aux controverses du second siècle entre les
écoles rabbiniques et les communautés judœo-chrétiennesî Voili
pourtant ce qu'on nous affirme. C'est au sein de ces communautés
que la bonté divine était exaltée dans les prières au-dessus de toutes
les autres perfections d'une manière qui déplaisait à la rigidité lé-
gale du rabbiniame. La répétition de la formule : nous reconnais-
sons. . . fait sans doute allusion à quelque prière chrétienne du mênK
temps où les deux noms de Dieu et du Christ étaient mentionnés
successivement. Toutefois ce dernier point est obscur.
C'est avec cette prolixité, ce tour énigmatique , c'est en se tral-
'nant ainsi lentement, lourdement, à travers un fouillis de tradi-
tions sans nombre, sur un tas d'arguties dont l'intérêt le plus MO-
vent nous échappe, que le Talmud procède sans jamais se relâcher
de son imperturbable gravité. N'y cherchez pas les histoires draina-
tiques, les préceptes directs et clairs, les poétiques effusions des
livres bibliques : le Talmud ne connaît rien de tout cela. Notre sw-
lastique du moyen âge est la variété même à côté de lui. La lecture
en est, pour nous du moins, singulièrement fatigante, et il i^'
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PtUPLE JUIF. 13&
toute U véoératioa qu'il inspire aux Juifs de naissance ou la passion
des recherches êrudites de quelques Allemands pour ne pas fermer
le lirre avec impatience après qu'on en a feuilleté quelques pages.
Cependant, il faut le reconnaître , si le judaïsme se pétrifia dans le
Taimud, cette pétrification lui communiqua la dureté du roc. Les
jenoes rabbins élevés à pareille école en reçurent l'empreinte indé-
lébile. De cet impitoyable laminoir leur esprit ressortit aplati, mus
endarci, avec un tour particulier qui ne leur permettait plus de
penser et de sentir comme les autres hommes. Il y eut de brillantes
exceptions, mais elles furent rares. La plupart, d'une mémoire pro-
digieusement exercée, étonnamment subtils, furent peu capables
d'idées générales et par conséquent de vues philosophiques. En les
écoutant, le peuple juif s'imprégna de la même tendance, et s'ha-
bitua à demander au Taimud la solution de toutes les difficultés,
des directions pour tous les actes de la vie, de l'heure de la nais-
sance à l'heure de la mort. Le Taimud fut une véritable encyclo-
pédie nationale. On y chercha et on y trouva tout, astronomie, bo-
tanique, zoolo^e, physique, médecine. Rien ne serait plus facile que
de tourner cette œuvre en ridicule. Les idées baroques, les pré-
ceptes puérils, les superstitions niaises, y abondent. Cependant il
n'est pas rare non plus de rencontrer de véritables perles au milieu
de ce fati-as. Il y a .çà et là des sentences pleines d'élévation, d'ori-
gjnalité, respirant un esprit d'humanité et de justice qui réconcilie
avec le partage si souvent oiseux des vieux rabbins. On peut, je
crois, noter une certaine partialité filiale chez les Juifs savans de
DOS jours pour ces archives de leur tradition religieuse. En fait, le
Talniud,lu et commenté comme il l'est aujourd'hui à la lumière de
notre critique, a fourni d'utiles renseignemens à l'histoire et à l'exé-
gèse biblique; en particulier, il a clairement révélé le véritable es-
prit du judaïsme à l'époque' où il est le plus intéressant pour nous
de le bien connaître; cette chaîne interminable de dires des vieux
rabbins contient plus d'un détail curieux ou instructif, mais elle n'a
enrichi la pensée religieuse d'aucune vue nouvelle, d'aucune gi-i'?de
idée. La mine de Golconde qu'on nous vantait s'est trouvée n'être
qa'une immense carrière de sable dans laquelle çà et là se rencon-
trent quelques diamans d'un genre d'ailleurs très connu, et qui n'a
plos d'intérêt qu'au point de vue géologique.
U n'en a pas toujours été de même. Dans les temps d'intolérance,
et lorsque, par une aberration prolongée, la chrétienté voulfdt à
chaque instant venger sur le peuple juif le crime impossible du
déicide; lorsque la persécution le chassait tour à tour des pays où
il avait cherché un refuge, le Taimud, en faisant revivre pour chaque
génération les vénérables docteurs du passé, en continuant jus-
D,ati.odOyGoO<^lc
186 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'en plein moyen âge la chaîne des souvenirs dont le premier an-
neau sort du sein de la vieille Chaldée et du fond de l'antiquité
mystérieuse, le Talmud inspira à ses adeptes cette fierté aristocn-
tique si puissante pour soutenir les sociétés accablées par la force
brutale, cette résignation qu'engendre la pensée de longues souf-
rances endurées par une série de glorieux ancêtres. Lequel de nos
nobles les plus hautains pourrait se comparer en antiquité de race
an dernier des enfans d'Israël portant sur son visage les titres indé-
lébiles de sa descendance des patriarches? Laquelle de nos églises
les plus Hères de leur ancienneté pourrail rivaliser sous ce rapport
avec la synagogue, fille des prophètes, petile-fille du Sinaîî Son
livre, le Talmud, s'était formé, lui aussi, dans un temps de persé-
cution, et ses enseignemens en portent k chaque instant la trace. U
apprit à la vaincre. Ses défauts, ses petitesses, ses ridicules, ne
peuvent lui Ater la gloire d'avoir lassé l'oppression des siècles.
Toutefois, à mesure que les maximes de la tolérance, en péné-
trant les mœurs et les législations nationales, assurent aux Israé-
lites la liberté de conscience et l'égalité des droits, il est permis de
se demander si le Talmud conservera cette espèce de dictature dont
il a été revêtu si longtemps. Le Talmud suppose qu'il s'adresse i
un peuple dispersé, opprimé, mais à un peuple qui conserve par-
tout sa nationalité distincte. Nous n'avons certes pas k nous en .
plùndre, mais il est de fait qu'en acceptant le pays qu'il, habite
pour sa vrùe patrie et sa mise sur le pied de la plus complète éga-
lité avec les gentils, l'Israélite abdique non sa religion, bien en-
tendu, mais sa nationalité traditionnelle. C'est le dernier coup porté
au principe théocratique pour lequel sa nation a tant souITert.
Du reste, le Talmud ne saurait pas plus échapper que toutes les
autres orthodosies à l'inéluctable toi du progrès. Plus d'un mou-
vement significatif au sein du judaïsme contemporain prouve que
l'on commence à trouver son joug bien pesant et, qui pis est, bien
inutile. Le ritualisme absorbant du vieux rabbinisme, quand on le
pren'l au sérieux, ne rend pas moins insociable que le despotisme
clérical ou dogmatique revendiqué par d'autres formes religieuses.
A chaque instant, il est matériellement impossible de concilier l'o-
béissance à ses préceptes avec les exigences de la vie contem-
poraine, et une foule de Juifs éclairés, sans renier pour cela les
doctrines essentielles du judaïsme , s'émancipent sans scrupule de
ce que ces préceptes ont d'arbitraire et d'impraticable. Bien que
dans les pays où les Juifs sont agglomérés, comme en Pologne,
en Hollande et dans quelques parties de l'Allemagne, l'autorité de
la tradition talmudique soit encore très puissante, surtout au sein
des classes inférieures, cette tendance à l'émancipation ne pourra
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE PBDPLE JDIF. 137
que grandir, et ta royauté absolue du Talmud, qui commence avec
l'ère des persécutions, finira probablement avec elle.
Dus l'intérêt des destinées futures du Judaïsme, il est à désirer
qn'il en soit ainsi, qu'eu simplillaDt sa loi si compliquée, si asser-
vissante, en la ramenant aux grands principes du monothéisme et
de la morale que le monothéisme suppose et entretient, le ju-
daïsme abaisse le mur qui fût plus que de le distinguer, qui le
sépare encore du reste du monde. Ce n'est pas seulement Rome on
Genève, c'est aussi Jérusalem qui a besoin d'une réforme, que d'ail-
leurs il ne faut pas confondre avec une destrucUoo. Les faits prou-
vent que le judaïsme est capable de se perpétuer sous des formes
bien différentes. Sacerdotal à l'origine, U est purement rabbi-
nique depuis dix-huit siècles, et il n'en est pas mort. On sait que
chaque année les Juifs de Jérusalem vont à certain jour pleurer
le long d'un vieux pan de mur considéré comme le dernier débris
du temple détruit par Titus. Assurément cette fidélité aux vieux
souvenirs est poéUque et touchante. Cependant je m'imagine que le
judaïsme éclairé de nos jours serait bien embarrassé, si le sultan,
reprenant le projet avorté de Julien, s'avisait de rebâUr le temple
de Horijah pour le rendre aux descendans d'Aaron et au culte lévi-
tique. It y a décidément des choses qui ne sont à leur place que
dans l'antiquité. Se figure-t-on de nos jours le grand-prétre juif
se présentant devant la foule la barbe toute ruisselante d'huile, un
mari Tenant demander au sacrificateur de faire boire à sa femme
de l'eau de Jalousie, et de malheureux bestiaux égorgés tous les
matias en l'honneur et à la gloire de Dieu? Eh bien I le judusme
talmudique devra reculer à son tour devant la civilisation moderne
comme le judaïsme sacerdotal a succombé sous les coups de l'empire
romain. Le judaïsme monothéiste, moral, spiritualiste, restera. S'il
entre avec décision dans cette voie, que plusieurs de ses enians les
plus éminens lui conseillent de prendre, le judaïsme se rapprochera
beaucoup du christianisme libéral, qui, de son côté, par son uni-
tarisme hautement avoué, ne peut plus soulever chez les Juifs ta
même répugnance que le christianisme orthodoxe avec sa doctrine ,
delà Trinité. Y aura-t-il jamais fusion? Ce n'est pas probable; mais
à à défaut de la fusion il y a entente et mutuelle estime, si la vie
commune est facilitée et le libre échange des idées favorisé, si les
ïodétés religieuses déposent l'une après l'autre leur armure de
goerre pour se vouer à l'oeuvre de la paix et de l'universelle fra-
lernité, il m'est impossible de voir ce que le sentiment religieux y
pncTÛt perdre, et je sus bien ce qu'il y gagnerait.
Albert Rbyilu.
ir P d :vGoo<^lc
ARTS DÉCORATIFS
EN ORIENT ET EN FRANCE
t. ORIENT A L EXPOSITION UNIVERSELI
Quelle que soit l' opinion que peuvent prendre de nous les ingë-
tueurs qui s'extasient sur l'aménagement de l'esposition du Champ
de Mars, nous avouons humblement que, pour nous reconnatu^
dans ce dédale, il nous a Tallu un temps considérable. Si les grandes
divisions et les infinies subdivisions qu'on prétend si claires suffi-
sent à diriger la promenade nonchalfdante des simples curieux, la
disposition de l'enceinte, les fausses indications, les omissions du
catalogue, engendrent les plus sérieuses difficultés pour ceux qui
veulent comparer et étudier de près. 11 est convenu toutefois que
ce palais est une merveille de l'esprit humain, et que tout ce qu'il
renferme est digne d'admiration. On est un fâcheux, on est presque
un mauvais Français, si l'on ose regretter l'eiïet produit sur les
yeux par cette hîJIe gigantesque et insinuer que notre réputaUon
de goût pourrait bien en être abaissée. Le beau doit venir après
l'utile, a-t-on dit, comme si en pareille occurrence l'utile et le
beau ne devaient pas s'unir! Puisque nous voilà contraint, non
sans quelque surprise, d'aller chercher un exemple de pittoresque
en Angleterre, qui ne se souvient d'avoir admiré à l'exposition de
Londres les grands arbres de Hyde-Park étalant leur feuillage
i!)tizedO¥GoO<^lc
LES ARTS DÉCOB^TlPg. 130
SOUS les voûtes élancées du Palais de Cristal? Ce fut là une des
causes du succès de l'csposilion anglaise. Le pittoresque, loin de
nmre à l'utile, lui prêtait un précieux concours. A ceux qui ont
vu les bazars d'Orient, celui de Constantin opie entre autres, qui,
aui richesses Eiccumulées dans les galeries, ajoute le charme d'ar-
cades élégantes et variées, les effets splendides de lumière jaillis-
sant comme un incendie au milieu des brumes bleues de perspec-
tives sans fin, nous n'avons pas à apprendre comment l'industrie
et l'art peuvent s'allier. Là, pas un coin qui ne soit un tableau-
merveilleux ; au Champ de Mars, qui donc pourrait faire un seul
croquis? C'est avec un vif regret que nous avons vu prendre un
emplacement si malencontreux pour y élever à grands frais ce
hïogar immense dont les constructions provisoires coûteront plus
cher qu'un palais définitif, car, par une amère ironie, cette bâtisse
éphémère est composée des matériaux les plus durables. Le pal^s
o'eùt-U pas été mieux placé en face, sur les hauteurs de Passy? Les
viàteurs venant du quai seraient montés de terrasse en terrasse
jusqu'au plateau sur lequel il se serait dressé. Les deux quin-
conces du pont d'Iéna, disposés en jardins, servaient à l'exposition
des fleurs, des kiosques, des fontaines, des objets qui ne redoutent
pas l'air libre. Ils eussent accompagné les terrasses et les jardins
de ce piédestal grandiose. Serres transparentes, jets d'eau et cas-
cades, arbres splendides, fleurs rares, formaient une décoration
que Tcnût couronner le temple de l'industrie avec ses escaliers
majestueux, ses portiques, ses colonnades, ses statues, ses dômes
de cristal et de faïence, étincelans sous le soleil. Dne réunion de
décorateurs, de paysagistes, de gens de goût, pouvait accomplir
aisément cette t&cbe et imposer ses décisions aux architectes char-
gés de l'exécuter. La terrasse de Saint-Germain, les rampes et
l'escalier de l'Orangerie à Versailles, le Monte-Pincio à Rome, don-
iient une faible idée de ce qu'on pouvait faire sur ces hauteurs si
admirablement disposées. On ne s'explique pas qu'on ait osé dé-
iniire cet amphithéâtre magnifique, qu'on ait fait disparaître si
maladroitement et à tant de frius ce balcon naturel qui dominait de
tonte sa hauteur la ville entière. La moitié seulement des millions
enfouis dans ces terrassemens en y joignant ceux employés à con-
aniire l'exposition, à en disposer les jardins, à créer un chemin
de (er spécial, permettait d'exécuter une œuvre permanente, qui
aarait ajouté à un utile emploi l'avantage de réaliser le plus beau
décor dont Paris pût s'enorgueillir. La construction d'un palais de
l'etposition sort d'ailleurs de tous les programmes connus, et on
peot y secouer impunément les entraves de l'école. II serait bien
trivial de le mettre au rang d'une balle ou d'un marché, et te titre
vGoc^lc
IdO BEVUE DES DEUX MONDES.
de palais qu'on lui donne n'est destiné qu'à le relever de cette
parenté vulgaire. C'est le caravansérail de toutes tes nations, l'en-
droit où les commerçans du monde entier vienaent abriter leurs
marchandises; il appartient par conséquent Jt tous les peuples, à
tous les styles, et tout est permis au décorateur, pourvu que le
sentiment du grand et du beau l'inspire. Aussi aurions-nous aimé
que ce palais fût le résultat des efforts de tous les arts et de toutes
les industries, au lieu de dévenir le monopole de quelques usines
déjà surchargées de travaux. G'ét^t une belle occasion de donner
un peu d'élan et de vitalité à ces travaux de décoration qui meu-
rent de détresse, sculpture, peinture, marbres et f^ences, poterie,
dallage et tant d'autres; mais qu'importent maintenant ces ques-
tions et ces regrets? A cet amphithéâtre naturel si heureusement
placé et si bien approprié à l'établissement d'un édifice grandiose,
on a préféré substituer une pente affadie, un désert sans caractère
et sans grandeur. Le nivellement, l'uniformité partout, tel semble
ëti'e te mot d'ordre de notre époque.
Ces timides réHeiions seront sans doute traitées d'audacieuse ré-
volte, car c'est une grande hardiesse de protester contre l'esprit du
jour, qui n'est pas précisément favorable aux aspirations vers le
beau. L'éducation qui depuis soixante ans dirige toutes les intelli-
gences vers les études positives a été certainement une des raisous
principales de l'abaissement des idées en matière d'art. L'artiste et
l'artisan ne croient plus à ces forces extérieures et moiales qui oot
élevé si haut les maîtres du moyen âge. L'homme croit surtout aux
mécanismes de son invention; essentiellement empirique dans l'art
comme dans la science, il se contente de voir les effets sans remon-
ter aux causes. Pressé de vivre, ne songeant qu'au présent, ne
comptant plus sur un lendemain, il s'agite dans un milieu qui ne
lusse ni repos ni liberté à sou intelligence. « Le génie, a dit Buffon ,
est une longue patience, » et la patience n'est-elle pas le temps,
le temps, ce collaborateur de la nature dans toutes ses créations,
que nous dédaignons de faùre concourir à la perfection des nôtres?
En Occident, la question principale est non plus de faire du beau,
mais de produire vite, beaucoup et au meilleur marché possible.
Les artistes eux-mêmes se laissent entraîner dans ce tourbillon,
1.
Au milieu de l'accumulation des objets exposés au Champ de
Mars, nous dirigerons notre promenade vers les produits de TO-
rient, car c'est là que nous aimons surtout à retrouver les règles,
les lois, les exemples de fabrication intelligente, trop mécoanus
LES ABTS Dïf^OBATIFS. 141
aajoard'hui en Europe. Comme dans un vrai voyage aus pays du
solei], nous rencontrons d'abord en notre chemin l'Italie : elle est
bien déchue; mais comment ne pas être frappé de la verrerie vé-
nitienne? Lk du moins la tradition s'est conservée, et si la fabri-
cation de Murano est inférieure à celle du temps passé, c'est au
masque d'argent qu'il faut s'en prendre, non au manque de goût
et de savoir-faire. La Russie, qui se présente à côté, est, par ses
productions, plus orientale qu'européenne. Elle s'inspire de l'art
byiantin sans trop le comprendre. A bien dire, elle n'a pas, elle
n'aura jamais un art personnel. Elle a trop vécu déjà pour n'avoir
pas depuis longtemps donné la mesure de ses aptitudes. Elle imi-
tera, elle héritera, mais ne sera jamais ciéatrice. Rien chez elle
n'attire bien vivement l'attention, si ce n'est deux candélabres en
lapis-lazuli rose ou rodomite de Sibérie. Encore n'est-ce pas certes
le dessin qu'il faut admirer, c'est la couleur du marbre. Si on a l'es-
prit de comprendre la beauté de cette pierre, qui semble la roche
originelle du rubis, elle deviendra le plus décoratif et le plus été-
gant de tous les marbres employés pour les cheminées, les revête-
mens de lambris, les moulures. '
Mais voici l'Orient I On peut te dire sans hésiter, il a la part la
plus belle au milieu de cet amas de produits venus des cinq parties
du inonde. Rompons une bonne fois avec ce patriotisme mal en-
tendu qui non -seulement fausse la conscience, mais encore pro-
longe les illusions et pousse de plus en plus nos fabricans et sur-
tout DOS dessinateurs dans la route funeste où le hasard seul les
guide. Partons de ce fait, qui n'est au reste sérieusement contesté
par personne, que toutes les industries, toutes les fabrications en
Europe, quelle qu'en soit la nature, nous viennent de l'Orient. Ca-
chemires de l'iode, bijoux de Labore, satins et nankins, ivoires et
porcelaines de Chine, damas, perses et velours d'Alep, de Chiraz
et d'Ispahan, gazes et mousselines de Gwalior et d'Agra, armes et
lapis du Kurdistan, laques de Satzouma, bronzes et papiers du
lapon, sont tellement supérieurs à nos imitations par la qualité de
la matière, par la beauté des dessins, l'harmonie des couleurs, la
solidité, le bon marché, que tout homme éclairé et de bonne foi
ne saurait un seul instant hésiter dans ses préférences, qu'il se
place au point de vue de l'art où à celui de l'industrie. C'est une
belle occasion pour nos fabricans d'ouvrir les yeux, de remonter à
la source du vrai et du beau, sans lesquels le luxe n'est rien, d'étu-
dier ces tapis, véritables symphonies de couleur, de se rendre
compte enfin de ce qui assure à ces compositions si pures l'éter-
Delle faveur des gens de godt, quelles que soient la mode et la
fantaisie. Les étoiïes de Babylone, de Memphls, de Tyr, d'Alexan-
i;,oti.odOyGoO<^lc
1^2 REVUE DES DKIil SONDES.
drie, de Byzance, de Trébizonde, de la Perse sassanide, sont aussi
belles aujourd'hui et aussi appréciées que celles qui se fabriquent
encore et suivant les mêmes traditions à Constantinople, à Brousse,
en Perse, dans l'Inde ou à Pékin, tandis que les étoffes de France,
les tapis et les châles qu'on admirait il y a dix ans, quedis-je?l'aD-
néedemière, sont déjà passés de mode etàjuste titre dédaignés de
tout le monde. Nous supplions ceux qui ont le moindre sentiment
de la couleur d'aller voir avec soin ces produits de l'Orient et de
visiter ensuite les vitrines de Lyon. Lorsque de cette harmonie sa-
vante et riche on passe sans transition à cette mêlée de tons qui
s'entre-choquent, le contraste est tel que les yeux en sont réelle-
ment blessés.
La collection arabe rétrospective du docteur Meymarie, logée
dans un recoin trop étroit pour son importance, oITre d'intéressaos
spécimens de l'art oriental depuis le viu' siècle jusqu'à nos jours,
bois sculptés et gravés, marqueteries, damasquinage, manuscrits
illustrés, reliures d'un mètre de haut, faïences, lampes en veire
émaillé des xii' et xv" siècles, chefs-d'œuvre de cette industrie que
Tyr, Sidon, Carthage, puis enfin Byzance et Venise ont portée si
haut. Ce serait là le noyau d'un musée qui manque absolument au.x
collections du Louvre. Ces lampes soht en verre très épais et
rappellent un peu par la forme les vases que les Grecs appeliùent
kalpé. La surface extérieure est ornée de ronds et de cartouches
enrichis d'inscriptions et d'arabesqiies en émail azur, rouge, tur-
fluoise, blanc et or. Ces émaux opaques se détachent sur la trans-
parence du verre. Les lois du Coran, qui défendent de se servir
de vaisselle d'or ou d'argent, étaient encore à cette époque rigou-
reusement observées. Mahomet ayant dit : « Quiconque boit dans
des vases d'or ou d'argent servira d'aliment au feu de l'enfer, » le
luxe des objets usuels, à défaut de la richesse de la matière, ne
pouvait consister que dans l'élégance des contours et des orne-
mens. Les coupes, les Qambeaux, les houka, les sébiles damas-
quinées d'argent dans le style indien, sont remarquables par ce
sentiment de la forme pure, de la courbe gracieuse qui se re-
trouve toujours dans les productions de la nature. Les Orientaux
en ont le don inné. Aussi, lorsque nous imitions au moyen âge
les modèles qu'ils nous fournissent, nous ne tombions pas dans
ces aberrations de la forme qui, de nos jours, ont envahi les
arts. Voilà pourquoi aussitôt après la première croisade, sortant
à peine de la barbarie, nous pûmes tout à coup devenir de bien
plus habiles artistes industriels que nous ne le sommes main-
tenant après huit ou neuf siècles de civilisation. Cela est triste
à dire, mais, dans le galbe de la plupart de nos ustensiles à la
i!)tizedO¥GoO<^lc
LES ARTS DÉCORATIFS. 1Â3
mode, on chercherait en vain un sens logique, une seule ligne na-
turelle. Rien n'y laisse deviner la destioation de l'objet, ni l'in-
lention de l'artiste. Malheureusement, nous ne le savons que trop,
cette nature terne et vague qui nous entoure, ce soleil voilé qui nous
éclaire, ne sauraient mettre sous nos yeux la couleur et le dessin
qae l'Orient montre sans cesse d'une façon nette à ses habitans pri-
vilégiés. Raison de plus pour que nous nous mettions à leur école.
L'idée ingénieuse de faire de l'écriture un des principaux motifs
d'ornementation permet souvent d'assigner la date de ces objets
d'une façon très précise. Ainsi sur une de ces lampes nous trou-
vons l'inscription suivante : a Honneur à notre maître le glorieux
sultan El-Zaher Abou-Saîd. Que Dieu lui donne la victoire. » Nous
savoQs que le kalife Zalier régnait en 1A07. Ce vase fragile a donc
aujourd'hui près de quatre siècles d'existence. Sur une autre est
inscrit un beau verset du Coran qui trouve dans la disposition de
la lampe même une heureuse application': « Dieu est la lumière des
cieux et de la terre. Cette lumière ressemble à un flambeau placé
dans UD cristal, cristal semblable à une étoile brillante entre
tontes. »
Le docteur Heymarie, qui habite Le Caire, a eu l'heureuse idée
de ramasser les boiseries, portes, volets, morceaux de plafonds et
grilles sculptés, provenant de la mosquée £l-Teyloun, qui date des
premiers temps de l'islamisme. L'antiquité, la belle architecture et
les détùls décoratifs de ce monument donnent à tout ce qui en
vient une grande importance. En réparant certaines parties du
mirab ou sanctuaire, on avait abattu et jeté parmi les gravats une
foole de détails ravissaos, où des nielles de nacre, d'ivoire et
d'ambre ae mêlent au cèdre et à l'ébène. M. Meymarie a recueilli
et sauvé ces débris. L'histoire et la description exacte de cette
mosquée semblerûent arrangées à plaisir, comme un conte de fées.
Les pierres précieuses et entre autres d'énormes turquoises, la
pierre des guerriers, ornaient la chaire et la niche sainte. Ces tur-
quoises, qui depuis la vieille époque égyptienne décorent les objets
de luie, ne proviennent ni de la Turquie ni de la Perse, comme on
le croit généralement, et nous pouvons visiter au palais même du
Champ de Mars un des curieux rochers qui les contiennent. Le gi-
sement principal vient d'être retrouvé en pleia désert d'Afrique,
dma l'est, à une journée des bords de la Mer-Rouge et à deux du
golfe de l'Akaba. C'est un vaste plateau hérissé de masses grani-
tiques et de pics de grès ferrugineux. Dans ces derniers, élevés de
100 à 250 mètres au-dessus de la vallée, se trouvent les turquoises,
enfermées dans le roc comme une amande dans son noyau. A l'aide
de la miae, on £eût sauter le grès, et dans les Iragmens se ramassent
i!)tizedO¥GoO<^lc
iha BEVUE DES DEUX UOKDtâ.
tes précieux cailloux. Cette carrière, déjà exploitée par l'antique
Egypte, ainsi que le prouvent les hiéroglyphes tracés sur le rocber,
a été découverte par un joaillier français, M. Petiteau. Le premier,
il a sérieusement étudié ces belles pierres bleues, et il est le seul
parmi les exposaas qui olîre au public ce qu'on peut appeler l'his-
toire de la turquoise depuis le moment où elle se forme dans li
gangue originelle jusqu'aux dernières transformations qui en font
une pierre d'ornement si remarquable. La turquoise se préseDie
très rarement avec des formes rectilignes. La dureté varie comme
la coloration, et croit en même temps qu'elle. Il y a des turquoises
blanchâtres qui sont spongieuses et friables; il y en a a» contraire
de colorées en bleu intense et voisin du bleu cobalt, celles-là sont
presque cristallisées et très dures. La turquoise d'un bleu vif et
parfaitement homogène est rare, par conséquent d'un grand prix.
Cette nuance, due aux sels de cuivre qu'elle contient, ne se trouve
dans aucune pierre précieuse transparente. Elle se taille en cabo<
cboD et se polit aisément. Toutefois, en raison des élémens chimi-
ques dont elle se compose, il faut lui faire subir l'épreuve de l'iùr,
de la lumière et de l'eau avant de la livrer au commerce.
La ruelle de la Chine et du Japon nous montre d'abord dans ses
vitrines quelques livres chinois des éditions impériales, vrais chefe-
d'œuvre de typographie. Les belles gravures sur bois représentant
les vases antiques du musée de l'empereur Khian-Loung, publiées
en 17&0, donnent les plus précieux renseignemens sur la beauté
des formes et la grande tournure de ces vases, qui remontent par-
fois à dix-huit cents et deux mille ans avant Jésus-Christ, alors que
des Grecs il n'était pas encore question. Ce qui manque & l'expo-
sition des produits de la Chine, ce sont les porcelaines, l'empereur
du Céleste- Empire n'ayant pas trouvé convenable d'envoyer les
siennes chez » les barbares à cheveux rouges. » Le grand art de l'é-
poque des Sung et des Ming n'est donc pas représenté. A part quel-
ques vases sans caractère, quelques grès de Satzouma, quelques
porcelaines de Yeddo, la capitale du Japon, et de Miacho, ville du
même pays où se fabrique la porcelaine blanche et bleue, il ne se
trouve rien de véritablement remarquable, rien de ce que nous of-
frent les collections de quelques-uns de nos amateurs. Les GhinoîB
oublient trop la « grande étude, » comme Confucius intitule la phi-
losophie, « autrement dit l'art de se renouveler, — seule manière
pour l'esprit humain de marcher en avant sans dépérir. »
Ce qui n'a pas dépéri ni déchu, c'est la vieille industrie des la-
ques du Japon. Les taïcouns rivalisent entre eux de merveilles; cof-
fres, tables, cabinets, étagères, vases et plateaux, sont là comme
des échantillons de ce que savent faire ces admirables ouvriers japo-
i!)tizedO¥GoO<^lc
LES ARTS DéCOBATIFS. 1A6
Dais 00 plutdt ces artistes, car plus que personne ils ont droit à ce
Ulre par le goût exquis qu'ils déploient dans le décor et par la per-
fectioD qu'ils apportent à la fabrication. Porcelaine, nacre, écûlle,
iTtHres sculptés, gravés et niellés, sont incrustés dans ces meubles
avec one inexplicable habileté. Leurs dessins sont sùsissans de vé-
rité et irréprochables d'harmonie. S'il vous tombe entre les mains
no de ces livres d'aquarelles qui représentent des fleurs, des ani-
maiu, des paysages peints sur soie gris-perle, U ne vous restera
plus qu'à vous incliner devant eux : ce sont des maîtres. L'auteur
d'QD de ces albums si remarquables exposés cette année se nomme
Toktoyo. Le peintre Tengago, dans la principauté de Firzen, s'est
&it aussi un nom célèbre dans ce genre. N'oublions pas ces cbar-
mans portraits de femmes japonaises, celle-ci jouant de la guitare
on tenant son enfant sur ses genoux, cette autre arrangeant des
flenrs et se coilTant avec l' afféterie d'une marquise. Tout cela révèle
ane étude et un amour profonds de la nature. Que dire de- leurs
spiesdides étoffes, de l'éclat incomparable des couleurs, de la
beauté des tissus, de ces langoutis du royaume de Siam tressés en
fils d'or et de soie et servant d'étole aux mandarins de première
classe, enfin de ces papiers plus solides que le parchemin et fabri-
qués avec l'écorce du daphné papyrifère? Malgré ce que l'étude du
jury a eu peut-être de trop précipité, ces papiers ont valu aux Ja-
ponais la grande médaille d'honneur.
On s'étonne du prix très élevé de la plupart de ces choses et
entre antres des meubles en laque aventurine. De ce qu'une étagère
composée de trois ou quatre planches et haute d'un mètre environ
se vend ûx ou huit mille francs, on en conclut que cette fabrication
n'est pas commercialement pratique. 11 faut songer que les prix
de l'exposition ne sont pas toujours les prix du pays, qu'on profite
sans doute un peu de la circonstance et de la rareté de ces meu-
bles pour en augmenter la valeur réelle, enfin qu'il y a bien des
qoalilés possibles en fait de laques. De même que les Anglais ou
les Français n'ont pas exposé de simples meubles en noyer, de
mënie les taïcouns ne nous montrent que des pièces hors ligne. On
ignore absolument ici le temps, l'art, les soins, qu'exigent de pareils
travaux, qui se font non pas pour les chaumières, mais pour les pa-
lais, pour les princes et leur cour. Ces prix, qui semblent si élevés
aax amateurs, le seraient bien davantage sans le bon marché de la
aiùn-d' œuvre et la sobriété des ouvriers japonais. D'ailleurs, pour
estimer ce que fabriquent les étrangers, nous partons d'un faux
point de vue : nous sommes tellement convaincus de notre snpério-
rilé sur ces sauvages qui ne parlent pas français, que les prix de
us meubles, un bahut de 60,000 francs par exemple, ne nous
KWt Lisn. — IMT. »
i!)tizedO¥GoO<^lc
iàQ REVUE DES DEUX MONDES.
étonnent en aucune façon. Cependant, placée à côté du bahut fran-
çais, l'étagère japonaise ne redouterait pas la comparaison, et entre
les deux, si on nous donnait à choisir, nous devons avouer que nous
n'hésiterions pas un seul instant à nous décider en faveur de cette
dernière.
Plus que toute autre partie de l'Orient, la Perse a conservé ses
traditions, ses secrets de métier, son type originel. Ces célèbres
toiles de coton auxquelles en France nous avons donné le nom de
perses et d'indiennes à l'époque où on essaya de les imiter soDt
ornées d'arabesques fleuris représentant, de même que le décor de
leurs faïences, des (leurs aplaties comme dans un herbier. Que ce
soient des œillets, des pavots, des marguerites ou des roses, la loi
géométrique qui préside à la construction de la fleur naturelle est
toujours habilement surprise. C'est à Ispahan que se fabriquent ces
kalam-kar (1), qui prennent les noms de perdes, de sofras et de
àjanamaz suivant qu'elles servent de tenture, de nappes ou de tapis
de prière. A Kirman se font des cachemires assez gros, mais solides,
souples et surtout harmonieui. Les villes de Yezd et de Bescht sont
célèbres par leurs velours et par le darayi, soie chinée, flambée
et unie, enfm par ces kollab-douzi dont on fait des tentures et de
merveilleuses housses pour les chevaux. La broderie en cordonnet
de soie de toutes couleurs se fait au crochet sur drap écarlate, bleu
p&le, gris ou noîr. Ces étoffes, un peu surchargées de couleurs et
d'ornemens, sont fort chères; mais l'industrie qui surpasse toutes les
autres est celle des tapis. Depuis le kali, fm comme du cachemire,
jusqu'au feutre épais d'un demi-pied, on en compte plus de cin-
quante espèces fabriquées dans ces contrées de l'Iran. Habitansdes
villes, des villages et des montagnes ont tous dans leur maison
un métier de tapisserie. Les plus beaux tapis se font à Ferhan, près
d'Ispahan, d'autres, plus ordinaires, à Mesched. Ceux du Kurdistan
n'ont pas d'envers. Charmans de couleur et de dessin, ils sont d'un
usage excellent. Dans toute la Perse se fabrique le guilim, tapis
qu'AndrinopIe a su très bien imiter. Le djadjin est une sorte de
moquette mince, serrée et fort bon marché. C'est & Hamadan, dans
le Kurdistan, qu'on trouve les plus fines moquettes sur cordes de
soie. A la fois ras, épais, d'une solidité incroyable et d'une pureté
de couleur et de dessin dont rien n'approche, ils surpassent tout
ce qui se fabrique dans le reste du monde. En "Turquie, dans l'Inde,
où cette industrie fut apportée par les ouvriers persans, elle est
loin d'avoir la même perfecUon. Nous avons vu un de ces tapis du
(1) Kolam-kar, littérale ment isuvre du kelam ou du pincesu. Ces toiles uot en
râftUtë imprimées au bloc, pu» retouchées ï la main pour foire dispiralire les joiata.
i!)tizedO¥GoO<^lc
LES ARTS DECORATIFS. Iâ7
Kurdistan qui avait été enlevé dans la tente du sbah de Perse par
Soliman le Magnifique. Le fond en éttdt gros bleu, couvert d'ara-
besques bleu pâte et argent avec des angles rose de Chine et tur-
quoise. Après plus de trois cents ans d'usage, les couleurs en étaient
restées aussi fralclies que le premier jour. Quoi d'étonnant? 11 y a
des tons, tels que le turquoise ou le vert-de-gris, le rose orangé
ouïe lilas, qu'ils teignent jusqu'à soixante fols de suite. Lorsque
l'élé arrive et qu'il est temps de rouler les tapis, on les dépose d'a-
bord pendant quinze jours au fond de la rivière, et ils en sortent
plus éclatans que jamais. Quelle solidité, quelle symphonie de cou-
leurs, quel goût dans le dessin! Comme les distances dans les bor-
dures et dans la division des espaces sont bien comprises et bien
gardées! Tel est le fruit de la science traditionnelle. Hélas! déjà
l'influence européenne, facile à discerner au Champ de Mars dans
ipielques échantillons malheureux, nous fait trembler pour l'avenir
de cette grande industrie, qui remonte sans discontinuer aux épo-
ques premières des sociétés humaines.
Admirez ces coffres, ces reliures, ces miroirs, dont les arabes-
ques sont peintes sur carton-pâte et vernies ensuite au doigt comme
les laques de Chine. Jamais travail plus exquis, plus fin, n'a été
exécuté par la main humaine. Chardin en avait apporté de Perse
les secrets, et c'est alors qu'apparut chez nous le vernis qu'on ap-
pela ternis Martin, du nom du peintre français qui en propagea
l'osage. Et ces broderies à l'aiguille sur les chemises ou les vête-
mens, combien elles nous font amèrement sentir l'infériorité de nos
moyeus perfectionnés !
A calé de la Perse se trouve la Turquie. Cette année, au lieu de
la place trop modeste qu'elle occupait en 1855, elle couvre le plus
grand espace de toutes les puissances d'Orient. On s'imaginait gé-
néralement en France qu'à part les pantouQes et les tuyaux de pipe,
l'essence de rose et les pastilles du sérail, il n'y avait ptus rien à
demander à l'industrie de ces contrées. La Turquie nous prouve
que, si ses fabriques ne sont plus aussi nombreuses et aussi occu-
pées qu'elles l'étaient jadis, elles n'ont pas encore perdu complète-
ment ce sens de la couleur et de la ligne qui placera toujours la
fabrication orientale, si primitifs qu'en soient d'ailleurs les procédés,
au-dessus de tout ce que produit à grand renfort d'inventions et de
machines notre Europe civilisée! Ah! c'est que là est le soleil, ce
grand coloriste, qui non-seulement vivifie les matières premières et
couvre tout des vives nuances de ses éclatans rayons, mais qui per-
met en outre de vivre sans contrainte au milieu de ces splendeurs
et d'en remplir ses yeux.
iNousJUsions dernièrement dans un compte-rendu sur l'exposi-
i!)tizedO¥GoO<^lc
;VL1E DKS DEUX MONDES.
tion de l'Orient que les liabilans de ces contrées n'avaient aucune
idée du corafortaïile. Ceux qui ont habité sérieusement ces beaux
pays pensent exactement le contraire, et il nous serait facile de
prouver, si c'était ici l'occasion , à quel haut degré de comfort les
peuples d'Orient sont arrivés, à quel point les gens les moins riches
même ont dans leur intérieur d'aisance et de luxe, n Ils n'ont d'au-
tres meubles que des divans, des tapis et des nattes, » dit-on. Gela
est vrai; mais quels divans, quels tapis et quelles nattesl Au lieu
de ces chaises ridicules sur lesquelles ou n'ose se remuer de peur
de les briser et de se casser les reins, ce sont de larges et moelleux
coussins où le corps tout entier se repose; au lieu de mesquines
étoffes, ce sont ces beaux tapis que les Gobelins ne parviendront
jamais à faire. « Ils n'ont point de cheminées, de lits ni d'armoiretf,»
ajoute-t-on. Dans une partie de l'Orient, au Caire ou à Philœ par
exemple, les cheminées n'ont pas de raison d'être, et d'ailleurs
cette remarquable ornementation de tuyaux de poêle qui couronne
nos palais doit ôter, ce me semble, toute espèce de regrets; raws,
dans les parties de l' Asie-Mineure et de la Perse où l'hiver se fait
sentir, il y a des cheminées, et elles sont d'une forme et d'une
élégance exquises. Le divan sert en efTet de Ut dans les apparte-
mens orientaux; mais n'est-ce pas une science véritable que de
savoir simplifier les moyens en conservant autant de bien-être, â
ce n'est davantage? Les armoires sont dans l'épaissseur des murs
et, au lieu d'encombrer l'appartement et d'en déformer l'architec-
ture, ornent les parois de la pièce de battans sculptés; les tables,
véritables objets d'art, sont d'une commodité parfaite. Pour leur
vaisselle, les artistes d'Europe qui visitent l'Orient savent apprécier
ce qu'elle vaut, et nos orfèvres essaient vainement de la reproduire.
Nous n'en finirions pas, s'il nous fallait suivre et discuter toutes les
erreurs accréditées sur l'Orient, depuis surtout que nos conquêtes
en Algérie, dans les parties les plus sauvages de l'Afrique, ont
fait supposer que le reste de ces pays du soleil avait le même
caractère de rudesse et de barbarie.
C'est au bazar de Gonstantinople qu'on peut surtout se rendre
compte de la diversité des fabrications de l'Orient. Les étoffes de
soie, de laine et de coton sont faites à Scutari, à Brousse, à Nico-
médie, à Andrinople, à Smyrne et Amazia, à Tarnowo, à Damas et
Alep, enfin dans la plupart des villes et villages de l'empire. En
Albanie aussi bien qu'en Asie-Mineure, on tisse admirablement ces
gazes crêpées nommées bouroundjouk. C'est une toile de soie trans-
parente comme de la mousseline, mais très forte, parfois rayée de
couleur; elle est le plus souvent blanc mat sur blanc transparent, et
sert à faire ces chemises {geumlek] si recherchées des kaidj'i du Bos-
i!)tizedO¥GoO<^lc
LES ARTS DECORATIFS. 149
phorc (1). On en trouve de toutes qualités et pour toutes les fortu-
nes. 11 y a dans une des vitrines de la Turquie une chemise de Sca-
dra, capitale de l'Albanie, dont les broderies au col et aux poignets,
représentant des arabesques d'or fin avec fleurettes de couleur, ne
sont pas indignes des plus beaux ornemens byzantins. On reconnaît
ces étoffes dans les élégantes draperies transparentes des cariatides
du petit temple d'Arété à Athènes. Ces tissus vaporeux, dont la
simplicité ingénieuse est le comble de l'art, ont été inventés par le
goût raffiné des femmes, qui, occupées sans cesse de nouveaux
moyens de relever leurs charmes, savent bien l'effet de cette demi-
transparence qui «ache et laisse entrevoir. Une ceinture de Tripoli
en soie violette dont les extrémités sont ornées à la manière des
étoifes saâsanides nous a frappé par la franchise du caractère déco-
ratir. A côté se trouvent une robe bulgare dont les broderies, de di-
vers tons rouges, sont pour un coloriste un modèle d'harmonie,
et un charmant satin d'Alep, bleu de lin ornementé d'or. C'est une
étoffe pour meuble, de l'espèce de celles qu'on nomme kiama. lÀs
habilans préparent eux-mêmes toutes ces nuances avec le jus des
Imts, des fleurs et des graines. Ils savent ainsi se composer une
palette très riche en couleurs franches. En Orieiit, les ornemens
sont toujours dans un rapport parfùt avec la grandeur, le tissu,
l'nsage de l'étoffe. Les rayures sont disposées soit pour faire des
plis et des reflets, soit pour grandir la personne ou la chose sur
laquelle on doit la placer; tout est habilement calculé pour obte-
nir le résultat voulu. Ici au contraire, voyez ces manteaux et ces
robes de cour dont les hideuses broderies ont dénaturé le tissu au
liea de l'enrichir, ces mantelets monstrueux qu'on prendrtût, à
voù- les franges et les glands qui les garnissent , pour de vieux
rideaux du siècle passé, ces lourdes guirlandes de chêne, de
myrte, de lauriers ou autres feuillages de la symbolique gréco-
romaine appliqués sur les habits en masse .compacte, exacte-
ment comme s'il s'agissait des frises et des cordons sculptés'd'un
palais. Ces broderies servent à désigner le métier ou le grade de
ceox qui s'en affublent; on n'a pas daigné songer le moins du monde
à la décoration ou à la forme du vêtement, au corps qui doit le
porter, aux espaces & remplir, au travail de l'étoffe. En France,
où l'on prend la dureté des couleurs pour de l'éclat, il faut que les
tons se heurtent pour satisfaire le goiit public. L'art des transiUons,
des vibrations est complètement ignoré. C'est par une tendance de
même nature que dans les profils, au lieu d'une élégante symétrie,
nous ne cherchons jamais que la régularité absolue. Quelques-uns
(1) Kaidji OD conditcttwi de kaik, nom des barques de ConstaoUDople.
:vGoo<^lc
ISO REVUE DES DEUX MONDEE.
de nos fabricans français, en voyant le nouveau traité de commerce
donner libre entrée aux tapis de Perse et de Turquie, se sont ef-
frayés avec raison de la lutte qu' Qs auraient à soutenir. Ils essMcnt
maintenant d'imiter ces tapis, et nous les en félicitons. Déjà M. Bra-
quenié et M. Bernard Laurent entre autres sont arrivés à de bons
résultats; mais que dire de ces tapisseries à personnages qui s'effor-
cent en vain d'imiter les Gobelios et Beauvws? Ce genre exception-
nel ne supporte pas la médiocrité. Laissez donc aux manufactures
impériales le monopole de ces tours de force qui n'ont qu'un but :
B produire avec la laine l'eflet de la peinture à l'huile, » et cherchez
une autre voie, plus simple, plus décorative surtout. Bestez dans le
domaine assigné aux étoffes de 'tenture, — une belle couleur, un des-
sin aux contours fermes et purs sans ces tons rabattus, ces ombres,
ce trompe-l'œil enfm sous lequel disparaît le tissu. Ainsi vous ob-
tiendrez, comme l'Orient, des effets décoratifs bien supérieurs; vous
avez la science, ayez aussi le bon goût et la raison.
Au-dessous des sofrali (1), des sirali, des sidjadé de Smyrnc
sont 'étalées les étoffes de Brousse, cette ville merveilleuse, au-
jourd'hui ruinée par d'affreux tremblemens de terre. HélasI n'est-
ce pas un triste présage? Gomme son berceau, l'empire ottoman
s'écroule aussi. C'est sur le grand pont Urgandhé ou pou» ipieux
dire dans l'intérieur du pont que demeure la corporation des tis-
seurs de soie. Jeté hardiment sur le large ravin de Keult-Déré [la
Vallée-Céleste), il a dû plus qu'aucun autre édifice de Brousse se
ressentir des convulsions de l'Olympe, sur les flancs duquel il
s'appuie. En dessinant ce magnifique paysage encadré par l'arc
ogival unique et gigantesque sous lequel se précipite le torrent
écumeux, je voyais les ouvriers avancer leurs têtes aux mâchi-
coulis et aux fenêtres étroites qui 'garnissent les façades du pont.
Assis fort à leur aise sur une sorte d'estrade recouverte de tapis,'
lis travaillent lentement, charmés par la beauté du site, par le
mouvement des cascades et le chant harmonieux des bulbuls. C'est
bien le travail allrayant, s'il en est, qu'on trouve dans ce pha-
lanstère asiatique, sous ce beau climat où il est si doux de jouir de
l'ombre et de la fraîcheur des eaux pendant qu'un chaud soleil pro-
digue tout autour la vie et la force.
On peut même dire que le travail ici.vient au-devant des habitaos.
Ils n'ont qu'à tendre la main pour cueillir de toutes parts sur le
mûrier les cocons du ver à soie. Ces millions de petits ouvriers
préparent la besogne pour toute la population de cette vallée heu-
(1) Les lofrali lont de grands tapis qui oal une rosace bu centre indiquant la plsM
de la table \totn).
îdOyGoOf^lc
LES ABTS DÉCOBATIFS. 151
reuse. Hommes, femmes et enfans vivent sans faligue et sans peine
du produit de la soie, sans souci de l'existence, dirions-nous, sî le
terrible tremblement de terre de 1854 n'était venu leur rappeler
les réalités d'ici-bas. De là sont sortis tous ces tissus charmans
fabriqués par les procédés les plus simples et les plus primitifs, oii
l'or, la soie et le coton se combinent avec tant de goût. L'ouvrier,
tODl actif et industrieux qu'il est, n'y possède pas cet esprit d'en-
b«prise commerciale, cette intelligence a|)pliquée presque unique-
ment aux intérêts matériels, qui sont aujourd'bui, il est vrai, les
élëmens premiers de la puissance politique, mais sans doute aussi,
comme toute excitation exagérée, la cause la plus menaçante de
nune. Dans cette Asie, dont le sot est si riche et si varié, la faci-
lité de vivre permet à l'homme d'accepter aisément son sort et
apûse sa nature, surexcitée ùlleurs par les embarras, les priva-
tions et la soufTrance. Cette absence de préoccupations matérielles
se reflète dans le caractère, les habitudes et le costume de ce
peuple superbe aETrancbi de nos craintes et de nos angoisses. Les
procédés de tissage sont à la portée de tous, et la mécanique y joue
le moindre rdle; mais la maia qui la remplace est guidée par un
sentiment si juste de la forme et de la couleur, qu'elle atteint une
pcrfecUon de trame et une fantaisie qui dépassent tout ce que peu-
Teat faire nos machines compliquées. Chez nous, c'est la mode
seule qui fait la règle; ne s'appuyant que sur la convention, elle
change à chaque instant et pour le seul plaisir de changer. Telles
ne aont pas les conditions de l'art dans les pays où les principes se
transmettent de père en fils au moyen d'une sorte d'initiation tra-
ditionnelle aux procédés sanctionnés par l'expérience séculaire. La
fabrication y a des lois qui reposent sur la base invariable des
créations de la nature, et l'habitude de la pratique finit par déve-
lopper dans les âmes une sorte d'instinct du beau plus s&r que
toutes les règles des écoles.
Quelques pas séparent la Perse de l'Inde anglaise. Une première
vitrine accolée à la carte des Indes, dans la rue des Indes, nous
captive entre toutes. La merveilleuse collection qu'elle renferme
^partient à M. Gatbrîe, représenté à l'exposition par M. Phillips,
aussi habile joaillier que savant archéologue. Ces coupes, ces cof-
frets, ces écritoires, ces armes et ces ustensiles en jade, en amé-
ibiste, en cristal de roche, inscrustés d'arabesques d'or, de rubis
et d'émeraudes, nous donnent clairement l'idée de ce luxe suprême
des rajahs de l'Inde, dont les palais, les jardins, les terrasses et les
mausolées nous sont révélés par d'admirables photographies an-
glaises que nous recommandons aux amateurs de l'art. Elles ra-
content énergiquement la civilisation incomparable de ces villes.
i!)tizedO¥GoO<^lc
15*2 BEVUE DES DEUX MONDES.
Selon nous, c'est la plus haute expression du beau pittoresque eo
architecture. L'art persan, joint aux matériaux superbes de ces
contrées, a produit des chefs-d'œuvre qu'on ne peut se lasser d'ad-
mirer. Nous citerons plus particulièrement les vues d'Amristur, celle
de la porte d'or du temple sikh, la mosquée Jumma d'Ahmedabad,
les grilles en dentelle de marbre du sarcophage de Tag-Hahal à
Agra, la vue générale de Beejapour, puis les détails du tombeau
de Begum-Sabib, la mosquée de Jakout-Daboudi, celle d'ibrahim-
Roza et son mausolée, toujours dans la même ville, la porte de
Secundra prise des jardins, l'Hosiaînabad-Emambara de Lucknow,
les façades diverses du Tag-Mahal d'Agra, surtout celle qui regarde
les bords de la rivière, le palais Seerhutee de Dbarwar, le temple
Jain à Delhi avec soo balcon délicieux et les jardins du palais Deeg
& Bajpoolana. Il y en a cent autres, et ce serait sans contredit la
plus intéressante collection que pourrait faire un musée d'archi-
tecture. A chaque pas, nous retrouvons ici l'influence de la domi-
nation persane sur ces contrées, à l'époque la plus brillante de sa
puissance et de sa splendeur.
Les vitrines où sont placés les bijoux de l'Inde n'offrent pas de
pierreries d'une bien grande valeur. On voit que c'est non pas la
beauté des pierres, mais l'originalité de la monture qui les a fait
choisir. Cette absence d'uniformité, de raideur, de régularité trop
absolue dans le travail de l'or et l'arrangement des pierres pré-
cieuses donne à ces objets un charme particulier. Voici une botte
en or et rubis qui atdre et charme les yeux. De la grosseur d'une
orange, elle est formée de doubles zigzags en cloisons d'or eachàs-
sant des rubis dont la taille, la forme, la couleur et la monture re- '
présentent les grains de la grenade retenus duis leur gangue. Rien
n'est parfait comme ce bijou. Pour ces peuples qui vivent en plein
ûr, la nature, si belle et ai variée chez eux, est le modèle sans cesse
présent, sans cesse consulté. Les laques de Bhangulpore, les bois de
santal sculptés et incrustés d'ivoîre, sont d'une fmesse remarquable.
Calcutta et Bombay ont envoyé des meubles de bois de fer et d'êbéne
trav^llés & jour comme une dentelle; malheureusement la forme
angUùse qu'on leur a donnée et les hideuses étoiles de tapisserie qui
les recouvrent en détruisent tout Id charme.
Noua ne ferons que passer devant ces admirables Ussus, impos-
ables k décrire, qui reflètent vaguenîent dans leurs broderies fan-
tastiques le soleil, les fleurs et les oiseaux des paysages de l'Asie,
dont l'éclat résume en un mot tout l'éblouissement du monde tro-
pical. Ainsi sans eflets criards, sans bizarreries mélodiques, en pas-
- sant par les plus habiles transitions ou contrastes, ils réunissent
tous les tons et toutes les nuances. Les Orientaiu connaissent à
i!)tizedO¥GoO<^lc
LES ARTS DÉCORATIFS. 1&3
looà les elTels que la lumière produit sur la trame, alors qu'elle se
présente horizontalement, verUcalement ou de biais, et dès lors en
variant le grain, en changeant de rayure, en calculant le miroitage
produit par un ûl élevé ou aplati, ils arrivent à des harmonies qui
nous sont inconnues, ou que nous avons bien rarement l'occasion
d'obseirer, l'absence du soleil ici ne les faisant pas ressortir comme
dans ces pays lumineux. Le modèle enfm, qui là-bas se trouve
partout, sur le plumage des oiseaux aussi bien que sur le corps
mélallique des insectes ou le tissu des fleurs, ne se montre chez
nous que par de rares exceptions. Gela explique l'ignorance dans
laquelle nous sommes encore des lois de la couleur et de l'har-
monie. Vous tous, fabricans, ouvriers, dessinateurs d'omemens,
c'est là que tous devriez aller de préférence pour essayer de siûsir
ces lois naturelles, cet instinct merveilleux de l'équilibre dans la
forme et la couleur. La loi de la hiérarchie des tons est toujours
respectée dans les productions de l'art industriel de l'Orient, et par
suite les yeux sont satisfaits de cette clarté qui n'empêche ni la va-
riété ni la plus libre fant^ie, mais arrête le désordre, l'anarchie,
la discordance et la confusion.
les babitans de l'Asie ont un vif sentiment de la dominante dans
la couleur, chose aussi importante pour la peinture que pour la
musique. Remarquez dans ces trois petits upis en moquette de
laine et de soie comme le rouge carmin prédomine et comme la
bordure orangée vient s'y joindre en accords du même ton, puis
comme le fond rouge est lui-même modulé. Que de nuances dans
cette gamme, et quel heureux contraste établissent ces marguerites
blanches semées sur le fond, donnant ainsi le diapason à toutes les
cooleursl 11 faut examiner aussi les dentelles ou pour mieux dire
les passementeries en cordonnet de soie, d'or ou d'argent qui ser-
Teoi à border les vétemens. Nulle part on n'exécute avec plus de
goût ei de délicatesse ce genre de travail; il est inconnu chez nous,
et, par la variété, la légèreté ou l'ampleur qu'il est susceptible
Représenter suivant la destination, mérite de servir de leçon et
d'exemple à nos brodeuses.
L'Egypte moderne a exposé fort peu de chose. C'est dans le jar-
dû qu'il faut aller la voir. Son okei et ses kiosques sont les seuls
moDumeDs d'ùlleurs qui puissent donner une idée saine de l'archi-
tecture orientale; tout le reste n^t que l'Orient du Café turc ou de
THippodrome.
II.
Hélas ! en terminant cette promenade à travers tant de richesses,
iMWs constatons avec un sentiment de regret et de douleur que
D,at,.odOyGoO<^lc
iblt nEVUE DES ÙEVU. MONDES.
cette grande exhibition ne nous montre aucun progrès dans les di-
verses fabrications, la céramique exceptée. Le goût depuis 1862,
au lieu de s'épurer, n'a fait que s'abâtardir encore. C'est toujours
le même désordre dans les procédés, le même esprit faussé par
l'abus d'un luiie fastidieux. Décorateurs ou dessinateurs industriels
se fourvoient de plus en plus. Bronzes, cristaux, châles, étoffes
ou meubles, succombent sous une abondance déréglée d'oroemeDs.
Rien de vrai, de sain, d'élevé, toujours des compilations indigestes,
des amalgames insensés. Assurément le beau est plus simple et n'a
pas besoin de si prodigieux efforts. Et cet Orient que nous venons
de chanter ne subit-il pas lui-même les fâcheuses influences de
l'Occident? Nous sommes frappé de la décadence qui apparaît de-
puis l'exposition de 1S55 dans certains de ses produits. Les chUes
de Lahore et de Cachemire, grâce aux entrepreneurs et dessina-
teurs parisisiens, ne nous montrent plus que des couleurs ternies,
disposées sans art, des formes sans raison d'être manquant absolu-
ment de cette simplicité ingénieuse qui repose et égaie l'œil. L'igno-
rance prétentieuse de ces compositions se révèle aux yeux les moins
ctairvoyaos. La fabrique impériale d'Érékié dans le golfe de Nico-
médie perd l'art des étoffes dans cette partie de l'Asie. En voulant
imiter Lyon, non-seulement elle dénature le caractère et les tradi-
tions du pays, mais encore elle détruit son originalité et son esprit.
Ces imitations sont donc aussi malencontreuses qu' anti-nationales.
N'en est-il pas de même du honteux abandon de ce beau costume
échangé contre notre misérable vêtement? Nous supplions les fabri-
cans de ces contrées, au nom de leurs intérêts, de reprendre sans
hésiter leur ancien savoir-faire. Le moment est mal choisi d'ailleurs
pour nous imiter. Nos écoles d'art industriel sont dans une voie dé-
plorable. C'est sur elles qu'il faut énergiquement frapper, si l'on
veut conserver la supériorité de l'industrie française. Qu'on les éloi-
gne des grandes villes, où cette jeunesse devient de plus en plus in-
consciente de la nature, de la vérité et du juste esprit des choses.
C'est à ce prix seulement que la régénération se fera. Les chiffres
parfois sont éloquens; les achats faits aux vitrines d'Europe par les
visiteurs de l'exposition sont loin d'égaler en importance les ventes
de 'Inde, du Japon, de la Perse et de la Turquie. C'est par millions
qu'il aut compter ces dernières.
De cette promenade au milieu del a fabrication orientale, quelle
déduction devons-nous tirer lorsque nous parcourons la parde eu-
ropéenne de l'exposition î C'est que dans la première le goût se
trouve presque toujours, tandis que dans la seconde, à part quel-
ques fahricaos qui s'inspirent des vrais principes parce qu'ils ont
vu ou étudié l'Orient, le plus grand nombre, malgré des dépenses,
des efforts et un talent incontestables, est en dehors de la route. Ce
i!)tizedO¥GoO<^lc
LES ARTS DÉCORATIFS. IdEi
que nous disions il y a quelque temps ici même des peintres et des
architectes de l'école moderne (1), nous l'appliquerons encore aux
décorateurs, aux fabricans de toute chose pour l'art industriel. Les
récompenses, les applaudissemens accordés par le public éclairé
Tiennent & l'appui des senttmens et de la convictioo que nous for-
mulons ici. Voyez la charmante exposition de M. Roudillon; ne
semble-t-il pas que ses étolTes et ses tapis arrivent tout droit d'Alep
ou de Pékin ? Ce lit en salin garance rosé de Chine relevé d'appli-
catiODs de velours pareil d'un dessin très pur est un modèle de
goût. Là tout est sobre et mérite d'être observé. Nous citerons entre
autres son petit tapis d'Aubusson brodé dans le style des serma de
Damas et d'une élégance que les Persans ne renieraient point.
Nous n'avons garde d'en dire autant des ffûences anglaises qui lui
font face. Cette céramique froide et sèche comme tout ce que fût
la machine produit, pour des yeux d'artiste, le même effet que
Forgne de barbarie aux oreilles d'un musicien. Si nous passons
dans la galerie françuse des arts libéraux, nous rencontrons Sèvres
et Baccarat. Laissons de côté la manufacture impériale; les critiques
que nous nous permettrions sur les formes et la coloration de ses
vases pourrùent-elles l'atteindre? Nous ne ferions d'ailleurs que
sous répéter. Les observations que nous adresserions à Sèvres s'ap-
pliquent en partie aux cristaux de Saint-Louis et de Baccarat. E»
^>efcevant ces coupes de trente pieds de haut, ces lustres surchar-
gés de girandoles dont la lourdeur efTraie l'oeil, bien loin de le char-
mer, ces amas de cristaux superposées, on cherche son manteau
comme s'il s'agissait de traverser les glaces du pôle. Cette coupe
formidable, lors même que le dessin en serait excellent, à quoi
pourrait-elle jamais servir? Si vaste que soit la salle à laquelle on
la destine, elle est trop grande pour y former une décoration ad-:
missible, et l'hiver défend de la placer dans un jardin. Produire
des pièces d'une taille qui les rend forcément inutiles, c'est dé-
passer le but et manquer par conséquent aux lois du bon sens
m même temps qu'à celles du bon goût. Que dire de ces vases en
Terre peiot qui cherchent à imiter des tableaux à l'huile? L'erreur
n'est-ëlle pas plus grossière encwe sur ce fond transparent que sur
Uporcelaûie? Dans tout cela, où trouver te progrès? Le cristal en
est-il plas blanc et plus pur? ou bien est-ce uniquement la diffi-
culté vaincue qui fait ici tout le mérite ?
SnpposoQS maintenant que ces fabriques, avec les talens, avec
les moyens considér^les dont elles disposent, se soient posé ce
programme : un / nos forces pour faire une salle d'été enUèrement
composée de tous les modes divers dont la fabrication du verre est
(I) Voyei la Jbvtw du 15 octobre 1866.
îdOyGoO<^lc
156 REVUE DES DEUX MONDES.
susceptible. Ainsi, par exemple, exécuter des murs en cristal tantôt
transparens, tantôt opaques et étamés, des colonnes torses ou can-
nelées soit blanches soit de couleurs diverses, des frises gravées par
l'acide tluorbydrique ou niellées d'argent par ta pile, des voussures
stalactiformes, Jes dômes en verre d'une seule pièce, des colon-
nettes et des moulures en cristal et en miroirs, des torcbëres élé-
gantes de style vénitien à côté de cadres à facettes, enfin des caisses
de fleurs en verre craquelé, frisé ou rubanné, qu'on se figure, pour
compléter cet ensemble, ici des fontaines coulantes, ornant l'en-
trée comme au kiosque de Soliman le Magnifique à Gonstantinople,
là au contraire un bassin d'eau tranquille éclairé par une lumière
souterraine, enfin des lampes émaillées comme celles des mosquées
de Damas ou du Caire : n'est-il pas vrai que tout cela bien conçu,
bien étudié, eût offert un coup d'œil aussi neuf qu'enchanteur? C'eftt
été le palais d'une fée, à la fois élégant et pratique, digne enfin de
devenir la salle d'été d'un souverain.
C'est ainsi que nous aurions compris la disposition d'une partie
de l'exposition. Au lieu de faire, comme au palus de Sydenham,
des copies archéologiques de telle ou telle époque ancienne, nous
aurions arrangé des salles faciles à habiter de nos jours et rappelant
les temps et les contrées où la civilisation est arrivée à son apogée :
— une salle en boiserie sculptée par Grohé dans le style Louis XV
ou Louis XVI, mais sans imitation servile, une autre en panneaux
des Gobelios confiée au goût parfait de M. Badin, à la suite (ta
salon tout en lampas ou en brocart, avec les peintures et les do-
rures rappelant le grand luxe du palais des doges. Le talent de nos
peintres s'y étalerait sans gêne, ce sont des travaux que ne dédai-
gnaient pas Boucher et Paul Véronèse. Puis viendrait l'antichambre
en marbre et en porphyre sculptés, avec des statues calculées pour
la décoration. Nos habiles statuaires sont tout prêts, et les modèles
qui ornent le jardin intérieur prouvent ce qu'ils feraient sous une
impulsion intelligente. La galerie d'entrée donnant sur toutes les
salles eût été en faïence de style persan, ornée de tapis fabriqués
dans l'esprit des merveilles que l'Inde et la Perse olfrent à notre
admiration. Un boudoir en laque du Japon, avec étofl*es et meubles
de la Chine, serait disposé à la mode du pays; la serre en fer ou-
vré, chef-d'œuvre de serrurerie, terminerait cette suite d'appar-
temens. Tout cela en un mot pouvait être combiné de façon à réunir
les forces de nos meilleurs artistes au lieu de les éparpiller, au lieu
d'aller au hasard et sans guide, et i) eût été intéressant, instructif
surtout, de diriger par un conseil de gens de goût les artisans fran-
çais. Nous les avons tous sous la main, nous les rencontrons suc-
cessivement dans cette promenade, et, bien qu'ils n'aient pas donné
loute leur mesure à cette exposition, nous ne craignons pas de dire
i!)tizedO¥GoO<^lc
LES ABTS DÉCORATIFS. 157
que le résultat eût frappé d'enlhousiasme et d'étoanement. Là on
aunùt vu ce dont ils soDt capables, tandis qu'on en est réduit à le
deviaer. C'est que ni l'adresse, ni la science, ni l'argent, ni les plus
habiles mécaniques ne pourront jamais remplacer le sentiment juste
du beaa et le bonbeur de la conception. Cette exposition, hélas! ne
le pnmve que trop.
Parmi les artistes que nous aimerions à employer pour les étoffes
d'ameablement, voici le seul qui nous arrête dans les produits de
LyoD, parce que seul à l'exposition il est dans la route véritable.
C'est H. Paul Grand. Sa vitrine renferme des étoffes aussi remar-
quables par le dessin que par la couleur. On y retrouve le goût si
pur de Venise à sa plus belle époque. Ses velours en relief sur satin
couleur thé, ses lampas capucine, or et bleu, argent et Heur de p6-
cher, ses bordures chinoises noir et or sur des draperies rouge de
cinabre, atteignent le plus haut degré de l'art des étoffes. Il n'y a
que l'Inde qui les dépasse encore; mais, quand on s'inspire de l'art
vënJUen, on a déjà un pied dans l'Orient,: le reste du corps doit y
passer.
En revenant à la classe VIII, nous retrouvons bientôt, adossée
à la cloison des cristaux de Baccarat, l'exposition céramique de
M. Collinot. C'est une salle persane tout en faïence digne de l'exa-
men le plus sérieux. Non-seulement les panneaux, dans le style
oriental , offrent des résultats décoratifs aussi parfaits que ceux
produits par les plus belles faïences de l'Asie, mais les vases, par
la taille, par la solidité de la terre , comparable à de la pierre
dure, eolin par la décoration qui les recouvre, arrivent au niveau
des poteries chinoises, les premières du monde. Cependant ce n'est
pas ici de la porcelaine, dont la pâte si fme et si blanche se prête
mieiu que toute autre à la décoration. Tout le monde a été frappé
da rôle important que joue la faïence française à l'exposition de
1S67 et, nous ne craignons pas de le dire, de la suprématie qu'elle
acoEquise sur celle des autres pays. Nous ne voulons pas assuré-
ment, par un faux sentiment de patriotisme, rabaisser cette indus-
trie chez nos voisins. Les fabriques de Minton, de Copland, d'au-
tres encore, ont contribué des premières à la relever de l'oubli où
elle était tombée, et lui ont donné une existence nouvelle. Grâce
à leurs relation» commerciales avec le monde entier, grâce à de
grands capitaux et à de puissantes machines, les Anglais ont ré-
pandu leurs faïences de tous les côtés, nous créant à l'aide du libre
échange une concurrence terrible. Toutefois leur succès de 1S55 a
été très affaibli en 1S67, et l'impression générale est qu'Us ont
perdn cette fois plutôt que gagné.
L'exposition de la classe VIII est certainement une de celles qui
remplit le tnieux les conditions du progrès. Ici on n'a cherché à
[),oti.odOyGoO<^lc
168 RETUE DES DEUX MONDES.
imiter personne, et de plu3 on a su trouver des procédés nouveaux
et créer un genre absolument en dehors de la , fabrication ordi-
naire, élargissant avec une eitrême hardiesse le rôle des émaui.
Il faut D'avoir pas vu toutes ces mosquées couvertes d'émail de
la cime à la base pour méconnaître la beauté qu'en tire l'architec-
ture. Si Venise a été le foyer des coloristes, n'oublions pas qu'elle
le doit à ces mosaïques orientales qui habîtuùent ses enfans à
remplir leurs yeux de l'éclat des monumens. La décoration en
faïence, comme elle a été comprise en Perse, en Asie-Mineure et
dans l'Inde, jetterait sur l'ensemble gris et blafard de nos villes la
couleur et la gaieté qui leur manquent, donnerait la vie et le pit-
toresque à l'architecture froide et compassée des cités européennes.
A Paris, on tâtonne, on essaie sans savoir au juste ce que l'on veut.
Tantôt on exécute des peintures de grand style dont le seul mérite
est de faire croire que ce sont de mauvaises peintures à l'huile, car
la faïence ne s'y trouve jamais avec ses qualités propres, qui sont
l'éclat, la franchise et la simplicité des couleurs-mères; tantôt ce
sont ces têtes de médailles grecques et ces éternels rinceaux ita-
liens, jaunes et bleus, dont l'harmonie douteuse ne produit aucun
effet pour la décoration. Dès que le but de la faïence est dépassé
et que vous lui demandez ce qu'il lui est impossible de donner,
vous seriez Raphaël, que vous n'arriveriez à atteindre ni l'art, ni la
couleur, et ne parviendriez à produire qu'un monstre. Laissez à la
peinture à l'huile ses effets de irompe-l'œil, de relief et de vie,
les glacis, les lointains vaporeux, la lumière des bois, les eaux
calmes ou turbulentes, toutes choses incompatibles avec les couleurs
limitées qui vont au feu. L'art décoratif ne veut pas de tout cela; un
beau trait, une couleur franche et pure, voilà ce qu'il lui faut. Jus-
qu'à présent, l'art céramique s'est trop complu dans la reproduc-
tion facile des faïences italiennes, françaises et hollandâses de ces
derniers siècles. Tout en appréciant la finesse et le goût des ome-
mens de celles-ci, on doit reconnaître que c'est là cependant l'en-
fance de cet art. La terre en est mauvaise mnsi que l'émul et
s'ébrèche facilement, puis la couleur est absente, car on ne saurait
donner ce nom au bleu terne et sans modulation qui décore la plu-
part d'entre elles. Applaudissons donc à ceux qui sortent de l'or-
nière, aux procédés nouveaux qu'ils inventent et qui marquent d'un
progrès l'histoire de l'art industriel. Espérons surtout qu'en exami-
nant les merveilles de l'art individuel en Orient comme en France
les fabricans comprendront que les immenses associations, les puis-
santes compagnies, qui, sous prétexte de liberté de l'industrie,
créent une sorte de féodalité, sont une des causes principales de
l'abaissement de l'intelligence et du goût dans les productions dont
nous venons de nous occuper. Au lieu de multiplier les établisse-
i!)tizedO¥GoO<^lc
LES ARTS DÉCORATIFS. 159
01605, de susciter des etTorts personnels, uae concuiTence féconde,
elles constituent, des monopoles, imposent k la société leurs exi-
gences, et ont pour tendance commune de substituer la régularité
à I& vie, la précision des mouvemens à l'acUvité de la pensée. Les
onniers ne sont plus que les rouages infîmes d'un organisme sans
caractère et sans grandeur, et l'on s'étonne de l'absence complète
d'individualisme dans ces ceuvres qui sont le produit fatal des ma-
cbioes!
Stimuler l'initiative particulière, voilà surtout à quoi il faudrait
s'attacher d'abord pour relever l'art. N'est-ce pas ce qu'il faudrait
fure aussi pour revivifier le commerce, l'industrie, toutes les ma-
nifestations de notre vie économique? On s'est sans doute proposé
de hâter ce progrès quand on a organisé la grande exhibition du
Champ de Mars; nous ne croyons pas que le moyen fût mauvMS en
lui-même, nous trouvons seulement qu'il n'a pas rendu en cette
occasion tout ce qu'on eût paru en droit d'en espérer. En songeant
&nx conséquences que devrait amener ce grand concours com-
meraal, aux fertiles effets qui naîtraient naturellement des rap-
ports plus intimes entre les producteurs et les consommateurs sur
tous les points du globe, h l'élan prodigieux que des besoins nou-
Teani sont appelés à imprimer aux communications déjà si ra-
pides, on reste consterné de la durée si courte dévolue à cette
exposition. On craint de voir tant de frais, tant de peines, per-
dus sans donner de résultat sérieux. Au moment même où l'heure
est venue de profiter de ce prodigieux effort, il serait triste de le
laisser s'affaisser sur lui-même, comme un ballon qui crève avant •
de s'enlever. On remue le monde, on l'attire par tous les moyens;
ce n'est pas tout, il faut extraire de ce mouvement tout ce qui peut
le rendre fructueux. Voyez les directeurs des musées de Kensing-
ton, de Vienne, de Berlin, de Pétersbourg et de Tillis; avec quel em-
jffessement ils mettent la main sur tout ce qui leur paraît utilel Les
gonvememens étrangers, les sociétés particulières, n'ont pas man-
qué cette précieuse occasion, que la France semble négliger. Assoré-
meot l'exposition universelle de 1867 est de toutes la plus complète
et la plus brillante, elle a causé un ébranlement général des hommes
et des choses de l'industrie, elle attire à Paris une partie de l'uni-
»era, et par suite elle est une source momentanée de richesse pour
le pays; mais le but même qu'on s'est proposé, et qui est d'exciter
pu la comparaison à faire mieux et à meilleur marché, ce but, nous
craignons qu'il ne soit pas touché. Notre manque de capitaux, notre
médiocre esprit de persévérance et d'union dans les entreprises, pla-
ceront pour longtemps encore notre industrie après celle de l'Angle-
terre. L'Allemagne de son côté a pour elle l'avantage d'une masa-
i!)tizedO¥GoO<^lc
160 BEVUE DES DEUX UONDES.
d' œuvre beaucoup moins chère qu'en Angleterre et eu France, et
les prU de revient y sont inférieurs aux nôtres. Ce sont là pour le
moment deux obstacles dilDciles à surmonter. Restent l'art, le style,
le goût, et nous faisons les afTaires de nos voisins en les conviant à
venir en surprendre chez nous les secrets. Est-ce bien là le but
des eipositioDS? Sont-elles faites pour que les peuples se mesa-
rent entre eux, s'enlèvent mutuellement leurs procédés nouveaux?
ou plutôt ne sont-elles pas uniquement destinées à faire connaître
et vendre les produits? Les grandes foires d'autrefois remplissaient
parfaitement ces conditions, et permettaient la vente immédiate,
qui n'est pas à dédaigner. C'est donc, croyons-nous, à l'ancien sys-
tème commercial des foires, telles que celles de Beaucaire, de Leip-
zig, de Nîjni -Novgorod, qu'on sera logiquement conduit à revenir
quand cette mode des expositions universelles sera passée. Les foires
ont la plupart des avantages de ces dernières, et en même temps
elles échappent à des inconvéniens et à des dépenses qui tiennent
au caractère même des concours officiels.
C'est à la France de profiter de la grande exhibition de 1867 pour
inaugurer ce régime des foires en organisant un marché continu el
libre où viendront aboutir les fabrications du monde entier. Od
voit par le succès de cette exposition et la secousse qu'elle a donnée
au commerce l'importance qu'il y aurait à ne pas arrêter tout à
coup cette force d'impulsion. L'œuvre, selon nous, n'est que com-
mencée; il faut songer à continuer ce mouvement d'attraction vers
Paris et empêcher la réaction qui pourrait résulter d'un trop brus-
que arrêt. Le courant est établi au profit de la France, qui s'y prête
par sa position géographique; continuons-le, soutenons-le énergi-
quement, et nous deviendrons l'entrepôt du monde. Avec les che-
mins de fer et les bateaux à vapeur, il sera plus facile aux Chinois
et aux Tartares de venir planter leur tente à Paris que de se rendre
à travers leurs steppes à la foire de Novgorod. A quoi serviraient
les nouveaux moyens de s'entendre et de se connaître, si on ne le?
appliquait à ce qui importe le plus, les rapports industriels des na-
tions. N'est-ce pas à nous que revient ce rôle civilisateur? Quel
pays, quelle ville, se trouvent en pareille position pour devenir le
lac central de tous les afiluens commerciaux? Quel moment plus
propice peut-on espérer pour la réalisation de cette idée? C'est ainsi
que l'expo^liOD universelle de 1867, si elle est continuée, agrandie,
transformée, peut acquérir une importance sans pareille et donner
à la France d'incalculables résultats.
Adalbegt de Beauhoni.
i!)tizedO¥GoO<^lc
SEINE A PARIS
Le Parisien qui traverse les ponts et passe sur les quais est de-
pnia son enfance tellement accoutumé au spectacle qui se déroule
Kos ses yeux qu'il ne pense guère à s'en rendre compte. Il sait va-
guement qu'il y a des navires au port Saint-Nicolas, que pendant
l'été on peut prendre des bains de rivière; parfois il lit dans son
iouroïl qu'un train de bois s'est brisé contre une des piles du Pont-
an-Cbange; par curiosité il entre à la Morgue, et souvent il re-
garde les pécheurs à la ligne assis dans les bacbots amarrés à la
berge. La Seine ne lui oITre rieo de particulier; elle a pourtant une
importance majeure, car elle est une des grandes voies d'approvi-
sioDDement de la capitale, et de plus elle a une existence spéciale,
représentée par les industries qui vivent sur elle et par elle. I-'é-
cKvatn qui raconterùt l'histoire de la Seine pendant les seize pre-
miers siècles de la monarchie française serait bien près d'avoir fait
nne histoire complète de Paris. Grâce aux routes d'abord et ensuite
uii chemins de fer, elle n'a plus cette utilité redoutable qui en
rendât la libre possession si précieuse; elle n'est plus la clé de la
fuoine ou de l'abondance. Pour apprécier le rôle qu'elle jouait en-
core dans des temps relativement rapprochés de nous, il faut se
f^peler ce que dit Pierre de l'Estoile. « Le samedi 7 avril 1590,
1> ville de Heluo fut rendue au roy par composition. La prise de
cette ville avec celles de Corbeil, Montereau, Lagny et autres pas-
sages de rivières saisis en mesme temps, qui estoient les clés des
îivres de Paris, avancèrent fort le dessein du roy, qui estoit de
laire faire nne diette à ceux de Paris, qui peust tempérer l'ardeur
nn uzn. — 1807. 11
i!)tizedO¥GoO<^lc
162 BEVUE DES DEUX MONDES.
de leurs résolutions et frénaisies. » On sait l'épouvantable famine
qui suivit cette conquête de la Seine. A ce moment, tous les yeui.
sont tournés vers la rivière, du haut des clochers on en interroge
le cours aussi loin qu'on peut en suivre les méandres; c'est par eUe
seule que peuvent arriver les vivres si douloureusement attendus.
Aussi quel désespoir lorsque, « le dimanche 28 du présent mois
d'avril 1591, la flotte de Meaux et de Château-Thierry, conduisant
à Paris jusqu'à quatorze cents muis de bled en cent quinze basteaui,
est arrestée et prise par les gens du roy. » S'il en ét^t ainsi au temps
de Henri IV, qu'était-ce donc sous les rois de la première et de la
seconde race? Ces dures époques sont aujourd'hui passées pour
toujours; mais elles ont laissé des traces profondes qu'on retrouve
à chaque page dans les vieux mémoires. Dès que la navigaUoQ de
la Seine est interdite, Paris s'émeut et se désespère. C'était le
fleuve nourricier par excellence, et jusque sur les marchés publics
il déposât le blé, le vin, le bois et les fruits. L'interruption do
cours de la Seine apportât la famine, la contagion et la mort.
D'où vient ce mot : ta Seine? Du celtique, dit-on : squan, serpent;
tin-ane, la lente rivière; sâgh-ang, la paisible rivière; les Romans
l'ont latinisé, selon leur usage, et en ont fait Sequana. A-t-elle été
one divinité? On pourrait le croire, puisque le Tibre fut un dieu.
Ceux qui la possédaient et en avaient U navigation exclusive étaient
de grands personnages, les plus riches et les plus considérables
de la cité; Û y a longtemps que les nautes ont fait parler d'eoi,
et le plus ancien monument de Paris leur appartient. Lorsque
dans l'année 1711 Louis XIV fit changer le maltre-autel de Notre-
Dame, dans les fouilles qu'on opéra au milieu du chœur de la vieille
basilique, on rencontra les débris d'un autel élevé autrefois psr
nos pères; sur une de ses faces, on lisait et on peut lire encore au
musée de Cluny : tib. c*;sare aog. joti optdmo maxsumo... m.
NAUT£ PARisiAci PUBucE posiERUNT; SOUS Tibère César Auguste, à
Jupiter très bon, très grand, les navigateurs parisiens publique-
ment consacrèrent... Ces naula, désignés plus tard sous le nom de
mercatores aquœ, furent la souche de notre administration munid-
pale; ils furent la hanse. Leur chef, d'abord prévôt de la marchan-
dise d'eau, devient prévôt des marchands, puis maire de Paris et
enfin préfet de la Seine. C'est à cette origine beaucoup plus qu'à la
forme problématique de l'Ile de la Cité, qui jadis était composée àe
trois tles, qu'il faut attribuer les armes de Paris, le vaisseau et la
devise : fluctuât nec mergitur. C'est donc de la Seine qu'est née
la ville qui est encore plus la capitale du monde que celle de la
France.
La Seine a connu toutes nos discordes civiles, et, si je puis dire,
elle y a pris part. Les Normands l'ont envahie sur leurs barques
Dioti^odOyGoOt^lc
Xi. SEINE A PARIS. 16S
d'osier recouvertes de peau; elle a vu brûler les templiers sur l'Ilot
où s'élève aujourd'hui la place Dauphine; elle a reçu le corps de
Louis de Bourbon, l'amam d'Isabeau de Bavière : « laissez passer
la justice du roi I » Elle s'est refermée sur les cadavres des d'Ar-
m^acs, lors du grand massacre de lil8, que commaadait Cape-
loche; à la Saint-Barthélemy pendant que Charles IX,
Ce roy, non juste roy, mais Juste arquebusier,
GibofOil aui passans trop tardifs k noyer,
elle 3 charrié dix -huit cents huguenots vers le quai des Bons-
hommes; de nos jours, elle a porté jusqu'à la mer les livres, les
manoscrits, les vétemens sacerdotaux, les vases de l'archevêché, et
pendant cette fratricide insurrection de juin elle a roulé le corps de
plos d'un combattant.
Les inondations de la Seine ont été jadis fréquentes et souvent ter-
ribles. La plus considérable dont l'histoire ait gardé 1q souvenir est
celle de 1176; elle emporta tout, les deux ponts qui la traversaient
alors, les moulins, les barques, les berges, les piles de bois et les mai-
sons; elle noya les troupeaux qui paissaient dans les lies. La popula-
tion consternée se tourna vers le ciel, et l'évéque de Paris, suivi de
tout son clergé, de tous les moines, du roi Louis VII accompagné de sa
conr, vint solennellement sur la grève étendre les mains au-dessus
de la rivière rebelle et lui montrer un clou qui avait percé les mûns
du Christ; puis il lui dit : « Que ce signe de la sainte passion fasse
rentrer tes eaux dans leur Ut et protège ce misérable peuplel » La
CTue s'arrêta, et la ville fut sauvée. Plus récemment, en 17iO, à Noël,
Paris fat littéralement inondé. La place du Palais-Royal, la place
Haubert, la place Vendôme, les Champs-Elysées, étaient sous l'eau.
Des maisons furent renversées, une entre autres rue Sânt-Domini-
que. Pour porter remède à tant de désastres, on découvrit la châsse
de sainte Geneviève. On a maintenant des moyens plus certains pour
resserrer la Seine et l'empêcher de courir la prétantaine à travers
Paj^is. Nos ingénieurs des ponts et chaussées n'emploient guère de re-
liques; mais il faut croire que leurs procédés ne sont pas mauvais,
car, malgré les déboisemens imprudens qui ont dénudé les monta-
gnes voisine^ de ses rives, la Seine est assez paisible maintenant et
Se franchit plus le rempart de ses quais, ce qui ne l'empêche pas
D reste d'être sévèrement surveillée : chaque jour, sa hauteur est
relevée, enregistrée, et tous les mois le tableau de ses variations est
envoyé à l'Académie des Sciences, à l'Observatoire, à la préfecture
de police et à l'Hôtel-de-Ville. Il y a deux étiages à Paris, celui du
pont de la Tournelle et celui du Pont-Royal. Chacun sut qu'un
étiage est le niveau de la rivière pris à ses plus basses eaux; ce sont
celles de 1719 qui ont servi de point de départ. Pour avoir la hau^
A
16S REVUE DES DEUX «ONDES.
teur exacte de la rivière depuis le fond jusqu'à la soperGcie, U fuit
ajouter pour le pont de la Tournelle O^tid et O^iSK pour le Pont-
Royal; le zéro de l'échelle du premier est dooc marqué à Q'',h^ au-
dessus du sol même de la rivière; le zéro de l'échelle du second à
O'.SS. Ce calcul n'est pas d'une certitude absolumeot rigoureuse,
car le lit de la Seine subit parfois des tassemens et des ensablemens
qui peuvent modirier son oiveau. Les eaux les plus basses qu'on j
ait jamais observées se montrèrent le 29 septembre 1865 et laissè-
rent apercevoir le sol même de la rivière (1). En 1866, précisément
à la même date, les eaux, gagnant pour cette année-là leur maxi-
mum d'élévation, arrivèrent à 5'",60, et par extraordinaire c'est le
1" janvier que les eaux atteignirent leur niveau le plus faible, 0'',ÏQ
au-dessus de zéro. Ce fait, qui au premier abord nous parait étrange,
d'un abaissement anormal de la rivière pendant les mois rigou-
reux n'est pas aussi rare qu'on pourrait le croire, et a déjà été re-
marqué autrefois. En effet, je lis dans les mémoires de l'Estfûle :
« Le jeudi 3 janvier 1591, qui estoit le jour Sainte-Geneviève, la
rivière de Seine, qui estoit si basse en ceste saison que l'on pouvoit
quasi aller à pied sec du quai des Augustins en l'isle du Palus (ce
qui n'avait été vu de mémoire d'homme), vint à croistre ce joar
sans aucune cause apparente. »
Si Paris étiût une circonférence, la Seine en serait l'axe, car elle
le traverse dans sa plus grande largeur sur une étendue de 11 ki-
lomètres et demi; la vitesse moyenne de son cours entre les quais
qui la pressent et accélèrent sa marche est de (f.Q^ par seconde,
ce qui donne 2,840 mètres à l'heure, un peu plus d'une demi-Iieuc;
une épave abandonnée au fil de l'eau mettrdt donc environ dnq
heures pour franchir Paris depuis le pont Napoléon jusqu'au pont do
Point-du-Jour. A son entrée à Paris, la Seine est large de 165 mètres
et de 136 à sa sortie. Vers le pont Saint-Michel, resserrée dans son
bras le plus étroit, elle n'a que 49 mètres; mais au-dessous du
Pont-Neuf elle obtient toute son amplitude, et parvient à 263 mè-
tres de largeur. Quant à sa limpidité, elle est aussi variable qus le
temps; un spécialiste qui fait autorité dans la matière, H. Poggi aie
a calculé que la Seine était en moyenne trouble pendant 179 jours
de l'année.
L'eau de la Seine est-elle bonne à boire? Grave question sur la-
quelle on a écrit des volumes; la chimie s'est chargée de répondre,
(I) ■ On uit i quel éut lea BJchereiMi de 1865 av^ent rédait la Sdne. L* ririM
•Ttit pris l'upect d'an féririble égout, dont lei e>ui boarbeuse» exclUlent une Ti*c
répugnuice. ■ ^Robinet, Sur m» applicalton de t'h]/drotimitrU.) La effet, le W MP*
lembre, les obwrvatioDi portent que la Seine deKendit à 1 mËire lu-deMOui de léro
de l'étiage du Pont-Royal; il faut admetlre dans ce cai que lei langes du lll de U ri-
vlèra a'etaient afUwées de SO cenlimètrei au molni.
;dOyGoO<^lc
U SBINB A PARIS. 165
et voici ce qa'elle dit : Dans les temps de plaie et de fonte de neige,
le résidu limoneux des eaux de la Seine s'élève à 1 et 2 grammes
par liire, de plus elle conUeDt environ 2 on 3 pour 100 de ma-
cères organiques; en général, dans la saison normale, l'eau prise
an centre de Paris renferme par litre 16 centigrammes de carbonate
de chaux, 2 de carbonate de magnésie, 2 de sulfate de chaux et
quelques milligrammes de chlorures alcalins et de nitrates. — Certes
noe telle boisson est potable; mais est-ce bien l'eau de la Seine qui
abreuve Paris? Les Parisiens de la rive gauche boivent l'eau de
k Seine, les Parisiens de la rive droite boivent l'eau de la Marne.
Des expériences sérieuses et concluantes ne lussent aucun doute
icet égard. Les deux rivières se côtoient sans se mêler pendant
qu'elles traversent Paris entre les mêmes bords, sur le même lit;
c'est en vain qu'elles se heurtent entre les piles des ponts, qu'elles
sont agitées par tes bateaux à vapeur : elles se conservent presque
pures malgré leur contact forcé. H faut qu'elles soient attirées et
comme baralléis dans le grand coude que la Seine fait en face de
Veudon pour perdre leurs qualités distinctes et devenir réellement
aoe. A Sèvres seulement, le mélange est complet, et l'eau est enfm
absolument uniforme.
U topographie de la Seine a souvent changé; je ne parle pas
senlement de ses berges, où les quais, commencés en 1312 par
Philippe le Bel, n'ont été achevés que de nos jours. La vallée de ta
Misère est devenue la place du Châtelet, la prottienade plantée de
saoies et chère aux Parisiens est aujourd'hui le quai des Grands-
AngDslîns, l'Écorcherie s'appelle le quai de Gèvres; en passant de-
nntle qutû d'Orsay, bâti en 1802, Née!, à la fin du siècle dernier,
pouvait écrire dans son burlesque Voyage à Saint-Cloud par terre
ttparmer : « J'esUmai que ce que je voyais était ce que nos géo-
graphes de Paris appellent la Grenouillère, parce que j'entendis
effectivement le coassement des grenouilles. » Les peaussiers, les
mégissiera, qui, habitant les bords de ta Seine, avaient baptisé le
quai de la Mégisserie, sont relégués avec les tanneurs dans le fau-
bourg Saint-Marceau, à côté de la Blèvre; les bouchers ont vu leurs
abattoirs, qui jadis ensanglantaient les environs de l'Hôlel-de- Ville,
repoussés vers les quartiers excentriques. Lentement, mais inces-
samment la Seine s'est épurée, elle a rejeté loin de ses rives tous
les corps d'état malflairans qui les encombraient : elle est aujour-
f bui exclusivement réservée à la navigation , à la batelerie et aux
industries spéciales qui s'y rattachent et vivent forcément sur l'eau;
mus ce ne sont pas seulement les rivages de la Seine qui ont subi
:vGoo<^lc
166 BErOE DES DEUX MONDES.
des modifications : ses lies non plus n'ont pas été épargnées; au
^é des besoins successiTs, on les a reliées entre elles ou rattachées
à la terre ferme.
Dans tout le cours de la Seine parisienne, on n'en compte plus
que deux à. cette heure, l'Ile de la Cité, l'tle-mère, celle d'où la
vieille Lutëce est sortie du fond des marécages, et l'Ile Saint-l/iuis;
les autres méritent qu'on rappelle ce qu'elles étaient et qu'on dise
ce qu'elles sont devenues. Jadis on en comptait dix : c'était d'abord
rUe aux Javiaux; en li68, elle prit le nom de Nicolas Louviers,
prévôt des marchands, qui la possédait. Au commencement du
XTiii' siècle, elle fut acquise par l'administration municipale sans
but déterminé ; elle était louée à des marchands de bois, qui y
créèrent des chantiers iraportans, sorte de docks des bois flottés (1).
C'est ainsi que nous l'avons encore connue, réunie au quai des Cé-
lestins par le petit pont de Gramrapnt et n'ayant pour toute maison
qu'un poste occupé par des gardes municipaux ; l'étroit bras de la
Seine qui la séparait de la ville a été comblé en 1843. Elle resta
inhabitée, et en 1848 on y établit des baraquemens pour quelques-
uns des régimens de l'armée rassemblée à Paris à la suite de l'in-
surrection de juin. Aujourd'hui l'ancienne île Louviers est bordée
d'un côté par le boulevard Morland, de l'autre par le quai Henri IV,
et l'on ne se douterait guère, à la voir, qu'elle était, il y a vingt ans
à peine, entourée d'eau de tous côtés.
L'ile Saint-Louis, qui de nos jours encore a conservé une phy-
sionomie toute spéciale (et qui offre une honorable particularité
que Parent-Ducbâtelet fait ressortir avec soin) , est formée de l'île
Notre-Dame et de l'tle aux Vaches; en examinant un plan de Paris
au xvi° siècle, on voit que ces deux lies étaient séparées par un
petit canal étroit qui ne pouvait recevoir aucun bateau, et qui pas-
sait sur l'emplacement actuel de l'église Saint-Louis. Par contrat
signé le 19 avril 1614 et enregistré le 6 mai de la môme année,
elles furent concédées à Christophe-Marie, entrepreneur général des
ponts de France, et à Le Regratier, trésorier des Gent-Suisses, h. la
condition qu'ils réuniraient les deux Iles ensemble et les joindraient
& la terre ferme par un pont. Grâce aux difficultés élevées parle
chapitre de Notre-Dame, qui avait un vieux droit de possession sur
ces terrains, les constructions ne furent terminées qu'en 1647; la
rue Le Begratier et le pont Marie ont consacré le nom des fondateurs
de l'Ile Saint-Louis. Dans l'origine, l'île de la Cité s'arrêtait à l'en-
droit où l'on a tracé la rue Harlay-du-Palais; au-dessous d'elle,
(1) Ses débuts soas ce rapport netorent pas heureux. Dans liDoUdaSS au 39 mars
1731, UD chantier de bols de charpente y Tat consuma par ud iacendie que trois OQ-
TTiers y allumèrent en fumant. Ces malheureux périrent dans les flammes, et le dégll
dépasM 1(0,000 fnuics. Voyez Buvat, Journal dt ia régince, D, p. S33.
i!)tizedO¥GoO<^lc
Lk SEINB A PAHIS. 167
Tere l'ouest, s'étendait l'Ue aux Juifs, l'île aux Treilles, où furent
brûlés le graDd-maltre Jacques Molay et Guy, commandeur de Nor-
maDdie; au-delà, c'était l'Ilot de la Gourdûne ou l'Ile au Moulio-
Bud. En 1578, Henri III réunit les trois Iles en une seule au mo-
ment où il rusait commencer la construction du Pont-Neuf. Henri IV
donna tout cet emplacement au chancelier de Harlay à la charge
de le couvrir de musons bâties sur un plan indiqué par Sully; l'Ile
mi Juifs est maintenant la place Dauphine et l'Ile de la Gour-
daine est le terre-plein sur lequel s'élève la statue d'Henri IV. L'Ile
du Louvre était un simple banc de sable qui a été détruit vers la
Gd du XVII* siècle, lorsqu'on construisit le port Saint-Nicolas; l'Ue
de Seine était séparée de la Greuouillëre moins par un bras de ri-
vière que par un marécage peuplé de batraciens; elle avait une
quinzaine d'arpens de longueur et conteuait des oseraies; en 1645,
à l'aide d'un barrage en amont, on dessécha le fossé boueux, et
l'Ile disparut. L'Ile des Cygnes, où s'élèvent aujourd'hui la manu-
facture des tabacs et le Garde- Meuble, n'a été jointe à la rive gauche
que depuis 1820. Son premier nom était fort irrévérencieux; elle
doit le second aux cygnes que Louis XIV avait fait mettre sur la
Sàne en 1676, et qui allaient chercher un refuge et déposer leurs
couvées dans les roseaux dont l'Ile était entourée; elle servit de
point de mire à bien des faiseurs de projets, et en 1785 un archi-
tecte nommé Poyet proposa d'y bâtir un nouvel Hôtel-Dieu qui au-
TÛt eu exactement la forme du Colisée de Rome. Son mémoire, ac-
compagné de plans, est extrêmement curieux à parcourir et montre
on homme qui avait des idées aussi grandioses que pratiques (1).
L'aDDexioQ delà banlieue a faitentrer une lie nouvelle dans Paris;
est-ce bien une lie? A la voir, on en pourrait douter : elle ressemble
à une étroite jetée qui prolonge la pile médiane du pont de Grenelle;
OD la nomme Vallée des Cygnes : elle ne porte aucune habitation;
mais elle est le paradis des pêcheurs à la ligne. Sur ses berges
verdoyantes, ils se réunissent attentifs et silencieux; c'est le petit
bras de la Seine où ne passent pas les bateaux à, vapeur qui est le
théâtre de leurs exploits; l'ablette abonde, le goujon donne, et par-
fois même on a la chance d'enlever un barbillon, à la grande ja-
loQsie des concurrens voisins.
Il faut aussi parler des ponts, car Us appartiennent à la Seine,
|1) Slrmoire lur la nietniti de transférer et recoratrutre l'Hâltt-Dieu dt Paris, etc.,
pwle (iear Poyet, architecle et contrtlear des bfttimeps de Is ville (17851. Ce projet
«■(Mil point noQTeau, esr Barbier IChronîipie de la régenct et du règnt de Louis XV),
■frt* tTeir racoaté rincendie qui détriÙBit une partie de l'Hùtel-Oieu a.a mois d'ooOt
l'37, Rjoute : ■ Le public eoubaitaroit fan que cet Mcident doDoït lieu à Ater l'HAtel-
Diea dn milieu de Paris pour le transporter dans l'Ile H..., au-dessus des InTalldes,
■nenda que la qnaDtité d'ordures qui sorteut de cet bApItal par UDe lessive coutinuella
doit corrompre Teau que l'on puise au-deuoos pour boire dans tout Paris. •
:vGoo<^lc
168 RETDE DES DEUX MONDES.
doDt ils joignent les deux rives et dont ils ont singulièrement mo-
difié ta physionomie. Dans le principe, quand toute la ville était la
Cité, il n'y en eut cpie deux, le Grand et le Petit, défendus cliacun
à leur entrée par une forteresse : le Grand-Châtelet, le Peiit-Ghâ-
telet. Ces deux ponts suffirent aux besoins des Parisiens pendant
treize ou quatorze siècles. Dès liai, te Grand-Pont prit le nom de
Pont-au-Change à cause des changeurs de monnaies, qui, sur l'ordre
de Louis VII, y avaient établi leurs boutiques; les eaux, les débâ-
cles de glaces l'ont souvent emporté. Les maisons qu'il portait furent
démolies en 1786, à l'époque où l'on se décida à supprimer les ha-
bitations qui encombraient les ponts et les rendaient souvent dan-
gereux. Il a été récemment refait de fond en comble pour continuer
l'alignement du boulevard Sébastopol. Un manuscrit de la Biblio-
thèque impériale contient une miniature exécutée en 1SÛ5 qui re-
présente le Pont-au-Change; il ne ressemble guère à ce qu'il est
aujourd'hui ; ses arcbes sont embarrassées par des moulins, et ses
bords disparaissent sous les masures qui les couvrent. C'était le
pont par excellence à cette époque; Guillebert de Metz, qui l'a visité,
en parle avec admiration. « Là demeurent les changeurs d'un costé
et les orfèvres d'autre costé. En l'an quatorze cent, et quand la
ville estoit en sa fleur, passoient tant de gens tout jour sur ce pont
que on y rencontroit adez ung blanc moine, adez un blanc cheval. »
Il appartenait k trois juridictions différentes qui toutes trois y exer-
çaient la justice avec cette jalousie inquiète que donnent les privi-
lèges seigneuriaux. La chaussée était au roi, les arches de côté au
chapitre de Motre-Dame, qui y faisait moudre, l'arche du miheu au
prévôt des marchands. Cette dernière était exclusivement réservée
à la navigation; mais nul bateau ne pouvait la francliir sans payer
un droit lixe à l'avaleur de nefs. Que le lecteur ne voie pas dans
ce fonctionnaire une sorte de Gargantua engloutissant les bateaux
chargés de vivres et de vins; son nom a une signification moins re-
doutable : il avalait les nefs, c'est-S-dire qu'il les faisait descendre,
les dirigeait en aval de la rivière. Lorsqu'un roi de France faisait
son entrée solennelle dans <i sa bonne ville de Paris, ii il passait sur
le Pont-au-Change; au moment où il y mettait le pied, auprès du
Grand-<;tiâlelet, les jurés oiseliers avaient le privilège et l'obliga-
tion de lâcher des oiseaux captifs, afin de rappeler au souverain la
liberté qu'il devait accorder aux prisonniers. Le Petit-Pont est au-
jourd'hui encore tel qu'il fut rebâti en 1718, après avoir été neuf
fois détruit par des incendies et des inondations.
Le pont Saint-Michel fut le troisième pont que vit Paris; il fut
commencé en 1378 par ordre de Charles V et terminé seulement
en 1387. Les vieillards peuvent se rappeler l'avoir vu chargé de
mwBons, car ces dernières ne furent enlevées qu'en 1808; il vient
LA SEINE A PABIS. 169
d'être repris bd sous-œuvre et mis en rapport avec le boulevard
Saiot-Hicliel, qu'il réunit au boulevard Sébastopol. En IMS, pen-
dant une des époques les plus troublées de notre histoire, au mo-
meat de cette folie de Charles VI qu'on appelait h l'occupation de
notre seigneur le roi de France, » on compléta la communication
de la Cité avec la terre ferme en construisant le pont Noire-Dame,
qui ne fut achevé qu'en ii'21 et ne dura pas longtemps, car, grâce
au mauvais matériaux de son appareil, il s'écroula en lA'j9; on le
rebâtit, et nous l'avons vu encore embarrassé d'une haute conslruo-
lion soutenue sur pilotis, énorme pompe hydraulique élevée en
1670, refaite en 1708, qui chaque jour distribuait deux millions de
litres d'eau aux quartiers environnans. C'était un lieu de repêche
des cadavres; tous les noyés de la Haute-Seine, entraînés par la
force extraordinaire du courant, venaient s'arrêter dans l'assem-
blage des poutres qui servaient de fondation à cette vaste machine
et étaient recueillis par le gardien, qui les faisait porter à la morgue
et retirait quelques bénéfices de cette étrange industrie. La pompe
avec son enchevêtrement de poutres et de madriers a été enlevée
en 1858; cette suppression a rendu la navigation plus facile, mais
Déanmoins elle est dangereuse sous le pont Notre-Dame, et l'arche
da Diable n'a que trop mérité son nom; elle a vu sombrer bien des
bateaux chargés de pierres et se briser les coupons de bien des
trains de bois. Grâce à la canalisation du petit bras de la Seine pa-
naienoe et au barrage écluse de la Monnaie , une route meilleure
est ouverte aux mariniers, et le pont Notre-Dame est presque com-
plètement délaissé aujourd'hui.
Il était couvert de maisons comme les autres. Mercier raconte
dans son Tnbleau de Paris que le 2 janvier 1782 une débâcle im-
prévue entraîna l'énorme patache qui servait de bureau aux doua-
niers de la Seine; emportée, elle brisa sur son passage tous les
chalands qu'elle rencontra. Les débris se précipitèrent vers le pont
Sotre-Darae; « on ordonna de déménager sur l'heure, » une subite
reprise de gelée sauva ie pont et ses habitans. Mercier r''dama le
déblayage immédiat de tous les ponts, n Quand toutes les cheminées
Mec les entre-sols seront dans la rivière, dit-il, il faudra bien d'au-
tres travaux pour décombrer le lit de la Seine. » U avait raison, et,
^t rare, il fut entendu, car on prit cnlJn la grande mesure récia-
mée depuis si longtemps, et l'on commença à rendre le passage
des ponts sérieusement praticable.
En mai 1578, dit Pierre de l'EstoUe, « à la faveur des eaux, qui
lora commencèrent et jusques à la Saint-Mariin continuèrent d'être
fort basses, fut commencé le Pont-Neuf de pierre de taille, qui con-
duit de Nesle à l'École Saint-Germa'm, sous l'ordonnance du jeune
du Cerceau, architecte du roy. » C'est Heuri IV qui devait le voir
vCoc^lc
170 RETCE DES DEOX MONDES.
terminer en 1602. A peine fut-il achevé que les bouquinistes s'en
emparèrent pour y mettre leurs échoppes et leurs étalages; il ne
fallut rien moins qu'un arrêt du parlement pour les eu déloger en
16Û9; ils se sont réfugiés sur les quais, et depuis lors ils les occu-
pent en maîtres.
Dans ce temps-là, on n'avait guère de respect pour les besoins
de la navigation, qui cependant était plus considérable qu'aujour-
d'hui, car le pont était à peine achevé qu'on élevait sur la seconde
arche une pompe qu'on appela la Samaritaine, et qui avût son
gouverneur comme un château royal; elle était fort aimée des ba-
dauds parisiens qui en vendent écouter le carillon; après avoir été
reconstruite en 1772, elle fut abattue en 1813. Ce n'était pas le
seul édifice inutile qui embarrassait le Pont-Neuf; on se souvient en-
core des vingt boutiques dessinées par Soufllot qui s'arrondissaient
sur le parapet et semblaient prolonger les piles : on y vendait des
habita, des chapeaux, des briquets-Fumade; tout cela a disparu
enfm, et au lieu de ces vilaines logettes on a placé des bancs semi-
circulaires qui ne gênent pas la vue, n'entravent pas la circula-
tion et servent aux passans fatigués.
On peut comprendre l'accroissement extraordinùre que subit
Paris pendant le xtii' siècle en voyant la quantité de ponts qu'on
y élève pour mettre les difTérens quartiers en communication les
uns avec les autres, augmenter la facilité de la circulation d'une
rive à l'autre de la Seine et supprimer avanlageusemeot les bacs,
les batelets, dont les derniers ne disparurent cependant que vers
1820. En 1635, le Pont-Marie est terminé; le pont de la Tournelle,
d'abord bâti en bois en 1320, est refah en pierre en 1656; en 163d,
on établit le Pont-au-Double, ainsi nommé parce qu'il fallait payer
un double denier pour avoir le di-oit de le traverser. Jusqu'au mi-
lieu du XVII' siècle, on ne communique des Tuileries à la rive
gauche que par un bac dont le souvenir est conservé aujourd'hui
encore par la rue qui porte ce nom. Vers 1632, le sieur Barbier,
contrôleur-général des forêts de l'Ile-de-France, fît bâtir un pont de
bois qui s'appela le Pont-Barbier, le pont Saint-Anne, en rhonneur
de la reine, et bien plus communément le Pont-Rouge; d'après le
plan de Gomboust, il aboutissait précisément en face la rue de
Beaune et était aussi, comme le Pont-I4euf et le pont Notre-Dame,
embarrassé d'une pompe hydraulique. Tant bien que mal il dura une
cinquantaine d'années, fort endommagé souvent par les débâcles et
exigeant des réparations presque continuelles. Le 2u février 1684,
une crue plus haute que de coutume se fît sentir en Seine, et le pont
s'en alla avec elle. Louis XIV ordonna de le reconstruire en pierre;
l'arrêt du conseil est du 10 mars 1685 ; quatre ans après, le Pont-
Royal élût terminé sous la direction de Gabriel, et le procès-verbal
■iptizedOyGoO<^lc
LA SEINE A PARIS. 171
de réception du 13 juin 1689 constate qu'il a coûté 742,171 livres
11 sols (1).
Ed 1617, on avàt réani l'tle Saint-Louis à la Cité par le pont de
bms, dit aussi le Pont-Rouge, qu'une passerelle remplaça en 18S2,
et qui, aujourd'hui en bonnes pierres de taille, s'appelle le pont
Siûnt-Louîs. Au xtiii' siècle, un seul pont apparaît, mais c'est le
plus beau de Paris; le pont de la Concorde, commencé en 1787,
traînait en longueur, la prise de la Bastille en accéléra la construc-
tion en lui apportant les matériaux de la vieille forteresse. Pendant
longtemps, nous l'avons vu orné de douze statues colossales qui re-
présentaient quelques-uns des héros de l'histoire de France; mas
elles chargeaient trop les piles sur lesquelles elles étaient placées,
on craignait un tassement qui aurait pu avoir de graves consé-
quences, et en 1837 on transporta ces lourds grands hommes dans
la cour d'honneur du château de Versailles (2).
Tels sont les dix ponts que le xix' siècle a trouvés à. Paris et qui
alors suffisaient amplement aux besoins de la grande ville. Napo-
léon, la dynastie de juillet et le second empire ont singulièrement
augmenté ce nombre : Paris possède aujourd'hui vingt-six ponts et
même vingt-sept, si l'on compte le pont Saint-Charles, qui sert aux
communications des deux rives de l'HAtel-Dieu. Sous le gouverne-
ment de Louis-Philippe, la mode était aux ponts suspendus; on en
fit beaucoup trop. Outre le très grave inconvénient qu'ils ont de ne
point offrir de passage aux voitures, ils ont prouvé, par l'usage,
qn'ils étaient peu solides et résistaient mal au piétinement perpé-
tuel d'une population toujours active et pressée (3). De toutes les
passerelles qui ont été élevées il y a une trentaine d'années, une
seule subsiste encore aujourd'hui : c'est la passerelle de Constan-
tine, qui, livrée au public en janvier 1838, réunit le quai Saint-Ber-
nard au quai de Eéthune. La révolution de février a rendu aux Pa-
risiens le service considérable d'annuler d'un seul coup tous les
péages dont certains ponts étaient grevés; aujourd'hui toute cir-
culation est libre, l'état a désintéressé les compagnies concession-
;t) DeluuuTe, Traité dt ta police, 1, p. 89.
(^ Ce* stkiDea lODt celles de Sulljr, Suger, Du^eaclin, Colbcrt, Turenoe, Dugutkjr-
Trooiii, SulTren, Baysrd, Condé, Duquesne, Tourville et le cardin&l Ricbelieu. C'ett
DK ordoDDsace de Louis XVIII, datée des 19 j&ovier et U février 1XID qui en His le
tWti mais ce cbaii remplaçait celui qui avait élé fait par Napoléon sii ans aupark-
tuk • Le 1" Janiier ISIO, etc., avons décrété et décrétons ce qui suit : Les statues
desgénénui Saint-Hilaîre, Espagne, Lasalle, Lapîsse, Cervoni, Lacour, Hervé, morts
tu champ d'honneur, seront placés sur la pont de la Concorde. " Il faut raconnaltre
qnele projet de Louis XVUl est plus général dans son ensemble et bistoriqueioeDt meil-
leur qae celui âe Nipaléon.
[3) 115 pEuvent Être eicessivement dangereux. Qa'on se rappelle la catastrophe d'Ao-
pn, tout 0)1 bataillon précipité par la chute snbite du tablier d'un pont guspeodul
.,glC
172 REVUE DES DEUX MONDES.
naires. 11 existe cependant encore quelques ponts (le pont des Arts,
la passerelle de Cooslantine) qui sont exclusivement réservés anx
piétons; il faut le dire franchement, k une époque comme la nôtre,
où nos rues sont à toute heure encombrées par une quantité ex-
traordinaire de voitures, où, malgré de considérables travaux rapi-
dement accomplis, les débouchés sont encore insuffisans, une pa-
reille anomalie, un tel coDtre-sens est absurde et devrait disparaître
sans délai; autant il était vexatoire d'avoir à payer jadis sur les
ponts d'Austerlitz, d'Arcole. des Saints-Pères, des Invalides, an-
tant il est difficile à comprendre qu'on force les voitures à des dé-
tours inutiles et préjudiciables, tandis qu'il serait si facile de
reconstruire les ponts insuffisants qui leur refusent le passage au-
jourd'hui.
Depuis le 2 décembre, on a beaucoup fait pour les ponts de Paiis;
le second empire en a construit ou reconstruit quinze; les deux
plus importans sont le pont Napoléon, au-dessus de Bercy, et le
pont monumental du Point-du-Jour, au-dessous d'Auteuil. Tons
deux servent de viaduc au chemin de fer de ceinture, mais ils sont
ouverts aussi aux voitures et aux piétons (i). Certes Pvis a un sys-
tème de ponts qui est sans pareil au monde, et je ne sais nulle ca-
pitale qui sous ce rapport puisse lui être comparée ; cependant il
entre dans les projets de l'autorité municipale de rendre ce sys-
tème plus complet encore, et d'ouvrir entre les deux rives de la
Seine des communications plus faciles et plus larges. — Le terre-
plein qui porte la statue de Henri IV sur le Pont-Neuf, conduit en
forme de jetée jusqu'à l'extrémité aval de l'écluse, rejoindrait nu
pont qu'on doit consti-uire entre le quai Gonti et le point d'inter-
section des quais du Louvre et de l'École, de façon à établir un va-
et-vient reliant la rue du Louvre et le futur prolongement de la me
de Rennes, qui, partant de la gare Montparnasse, aboutirait presque
en ligne droite au boulevard Poissonnière, si la rue du Louvre est,
comme on le dit, poussée jusque-là. Ce n'est pas assez, et une en-
treprise plus grandiose encore sera mise k exécution lorsque les
nouvelles constructions du Louvre seront terminées : un poot de
àb mètres de large, ayant ses trottoirs dans l'axe du pavillon Les-
(1) Il peut sire curieut de MToir t combien reviennent les travaux entrepria depuis
quinte ans ponr bïlir ou rebttir les différens pODIs de Paris. Voici les cbiffrei:
pont Napoléon, 3,330,005 fr.s — pont de Bercy, 1,334,877 fr. 85 ci — pont d'AM-
twliu, 951,204 fr. 08 c; — pont Loui a-Philippe, 785,005 fr. 39 c.j — pont Sunt-Lonia,
•55,069 frarfc 75 a — pont d'Arcole, 1,143,000 fr.; — Petit-Pont, 385,509 frunt» W «■!
— pont Notre-Dame, 713,356 fr. 37 c; — pont Saint-Hichel , 743.353 fr. 09 e.; -
PoDt-au-Chaniîe, 1.373,331 fr. 38 c; — Pont-Neuf, 1,087,779 ti. 03 c.i — pont Solfe-
tIdo, 1.080,9(5 fr. 35 c; - pont des Intalide». 1,053.380 fr. 53 cj — pool de TAli».
8,V75,75y fr. 98 c; — poDt-TÎadiu; d'Auteuil, 3,403,774 fr. 35 c; — tOUd : lS,HO,ei0 k.
Ot centimes.
i!)tizedO¥GoO<^lc
L& SEINE A PAHIS. 17}
digutères et du paviUoQ La Trémouille, irait rejoindre le quai Vol-
taire, ou il s'aboucherait avec une place recevant deux vastes voies
qui commuaiqueraient avec le boulevard Saint- Germain. Dans ce
os-là, le pont des Saînts-Pèrea et le Pont-Boyal seraient démolis,
aujourd'hui tous les ponts sont libres; les arches, débarrassées
des constructions sur pilotis qui les encombraient jadis, ollrent à la
nangstion un passage facile ; les piles portent k la surface de so-
lides anneaux de fer oi. lesbateaux peuvent attacher- un grelin qui
leur sert à se haler lorsque la remonte est trop pénible; les fonda-
tkms sont visitées régulièrement; dès qu'un ensablement se mani-
feste sous une arche, vite on amène une drague à vapeur, et l'on
rend à la rivière sa profondeur normale. Quelque rapide que soit
eacore le courant sous le pont Notre-Dame et le Pont-au-Change,
il n'oOre plus de danger, et les naufrages sont bien plus rares au-
jourd'hui qu'autrefois. Faut-il ajouter que les abords des ponts sont
encore un rendez-vous pour les pécheurs à la ligne? Malgré les ba-
teaux à vapeur qui la fouettent incessamment, la Seine, largement
engrûssée par les détritus de Paris, est abondante en poisson. Ce
qui le prouve, c'est que la pèche au ûlet depuis Bercy jusqu'à l'an-
cienne barrière des lionshommes est affermée annuellement pour la
somme de 0,100 francs.
U.
k part le canal Saint-Uartin, qui s'y jette au bassin de l'Arsenal
pu un des anciens fossés de la Bastille, la Seine ne reçoit à Parts
mérne qu'un seul aflluent : c'est la Biëvre, triste ruisseau qui tombe
ta amont du pont d'Austerliu, un peu au-dessus de la gare mo-
ounientale que la compagnie du chemin de fer d'Orléans vient de
construire. La Bièvre, qui aujourd'hui s'échappe honteusement par.
une bouche d'égout, était jadis redoutable pour les quartiers qu'elle
traverswt. « La nuit du mercredi 1" avril 1579, dit Pierre de l'Es-
toile, la rivière de Sajnt-Marceau, au moyen des pluies des jours
ptécédens, crût à la hauteur de quatorze ou quinze pieds, abattit
plusieurs moulins, murailles et maisons, noya plusieurs personnes
sorprises en leurs maisons et leurs lits, ravagea grande quantité de
bétail et fit un mal infiDi. » Les deux aOluens urbains n'apportent
pas grande force à la Seine; en revanche, elle est grevée de quatre
prises d'eau, dont trois, celles de Bercy, de Chaillot, d'Auteuil, ali-
mentent les quartiers voisins, et dont la quatrième, celledu Gros-
Caillou, dessert la manufacture des tabacs.
Le département de la Seine est divisé en neuf arrondissemens de
lUvigation, dont six appartiennent à Paris : le troisième, qui va des
AfftificatloDs d'amoDt jusqu'au pont de Bercy, le quabième du pont
D.oti.odOyGoO'^lc
17& REVUE DES DEUX MONDES.
de Bercy au Pont-Neuf, le cinquième du Pont-Neuf au pont de h
Concorde, le sixième du pont de la Concorde aux fortifications d'a-
val, le huitième embrassant le canal Saint-Martin, et le neuvième
comprenant le bassin de la Villette, le canal de l'Ourcq et le canal
Saint-Denis. Ces six airondissemens contiennent trente ports affec-
tés au débarquement et à l'embarquement de différentes marchan-
dises. Le personnel chargé de veiller au m^ntien des conditions
qui rendent la navigation facile sur un- fleuve aussi-encombré que
la Seine à Pari? est composé d'un inspecteur général, de six inspec-
teurs de première classe, de six inspecteurs de seconde classe et de
deux inspecteurs-adjoints. Ce service important sous tant de rap-
ports appartient à la seconde division de la préfecture de police.
La Seine parisienne est par elle-même en communication avec la
Champagne et la Normandie; par les canaux de Loing et du Centre,
elle se relie à la Loire et à la Sadne; par le canal de Bourgogne,
l'Yonne et la SaAne, elle touche au Rfaâne et du BhAne au Rhin; par
k canal de Saint-Quentin et par l'Oise, elle se rattache aux dépar-
temens du nord; par le canal Saint-Denis et le canal de l'Ourcq, elle
rectifie et annule les coudes trop accusés de son propre cours, de
même que, par le canal Saint-Maur, la Marne évite un détour plein
de lenteur et arrive plus vite aux grands entrepôts de Paris. Comme
on le voit, par les canaux, la Seine a l'est et le nord; par la mer,
le cabotage et son emboutibure du Havre, elle a l'ouest, auquel le
midi se rejoint par les voies canalisées. Elle est donc en relation avec
la France entière. Aussi la navigation de la Seine, à Paris même,
est-elle très active et plus importante pour nos besoins journaliers
qu'on ne le croit généralement. Les chemins de fer, il faut le re-
connaître, lui ont porté un rude coup et lui ont enlevé une partie
de son utilité; néanmoins elle offre encore des conditions de sécu-
rité et de bon marché qui la rendeut très précieuse au commerce.
Sauf des exceptions tellement minimes qu'il est inutile d'en
parler, tout le bois qui se consomme à Paris, bois à brûler et bois
à œuvrer, arrive par la Seine en bûches, en perches, en grume et
parfois même en poutres débitées. C'est une industrie bien primi-
tive que celle du flottage, et, à en voir l'extrême simplicité, on pour-
rai croire qu'elle a existé de tout temps et qu'elle remonte à l'époque
où l'arche de Noé voguait sur les eaux du déluge. II n'en est rien,
et relativement elle est assez récente. En 15A9, un marchand de
bois parisien nommé Jean Rouvet, voyant que les forêts voisines de
la capitale s'épuisaient, et comprenant que le moment n'ét^t pas
éloigné où le combustible manquerait, car les routes étaient rares
en ce bon vieux temps, imagina de faire servir les ruisseaux, puis
les rivières et enfin la Seûte à charrier vers Paris le bois nécessaire
aux besoins des habitans. On se moqua du bonhonime, on le traita
, Là SEINE A PABIS. 175
de fou ; il eat cela de commun avec la plupart des inventeurs. Il
n'eu démordit pas, se rendit dans le Morvan, acheta une partie de
forêt, la fit abattre, la jeta & l'eau, la réunit, en fit des traiiu et
tes conduisit triomphalement au quai de la Grève. L'exemple était
donné, on l'imita et l'on fit bien. En 1556, un autre marchand,
René Amould, perfectionna la construction des trains et les amena à
l'eut où nous les voyons encore aujourd'hui. Le bols étant abattu
et dépecé à une longueur moyenne déterminée, chaque bilcbe est
timbrée d'uoe estampille particulière indiquant à qui il appartient,
pois on l'abandonne au ruisseau voisin, auquel on a eu soin de faire
on barrage en aval, à l'endroit où il tombe dans une rivière. Là on
fait le tri (les ouvriers chargés de cette besogne se nomment les
triqueurs), on groupe ensemble tous les morceaux de bois appar-
tenant au même individu, et l'on en fait un train qui est toujours
composé d'une façon invariable. On divise le train en 576 parties
^es, préparées séparément et qu'on nomme les mises, on as-
semble ces mises quatre par quatre; ùnsi réunies, elles sont des
branches. Quand les 72 branches sont I^tes, on les groupe en dix-
huit portions, dont chacune forme un coupon; neuf de ces coupons
lattacbés ensemble deviennent une part, la part d'avant et la part
d'arrière; ces deux parts, solidement liées l'une à l'autre, complè-
tent le train, qui, ainsi parachevé, est prêt pour le flot. Ainsi un
train se compose de deux parts, de dix-huit coupons, de soixante-
douze branches et de cinq cent soixante-seize mises; les cordes eu
osàer qui servent à faire un tout de ces divers élemens s'appellent,
comme au temps où Jean Rouvet les employa pour la première fois,
des haris. Par suite d'une vieille coutume traditionnelle, tout indi-
vidu, quel qu'il soit, homme, femme ou enfant, qui travaille à trier,
à empûer le bois, à confectionner le train, a le droit de brûler sur
place ce dont il a besoin pour son usage personnel tout le temps
qu'il travaille; de plus chaque soir il reçoit le faix, c'est-à-dire ua
certùn nombre de bûches équivalant à son ffùx, à ce qu'il peut
emporter sous son bras.
Les trains voyagent deux par deux et forment ainsi un couplage.
Chacun est dirigé par deux hommes : l'un, le flotteur, qui se tient
à l'avant, dirige la navigation, se sert du pieu de nage pour guider
son long serpent de bois à travers les méandres du fleuve; l'autre,
qui est un apprenti dont la place est à l'arrière, et qui à cause de
cela est surnommé le pelit derrière. Quand les trains arrivent vers
Paris, on les gare au Port-àr-l'Anglûs, près de Charenton; là les
conducteurs reçoivent de Fun des inspecteurs des dilTérens ports de
Paris l'autorisation d'entrer et de se ranger à l'emplacement dé^-
gné où le train doit être tiré. Il est dépecé, détaché bûche à bûche
par des ouvriers qui sont des tireurs; puis le tout est chargé sur
vCoot^lc
176 REVUE DES DEUX MONDES.
des charrettes et conduit aux chanUers, où il attend l'heare d'être
▼eodu. Le bois vert est propre à être brûlé après une année de
coupe, le bois sec attend dix-huit mois ou deux ans. Les porta de
Paris spécialement réservés au tirage des bois sont ceux de la Gare,
de la Râpée, le port au vin, le port des Invalides et les ports du
canal Saint-Martin. En 1866, il est arrivé à Paris 2,616 trains
de bois à œuvrer et k brûler représentant l'énorme poids de
582,609,729 kilogrammes. La majeure partie des bois à brûler,
166,6*25,A70 kilogrammes, est venue par l'Yonne et ses aUluens,
tandis que c'est la Marne qui nous a apporté le plus de bois à œu-
vrer, 7â,6S7,030 kilogrammes. II y a des mois pendant lesquels le
flottage chôme singulièrement, tandis que dans certains autres il
semble se multiplier : si en janvier, février, mars 1S66, les trùns
n'arrivent qu'au nombre de 21. — 26, — 18, ils montent en mai,
juin, juillet, au chifTre de 691, — AAl, — 385. K partir de ce moment,
ils décroissent; mais l'hiver approche, il faut faire sa provision de
bois, les marchands craignent d'être pris au dépourvu, et novembre
donne 367 trains. S'il arrive qu'un train de bois se détraque en
route ou se brise sur une pile de pont, la marchandise n'est pas
perdue pour cela. Chaque année, en exécution de l'ordonnance de
police du 25 octobre 1840 (art. 19i), le préfet de police délivre en-
viron quatre-vingts commissions de repêcheurs de bois à des indi-
vidus présentés par l'agent général du commerce des bois à brûler.
C'est nn dur métier que celui de flotteur; il faut sans cesse être
sur le qui-vive, la nuit, quand on dort, ne dormir que d'un œil,
parer au passage des ponts et des écluses, éviter les courans trop
lents ou trop rapides, vivre les pieds dans l'eau et la tête au soleil,
devenir une espèce d'être amphibie et connaître jusque dans leurs
détours, leurs caprices, leurs fausses apparences, les rivières aux-
quelles on s'abandonne. Ces flotteurs qui nous apportent à Paris
notre provision de bois pour l'hiver constituent une race éner^-
que, rude, un peu brutale parfois, mais d'une probité à toute
épreuve. Pieds dus, le pantalon retroussé, la veste de camelot ft
l'épaule, ils vont, pendant de longues journées mélancoliques, an
cours de l'eau qui les emporte, chantant un refrùn monotone on
jetant un ordre bref à l'enfant qui est à l'arrière et guide les der-
niers coupons. Ils n'ont pas cependant la poésie, la haute saveur
de ces flotteurs de la Murg qui, vêtus de rouge et de blanc, la tête
coiffée du bonnet de renard à pasquilles d'or, mènent jusqu'à Dor-
drecht et Amsterdam, par le Rhin et la Meuse, des trains de bois
de construction qui valent souvent quatre ou cinq millions. D'un
temps oublié maintenant, ils ont conservé l'habitude de comman-
der France, Allemagne, selon la rive du Rhin vers laquelle Us
veulent incliner; quand ils sont arrivés au terme de leur voyage,
LA SEtNE A PARIS. 177
ils reriemient à pied, en chariot, en chemiD de fer, fêtant' tous les
cabarets qu'ils reacontreot sur leur route, et rentrent dans lears
vilh^es, accroupis au pied des montagnes de la Forât-Noïre, en
portant sur leur dos les lourds engins qui servent à leur dur labeur.
Les mêmes rivières, les mêmes canauK qui nous amènent le bois
à brûler nous apportent également le charbon. Cependant le char-
bon n'est pas si pesant qu'il ne puisse prendre la voie des chemins
de fer sans que le prix en soit augmenté. Aussi la Seine a-t-elle
perdu le monopole de ce genre de transport, qu'elle a conservé
JDsqu'en 1832, où la vente publique du charbon n'était permise
que sur certains emplaceoiens de quais appartenant à l'administra-
licHi mnnicipale et loués par elle. Néanmoins en 1866 il en a été
débarqué dans les ports de Paris plus de quarante-deux millions
de kilogrammes, venant principalement de l'Aube et de la Loire.
Cest en juillet qu'a lieu l'arrivage le plus considérable. L'an dér-
mer, pour ce seul mois, il a été de 11,183,811 kilogrammes. Il
y a quatre ports réservés à la vente du charbon de bois : ce sont
ceoi de Mazas, de i'tle Louviers, du quai Saint-Bernard et du quai
de l'Ëcole.
Depuis l'application de la vapeur à l'industrie , le charbon de
terre est devenu un objet de première nécessité ; on a cherché à se
le procurer au plus bas prix possible, et on en amène beaucoup
par les voies navigables; les ports des Miramiones, de Saint-Paul,
d'Orsay, des canaux de Saint-Martin et de la Villette, en ont reçu
8t3,&38,020 kilogrammes en 1866, sans compter 5,862,300 kilo-
gnunmes de coke et de tourbe. Toute cette masse, sauf une quan-
tité minime , nous arrive de Belgique, par les canaux du Nord et
pu* l'Oise, sur les larges et profondes péniches qui, avant de s'en .
retODroer vers la Sambre et l'Escaut, chargent du savon et des
écorces de jeunes chênes.
Tout le transport du vin se faisait autrefois par eau; jusqu'à la fin
dniTi' siècle, il fut même défendu de vendre le vin en gros ailleurs
<!De sur la rivière. Aujourd'hui on confie plus volontiers les vins
fias aux chemins de fer, et seuls les vins communs sont réservés à
U Seine ; c'est la Bourgogne surtout qui nous en expédie, car sur
295,672 hectolitres dâ litres qui sont entrés à Paris en 1866, etle
en a envoyé plus de 200,000 hectolitres. J'imagine que les ma-
liniers qui nous apportent ces fûts, ces pipes et ces feuillettes
n'eogendrent pas la mélancolie, car l'usage veut que chaque
borome ait le droit de disposer d'un tonneau de vin pendant son
voyage. Cela peut sembler excessif; mais sur les rives où ils s' arrê-
ta)! afin d'acheter leur nourriture quotidienne, c'est pour eux une
moiiDaîe d'échange : on leur donne du poisson, du pain, de la viande;
nn ma, — 1867. IS
■i!)tizedO¥GoO<^lc
178 REVUE DES DEOX MONDES.
ils puent en bouteilles pleines. Tout ne s'en va pas d'ailleurs en
menue monnaie, tant s'en faut; un marinier de Haute-Seine boit
facilement dans sa journée et sans en être troublé 5 ou 6 litres de
vin. On m'a dit même qu'un bon tonnelier de Bercy buvait quotidien-
nement de 8 à 9 litres. Ces gens-là mangent peu, donnent dès qu'Us
n'ont rien à faire et passent leur vie dans une sorte d'abrutisse-
ment vague qui leur laisse tout juste assez de lucidité pour accom-
plir leurs faciles fonctions. Bercy, chacun le sait, est le lieu princi-
palement réservé au débarquement des vins; en 1866, ce porta
reçu 26â,75& hectolitres âS litres. C'est un étrange pays qui, par
son aspect absolument spécial, a l'air d'être aux antipodes de Paris.
Le quai n'a point de parapet; une simple rangée de bornes écor-
nées par les baquets sépare le port de la chaussée; derrière les
bornes et ne les dépassant jamais sont alignées des espèces de gué-
rites sur lesquelles on lit des enseignes de voituriers. Ce sont les
propriétaires d'une charrette, d'un baquet, d'un cberal,, qui s'éta-
blissent là et sollicitent le charroi des tonneaux que les débiiaos
au détail viennent acheter. Chaque maison a une porte charre-
tière suivie d'une avenue plantée d'arbres qui n'en finit pas et oti
sont placés cdte à côte des régimens de feuillettes. On ne voit
que des gens armés d'un poinçon et d'une tasse d'argent; ils font
un trou, reçoivent le vin dans leur coupelle, le hument en pinçant
les lèvres, s'en gargarisent, le recrachent, s'essuient la bouche d'un
revers de manche, passent à une autre pièce et recommencent. On
sent partout une fade odeur de lie et de vinasse qui n'est point
agréable. Là on crie le vin comme dans d'autres quartiers on crie :
vieux habits! vieux galons! C'est un gros commerce cepend^t et
dont il ne faut point médire, car il s'y fait d'énormes fortunes. Dès
1860, l'enquête de la chambre de commerce constatât que les mar-
chands de vins de Paris faisaient annuellement près de 200 millions
d'afTaires, et je crois que ce cbilTre est tout à fût au-dessous de la
réalité.
Les céréales viennent relativement en petite quantité par Is
Seine; 1866 en a vu arriver 157,250,005 kilogrammes, sur les-
quels les blés et farines comptent pour 82,556,269. L'Yonne et
ses affluens en amènent la plus grande partie. C'est encore les
chemins de fer qui ont accaparé ce transport, qui jadis appar-
tenait exclusivement aux rivières et aux canaux; il ne faut pas'
s'en plaindre : le blé a, dans des wagons bien fermés, moins de
chances de s'avarier que dans des bateanx où la plus mince voie
d'eau peut pénétrer, et où les rats ne se font pas faute d'y fait*
de larges brèches. Un riche minotier qui a des moulins célèbres
sur la Seine, aux environs de Corbeil, a fait construire sur le quai
d'Austerlitz un vaste débarcadère couvert, où les sacs, amenés
LA. SEINE A FABIS. 179
par Dne grue pÏTOtante , soot toujours à l'abri de la pluie et du
soleil. Dans les débarquemens faits aux ports de Paris l'année der-
nière, les fruits oe sont représentés que par le chiffre presque insi-
gsîGant, eu égard à la consommation parisienne, de 3,127,650
tilogr&mmes; encore faut-il en déduire quelques tonnes de quatre-
mendians et de larges pots de raisiné. L'arrivée des fruits varie
naturellement selon les saisons : en automne les raisins, et vers le
mois de février les pommes, qu'on apporte k la Grève dans des
looes profondes où elles sont jetées au hasard comme des cailloux
sornne route. Cette anuée-ci, il y avait une flottille de plus de trente
bMeaux chargés de pommes symétriquement rangés devant le quai
de l'Hôtel-de- Ville.
Ce sont de très forts bateaux, des chalands solides qui condui-
sent jusqu'à Paris les matériaux de construction dont, depuis, une
quinzaine d'années, on fait un si grand usage autour de nous. Le
chiffre de cette importation est considérable et s'est élevé pour 1866
i 1,519,269,511 kilogrammes; il faut dire que la matière est pe-
sante, et les grues à vapeur du quai d'Orsay, où la plus grande
partie des pierres de taille est déchargée, n'bntjamaîs été à pareille
fete : elles fument jour et nuit et manœuvrent nuit et jour. Autre-
fois, du temps de la Grenouillère, c'étidt en face qu'on recevait cette
espèce de matériaux, et le quM de la Conférence, où s'ouvrait le
port de l'Évoque, à l'époque où ce dernier avait une ville, est en-
core désigné dans les plans du commencement de ce siècle sous
le nom de Port-aui-pierres-de-Saint-Leu. C'est en elTet des car-
rières qui bordent l'Oise entre Greil et Saint-Leu que la plupart de
CCS belles pierres arrivaient; mais aujourd'hui il s'en fait une telle
et si prodigieuse consommation pour les églises, les théâtres, les
palais, les tribunaux, les préfectures, les casernes et les maisons
nouvelles, qu'on en demande un peu partout, et que l'Eure nous en
a envoyé l'année dernière près de &00 millions de kilogrammes.
L'Yonne, l'Oise, la Loire, le canal de l'Ourcq, ne sont pas restés
en arrière et ont rivalisé de zèle avec la rivière normande.
Paris attire et reçoit par la Seine bien d'autres objets qui sont
indbpensables à la vie quotidienne : des vinaigres, des huiles, des
trois-sir, des sucres, des cafés, des savons, des fourrages, des pois-
sons, des métaux, des cotons, des faïences, des papiers et des
meubles. Tout ce commerce donne à la fivièré une activité consi-
dérable; mais nous sommes si actifs nous-mêmes que c'est à peine
a noQs le remarquons, et peut-être sera-ton étonné d'apprendre
qne les débarquemens faits dans te département de la Seine par tes
32,507 bateaux ou trains qui ont abordé à ses ports en 1866 repré-
sentent un poids de 3,496,62A,712 kilogrammes, dont les deux
tiers au moins, sinon les trms quarts, étaient à destination de Paris,
ivCoc^lc
180 BETUB DBS DEUX MONDES.
et que la môme aDnée les embarquemeos se sont élevés ui chiffre
de 396,690,0A8 kilogrammes emportés par &,795 bateaux vers les
pays de haute et de basse Seine. Nos importations, il faut le recoa-
aaltre, sont singulièrement plus considérables que nos e:fporu-
tions; mais c'est un fait qui n'a pas besoin de commentaires pour
être compris.
111.
Tous les bateaux qui font les transports sur la Seine, besognes,
lavandiëreâ, chalands, marnais, péniches, touea, flûtes et barquettes,
de 25 à 50 mètres de long, jaugeant de AO à 450 tonneaux, pea-
vent aisément descendre la rivière : il ne faut pour cela qu'avoir de
la patience et s'abandonner au Pil de l'eau; mais, lorsqu'il s'agit de
la rémonter, c'est une autre aflaire, et les difTicultés commencent.
La voile est souvent inutile et la rame toujours illusoire. Autrefois
c'étaient des chevaux qui, sur les quais mêmes de Paris, balaient les
bateaux. Il y & quinze ans, cela se voyait encore; le halage était la
destinée dernière des chevaux réformés : attelés à la cincenelle, lon-
gue corde qui s'attachait au bateau, ils marchaient inclinés par le
poids qu'ils liraient; parfois la corde, détendue par un rapide mou-
vement de l'embarcation, se raidissait tout à coup et renversait im-
pétueusement ce qu'elle rencontrait. C'était un moyen lent, dan-
gereux, pénible; Paris s'en est débarrassé. Le faaiage est remplacé
aujourd'hui par le touage. Un décret du k avril 1854 autonse
H. Eugène Godeaux à établir n à ses risques et périls un service de
touage à la vapeur sur chaîne noyée au fond de la rivière. » Dai>s
le cahier des charges, il est spécilîé que ce n'est point un mono-
pole, et que tout autre remorqueur aura le droit de naviguer sur
les parties de rivière concédées à la nouvelle entreprise. Cn tarif
rémunérateur sans excès est imposé aux concessionnaires : on re-
monte moyennant un centime par tonne et par kilomètre; ainsi,
par exemple, une péniche chargée de 200 tonnes de bouille partie
de la Briche Saint-Denis et amenée par un toueur à l'écluse de la
Monnaie aura parcouru 29 kilomètres et payé pour le remorquage
58 fr., pour le pilotage 12 fr., pour la location des cordages 5 fr.,
total : 75 fr.
On sait en quoi consistent la force et la manœuvre des loueurs.
Une chaîne noyée est fixée aux points extrêmes de la rivière, le ha-
teau toueur fait passer cette chaîne sur deux treuils placés au milieu
de son pont; une machine à vapeur met les treuils en mouvement, et
le bateau se haie lui-même, sans hélice et sans aubes, en déroulant
vers lui la chaîne sur laquelle il prend un point d'appui qui qua-
druple sa force de traction. On peut afOrmer qu'un loueur armé.
:vGoo<^lc
LA SEINE A PAKIS. 181
d'âne macbine de 50 cheTauic égale la puissance d'un remorqueur
vdioaire de 200 chevaux. Les premières dépenses d'insullatioa
sont assez considérables, car en dehors de la constraction du ba-
tean et de sa machine la chaîne seule coûte 6,500 fr. par kilo-
mètre. Le louage aujourd'hui est en pleine activité sur la Seine de
Puis, et le temps n'est pas éloigné où ce système de halage, pré-
férable k n'importe quel autre, sera appliqué à toutes nos voies
navigables, fleuves, rivières et canaux. Un seul toueur peut remor-
quer à la fois dix et quinze bateaux chargés ; il pourrait facilement
ai traîner vingt, mais il est arrêté par l'ordonnance de police du
îhmai 1860, qui limite à 600 mètres la longueur des trains de
remorque, ce qui déjà est considérable. En 1866, la Société de
touage de la Baue-Seine a remorqué entre Sûnt -Denis et Paris, soit
a amont, soit en aval, 6,767 bateaux vides ou chargés, ayant i
bord 857,A77 tonnes de marchandises diverses; la Compagnie du
iMage de la Haute-Seine a halé de l'écluse de la Monnaie à Bercy
U,S7ï bateaux vides ou chargés portant 221,263 tonneaux. Ce
senice est fait actuellement par 13 toueurs, et le total du poids
qn'ila ont amené aux ports de Paris, tant sur la Seine que sur les
canaoi, ot de 2,760,228 tonnes pour l'année dernière. Ils n'ont
rien de commun avec A bateaux remorqueurs qui, dans le même
bps de temps, n'ont transporté que 22,710 tonnes (1). Des mar-
ciiudises (463,086 tonnes) arrivent encore sur nos quais par des
bateaux-porteurs à vapeur qui viennent directement de Rouen, du
Hwre et des canaux du Nord.
■ K'avoDS-nous pas vu, dit Mercier dans son Tableau de Paris,
tel" août 1766, le capitaine Bertholo arriver au Pont-Royal, vis-
ons les Tuileries, sur son vaisseau de cent soixante tonneaux, de
cùgoante pieds de quille, et dont le grand màt avait quatre-vingts
pieds de bauteur 7 ■> II en conclut que Paris peut être un port de
■er; mais il ne prévoyait pas que la devise du chemin de fer du
fiiTre, tic Lutetia porlus, deviendrait si facilement une vérité. Que
£nît-il donc aujourd'hui, s'il voyait ancrés au port Saint-Nicolas
ks bateaux à vapeur Seine et Tamise qui font un service régulier
EBtre Paris et Londres? J'aurais voulu donner au lecteur des ren-
«gBemens positifs sur cette entreprise qui, en germe du moins,
ett d'une grande importance; mais les personnes qui la dirigent
'n'ont pas pensé que ie moment fût venu de la révéler au public.
ftnx ce que je puis dire, c'est que trois bateaux accomplissant
àuatB en moyenne quinze voyages par an font la navette entre
Undras et Paris, que leur tonnage est au maximum de AOO ton-
Mraz, qu'ils sont k hélice, et que leur construction spéciale, qui
(i) UlMoe tqoiTut à 1,000 UlognunmM.
[),oti.odOyGoO<^lc
182 REVDE DES DEUX MONDES.
sans doute est à trois quilles comme celle des navires employés à
la navigatioQ mixte, les rend propres au parcours des fleuves et
de la mer.
Si le halage à l'aide des chevaux a été remplacé par le touage
et la remorque à vapeur, les fameuses galiotes et les coches ont
disparu pour toujours devant les bateaux à roues et à hélice. Qui
n'a entendu parler du coche d'Auxerre qui a tant fait rire nos
grands-parens dans les Petites Danaïdes? Il arrivait et s'amarrait
au quai de la Grève; c'était, dit-on, une arche immense toute
pleine de raisiné, de futailles et de nourrices. On n'allait pas vile, et
l'on s'arrêtait volontiers à tous les cabarets qui bordaient le che-
min de halage. 11 a cédé le pas aux bateaux à vapeur, qui eux-
mêmes aujourd'hui ne luttent que bien dilGcitement contre U
redoutable concurrence des chemins de fer. Onze steamers, ayant
des départs réguliers et quotidiens, mettent aujourd'hui Paris CQ
communication avec Saint-Cloud, Melun et Montereau; c'est bien
peu pour une ville comme la nôtre, et je ne crois pas cependant
que ce genre de transport, très délaissé par les voyageurs, fasse de
brillantes affaires. Le bateau qui, allant à Melun, s'arrête à Gorbeil,
porte encore le surnom qu'on avait donné pendant le xvi' siècle
au coche qui faisait le même service; jouant sur le mot Gorbeil, on
l'appelle le Corbillard, ce qui prouve qu'une plaisanterie n'a pas
besoin d'être bonne pour durer longtemps.
L'exposition universelle a fait naître à Paris une nouvelle indus-
trie fluviale, celle des mouclies, petits bateaux à vapeur rapides,
pouvant contenir cent cinquante passagers, déjà employés à Lyon
et usités depuis bien longtemps à Londres. On eût pu croire que
ce service n'était que transitoire et simplement appelé à subvenir
aux exigences d'une circonstance exceptionnelle; l'administration
a été plus libérale, elle a voulu qu'il fût définitif, et les mouches
ont désormais droit de cité sur la Seine. Une décision du ministre
des travaux publics en date du 19 juillet 1866, rendue exécutoire
par un arrêté du préfet de police du 10 août 1866, autorise, pour
un délai de quinze ans à compter du 1" février 1867, la circulation
entre le pont Napoléon et le viaduc d'Auteuil d'un certain nombre
de bateaux pour le transport en commun des voyageurs; le tarif
est fixé, depuis le 28 mai 1867, à 25 centimes par place. Ces ba-
teaux seront à la rivière ce que les omnibus sont à nos rues et à
nos boulevards; mais pour qu'ils puissent faire en tout temps un
bon service, actif, ininterrompu, vraiment profitable à la popula-
tion, pour qu'ils ne soient pas, comme nous l'avons vu récemment,
en partie neutralisés par les basses eaux, il faut que le barrage de
Suresne maintienne la rivière à une hauteur minima invariable :
sans cela les pauvres mouches pourront bien briser leurs ailes sur
LA SEINE A PAKIS. 183
le fond même de la Seine, dont le Ut est souvent inhospitalier. Ce
D'est pas qu'on ne le surveille avec soin et qu'on ne le cure inces-
samment pour offrir à la navigation toute la sécurité possible. Dix-
boit bateaux dragueurs se portent partout où il est nécessaire d'en-
lever un banc de sable inopiaémeat formé, de ramasser des vases
accomulées ou de ressaisir les pierres tombées d'un chaland mala-
droit écrasé contre un pont.
Lorque j'aurai dit qu'il existe à Paris Q19 bachots, canots, yoles,
gDssoirs, j'aurai parlé, je crois, de toutes les embarcations qui
animent la Seine entre Bercy et Auteuil; mais une partie de la
population parisienne vit du travail que développe sur nos ports
l'arrivée de tant de marchandises et de tant de bateaux. Indépen-
damment des mariniers, des pilotes et des conducteurs de trains,
n f a des corps d'état qui doivent leur existence à notre marine
locale; il convient de ne pas tes passer sous silence. Les coUineurs
sont les ouvriers qui, la nuque garantie par un capuchon de forte
toile on de sparterie, portent sur leur tète ou plutôt sur leur cou
les fardeaux d'un navire qu'on charge ou qu'on décharge; les dê-
bardeurs font à peu près le même office et deviennent tireurs lors-
qu'il s'agit de dépecer les trains de bois; les dérouleurs sont ceux
qui roulent les tonneaux ; il y a aussi les sabliers qui, à l'aide
d'une drague à main, extraient le sable du fond de la rivière; ils ne
peuvent exercer leur pénible métier que sur un permis de l'autorité
munidpale, et d'après l'article 198 de l'ordonnance de police du
2& octobre 18A0 ils sont obligés de se tenir à 50 mètres en amont et
àSO mètres en aval des ponts, à 12 mètres des quais et des berges,
k 20 mètres des écoles de natation, restrictions excellentes et qui
assurent la sécurité de la rivière. Presque tous les tireurs de sable
ont an petit bureau où ils reçoivent les commandes que viennent
kar faire les jardiniers de Paris. Cette mwgre industrie tend à dis-
paraître; elle est remplacée par les dragueurs & vapeur qui fouillent
la Haute-Seine au-dessus de Gharenton. A l'heure présente, il n'y a
I^us à Paris que 19 tireurs de sable. Les déckireurs détruisent,
déchirent les bateaux hors de service; ils ont des ports spéciaux où
se fait la mise en pièces : Grenelle, Bercy, la Râpée, Orsay; en-
core dans ces divers emplacemens un endroit particulier sévère-
nent limité leur est réservé. L'inspection générale a la direction
imiDédiate des ouvriers de l'Entrepôt, dont le nombre ne peut ré-
glementùrement dépasser cinquante, et des forts du port aux fruits
(Grève), qui ne sont que trente en activité pendant la sMSon des
arrivages.
Les ouvriers que je viens de désigner rapidement constituent ce
qo'on pourrait appeler l'année régulière de la Seine; mais elle a
ses enfans perdus, ses bachi-bozouks, qui sont curieux h. regarder
vGoot^lc
ISA REVUE DES DEUX MONDES.
de près. 11 y avait autrefois à Paris des ravageurs qui s'en allaient
dans les rues, fouillant le ruisseau avec une latte, déchaussant les
pavés et recueillant tes clous échappés aux fers des clievaux. Re-
pousses de la ville, ils se sont réfugiés sur les berges ; comme les
orpailleurs de l'Ariége et du Rhin, ils cherchent l'or et l'argent,
mais ils aiment à trouver l'or façonné en monnaie et l'argent sous
forme de cuiller. Les ravageurs connaissent parfaitement les en-
droits où les tombereaux de la municipalité viennent jeter les
neiges pendant l'biver. C'est là, aux dix-huit emplacemens fixés par
l'autorité compétente, sur les bords encore couverts par les amas
de neige boueuse qu'on a laissé tomber du haut des quais, qu'ils
s'établissent avec leur sébile, semblables aux laveurs de pépites
du Sacramento, et finissent quelquefois par découvrir au milieu des
immondices une piécette blanche, un bijou perdu, un porte-mon-
naie suflisamment garni. Ces aubaines-là sont, il faut le croire,
moins rares qu'on ne l'imagine, car il y a des gens de rivière qui,
à Pariset pendant l'hiver, ne vivent que de cet inconcevable métier.
A côté des ravageurs, il faut placer les tafauilleux; ceux-là sont
les chiffonniers de la Seine, ils sont aux aguets sur les berges, eia-
minant le courant d'un œil exercé, ramassant la bûche arrachée
au train, la pomme tombée du bateau, la serviette ou le bas em-
porté du lavoir, la canne de ligne échappée de la main d'un pé-
cheur malhabile, le chapeau que le vent a jeté à la rivière; toutleur
est bon, tout leur est une proie et un proiit. Enfin viennent les ca-
rapalas. Tous les noms qui précèdent sont faciles à comprendre et
s'expliquent d'eux-mêmes en se décomposant; mais ce dernier est
au moins singulier par son origine. Quel bohëme ayant traversé la
Turquie l'a rapporté parmi nous et en a fait une désignation que
les staiistiques officielles n'ont pas dédaigné de recueillir? Kara,
noir; batlef canard. Jamais appellation n'a été mieux appropriée à
des gens qui barbotent et pataugent tout le jour le long de la Seine
oii du canal Saint-Martin, halant les petits bateaux qui franchis-
sent les écluses, offrant tout service, acceptant toute rémunération,
aidant à déchirer les vieilles toues, à tirer le bois flotté, à rouler
les tonneaux d'ocre venus de Bourgogne, touchant à tous les mé-
tiers et n'ep sachant aucun. Quand le carapatas n'est pas ivre,
on peut .crier miracle. Oi"! couche-t-ilî Dans les bateaux abandon-
nés, sous la table des cabarets, le plus souvent au poste. Son nom
est devenu un terme de mépris , et c'est faire injure à un homme
des ports que de lui dire : Tn n'es bon qu'à carapater.
Tout ce personnel, tous ces bateaux dont je viens de parler ap-
partiennent aux industries mobiles du lleuve : la Seine a aussi ses in-
dustries sédentaires, qui sont les bains et les lavoirs. Autrefois le
Parisien, moins pudique qu'aujourd'hui, se mettait tout simplement
LA SEIKE A PABIS. 18&
à la rivière et s'y baignait à sa fantaisie. » Tout le monde, dît La
Bruyère, connaît cette longue levée qui borne et qui resserre le Ut
de la Seine du côté où elle entre ii Paris avec la Marne, qu'elle vient
de recevoir; les hommes s'y baignent au pied pendant les chaleurs
de la canicule; on les voit de fort près se jeter dans l'eau, on les en
voit sortir; c'est un amusement. Quand cette saison n'est pas ve-
nue, les femmes de la ville ne s'y promènent pas encore, et quand
elle est pa.ssée, elles n'y viennent plus. » Des ordonnances du pré-
vôt de Paris défendaient, en 1716 et en 1742, sous peine d'empri-
aoDDement, de se baigner sans être sulTisamment vêtu; c'est de,
cette époque que datent les premiers établissemens de bains froids
sur la Seine. Pendant longtemps, la clôture des bains fut consi-
dérée, à l'estrême rigueur, comme un vêtement sullisant pour les
bûgneurs; aussi les amateurs de bains à quatre sous ne se gênaient
guère et se contentaient du costume primitif dans toute sa simpli-
cité, La préfecture de police publia le 6 juillet 1858 un arrêté qui
mit fm à cet abus, qu'une trop longue tolérance avait à tort laissé
subsister jusqu'à notre époque. Il existe aujourd'hui diï-neuf éia-
blia^emcns de bains froids, treiïe destinés aux hommes et six réser-
vés aux femmes. Depuis les premiers jours de mai jusqu'à la fm de
septembre, ils sont en permanence; pendant la saison rigoureuse,
ils vont se ranger derrière le garage de Grenelle, de l'Ile Saint-
Louis, de l'Arsenal, au Bas-Meudon et aux lies de Neuilly.
Les premiers bains chauds ont été établis sur la Seine par un
nommé Poitevin. Sa veuve, lorsqu'il mourut, épousa son garçon
baigneur, Vigier, qui devait donner à ce genre d'industrie une cé-
lébrité et une extension considérables. Chacun connaît ces grands
bateaux surmontés de constructions plus ou moins élégantes qui
stationnent en aval du Pont-Neuf et en amont du Pont-Royal. On
y a ajouté depuis quelques années un vaisseau qu'on a appelé la
frégate-école, qui est resté longtemps inutile dans les eaux de
Neuilly et dont on a cherché à tirer un parti quelconque en y in-
stallant des appareils balnéaires. Il n'y a maintenant que quatre
établissemens de bains chauds à Paris sur la Seine, et le plus im-
portant appartient à un député au corps législatif.
En revanche, il y a vingt-huit lavoirs, dont six sur les canaux et
le reste sur la Seine. Ce n'est pas une mauvaise industrie, quoique
les premiers frais d'installation se montent à 46,000 francs pour
deux bateaux juxtaposés garnis d'auvens et de séchoirs. Le droit
d'y travailler se paie en gros 40 centimes ta journée, et en détail
un sou l'heure; le seau d'eau de lessive mesurant 12 litres vaut
& centimes; un compartiment de séchoir muni de barres se loue
40 centimes pour vingt-quatre heures. On chôme ordinairement le
dimanche et le lundi. Ces établissemens, où l'on a de l'eau courante
ivCoc^lc
186 BEVUE DES DEUX MONDES.
à discrétion pour une très minime rétribution, rendent d'inappré-
ciables services à la population pauvre de Paris, et lui donnent peu
à peu des habitudes de propreté qui finiront par entrer dans ses
mœurs. Les blanchi&seuses n'étaient pas si commodément instal-
lées jadis; elles venaient simplement laver au cours de l'eau, age-
nouillées sur un peu de paille ramassée au hasard , souillant leur
linge aux fanges de la berge et le voyant parfois disparaître em-
porté par le courant. Lorsque les rives étaient escarpées, on y ap-
pliquait des échelles que les pauvres femmes descendaient et gra-
vissaient chargées de leurs fardeaux humides. En voyant ces sortes
d'escaliers primitifs appliqués aux bords de la Seine devant Chaillot,
le Parisien de Néel les prend pour les échelles du Levant et raconte
en termes fort spirituels comment une lavandière lui fit voir qu'il
était encore en France, fiul Parisien n'ignore que la mi-caréme est
la fête consacrée des blanchisseuses et des porteurs d'eau qui, sous
prétexte de s'amuser, se fatiguent ce jour-là comme si leur vie n'é-
tait pas une fatigue perpétuelle.
Il est encore sur la Seine une autre industrie sédentaire; elle est
représentée par un bateau qui, seul de son espèce, est resté dfltraut
comme une protestation vivante et surannée contre tous les essais
de nos temps inventifs. C'est le bateau broyeur qui est amarré
près du quai de l'Horloge; ses quatre roues, lentement agitées par
le courant tranquille, tournent pacifiquement et font mouvoir des
meules qui écrasent des couleurs. Malgré les nuances criardes dont
il a bariolé ses plats-bords et sa cahute, malgré les volubilis et
les capucines qui grimpent sur le pignon de son toit, il a un air
triste, vieillot et délabré. 11 est demeuré fidèle aux us et coutumes
d'autrefois; en présence des machines à vapeur qui bruissent de
tous côtés et battent la rivière où il clapote avec une si paisible
mansuétude, il ressemble à un coucou qui regarderait passer une
locomotive.
En tant que Deuve, la Seine appartient au domaine, qui en retire
un profit assez médiocre, car les locations fûtes sur les berges et
sur la rivière à Paris ne rapportent annuellement guère plus de
39,000 francs. Les prix sont uniformes : 3 francs par mètre carré
pour les établissemens où il existe une habitation, 1 franc pour les
bateaux à lessives, 25 centimes pour les bains froids. Les exploita-
tions inutiles et tapageuses ne sont même pas surchargées, et le
café-concert qui a pris possession du terre-plein du Pont-Neuf ne
paie annuellement que 1,200 francs de loyer. Les abreuvob? sont
libres; il y en a huit où l'on peut aller bidgner les chevaux et les
chiens. Toutes les industries qui vivent de la Seine ou sur la Seioe
sont réglementées par l'ordonnance de police du 25 octobre 1840,
ordonnance qui , empruntant certains élémens constitutifs à celles
LA SEfflE A PARIS. 187
qui l'oBt précédée sur la matière en 1669 et 1672, est un chef-
d'œuvre de prévoyance et de clarté.
La préfecture de police ne se contente pas de veiller à ce que les
abords des berges et des ponts ne soient pas encombrés, à ce qu'un
espace sulTisant soit toujours laissé libre pour la navigation, à ce que
les matériaux débarqués soient enlevés dans un délai déterminé;
elle va plus loin, et prend toute sorte de précautions minutieuses
pour parer aux accidens individuels qui journellement se produi-
sent sur le fleuve. Elle sait que le Parisien est étourdi, imprudent,
ivrogne et bravache, qu'il monte dans les canots dont il ignore la
loaDceuTre, qu'il se baigne sans savoir nager, et qu'il s'endort par-
fois avec insouciance sur les parapets. Aussi a-t-elle fait disposer
daos tous les endroits propices des boites de secours munies d'un
formulaire iadiquant l'usage qu'on doit faire des instnimens qu'elles
contiennent. Grâce à ces boites précieuses, à ces instructions rédi-
gées avec une extrême lucidité, bien des malheureux déjà aux trois
quarts asphyxiés par suite de submersion ont été rappelés à la vie.
Le principe de la préfecture de police est bien simple : en échange
de toute permission lucrative accordée par elle, elle exige un ser-
vice pouvant s'appliquer à la population qu'elle a mission de sur-
veiller. Ces qu'un individu demande une concession sur la Seine et
qu'on juge opportun de la lui octroyer, on lui impose l'obligation
d'être utile au public et de reconnaître de cette manière la faveur
dont il est l'objet; c'est ainsi, grâce à cet excellent système, que
tous les postes, bùns, lavoirs, bateaux à. vapeur, bateaux dra-
gueurs, bateaux loueurs, que toutes les constructions en un mot
qui profitent de la Seine ou de ses berges sont munies de bottes de
secours dont la plupart appartiennent à la préfecture elle-même.
Dne plaque en fonte, portant ces mots écrits en gros caractères ;
ucours aux noyêSf est fixée à demeure,' de façon à frapper les
yeux, sur les murailles dea établissemens où le dépôt a été fait.
Du pont Napoléon au viaduc d'Autcuil, cent dix-sept boîtes sont
disséminées çà et là et mises à la disposition de tous ceux qui pour-
raient en avoir besoin. Dans les endroits où la circulation fluviale
est permanente, où des marchés sur l'eau sont ouverts, où les dé-
bardeurs sont souvent attirés par leur travail, où les abreuvoirs ap-
pellent les palefreniers, où les bains sont réunis sur un espace res-
treint, les bottes sont extrêmement nombreuses; on en trouve
presque à chaque pas. Entre le Pont-Neuf et le pont de la Con-
corde, où la Seine a toujours une animation souvent excessive, on
en compte ^ingt. De plus, un médecin portant le titre de directeur
des xâôours publics est particulièrement chargé de vérifier si les
bottes sont maintenues en bon état, si l'humidité ne les a pas dété-
riorées, A le liage qu'elles renferment est assez abondant pour ré-
i!)tizedO¥GoO<^lc
18$ BBTUE DES DECX MONDES.
pondre aax exigences qui peuvent se produire. Il estinatilede dire,
je crois, que ces boites ne soot pas exclusivement consacrées aux
noyés, et qu'on y trouve de quoi remédier aux mille accidens qui
& toute minute peuvent atteindre une population aussi nombreuse
que celle de Paris. Malgré tant de vigilance et de bon vouloir, U
rivière voit chaque année se terminer bien des existences. Quand od
cadavre est repêché, le commissaire de police le plus voisin de l'en-
droit où il a été trouvé fait un procès-verbal de la levée du corps,
qui à la suite de cette indispensable formalité est renvoyé à la Mor-
gue, dont je dois parler, car ce lieu sinistre est une annexe directe
de la Seine.
IV.
La Morgue était originairement le second guichet du Grand-
Ghâtelet. On y gardait les nouveaux prisonniers pendant quelques
instans, afin que les guichetiers pussent les morguer à leur aise,
c'est-à-dire les dévisager attentivement et se graver leurs tnûts
dans la mémoire. Ce fut là ensuite qu'on déposa les cadavres ramas-
sés sur la voie publique ou dans la Seine. Plus tard, en 180A, on
construisit sur le quai du Marché -Neuf, à l'angle nord-ouest da
pont Sùnt-Hichel, un bâtiment carré spécialement destiné à l' ex-
position des corps inconnus. L'ouverture des nouveaux boulevards
a singulièrement modifié ce quartier, et la Morgue est aujourd'hui
reléguée à l'extrémité de la Cité, sur cet tlot depuis longtemps réuni
à la terre ferme et qu'on appelait autrefois la Motie-aux-Papelards,
La salle d'exposition, garnie d'un vaste vitrage qui permet l'obser-
vation la plus attentive, contient douze dalles sur lesquelles les
corps sont étendus au-deesous d'un robinet d'eau froide qui tes ar-
rose incessamment et retarde la décomposition. A côté sont le greffe,
la salle des autopsies, la salle des mortâ reconnus ou inconnus qui
doivent être enterrés, les magasins où des casiers séparés, numé-
rotés, étiquetés, renferment les vëtemens trouvés sur les cadavres
ou simplement recueillis dans la Seine, les égouts et les canaux ,
enfm la salle des gardiens et leur chambre de nuit. Nul cadavre
n'est reçu à la Morgue, si les gens qui l'apportent ne sont munis
d'un ordre de réception délivré par un commissaire de police; le
procès-verbal de la découverte du corps et le rapport du médecin
sont directement envoyés au cabinet du préfet. Une fois admise le ca-
davre est déshabillé, lavé et exposé. L'énumération des diiïérentes
divisions qui servent de titres au livre du greffe fera comprendre im-
médiatement avec quel soin méliculeux et intelligent cette lugubre
comptabilité est tenue. Numéro d'ordre, — date d'entrée, — heure
d'arrivée. — Noms, — ■ sexe, — âge. — Signalement d'idenUté :
LA SEINE A PABIS. 180
lien de naissance, état civil, profession. — DeiBeure : rue, quartier.
— Vétemens, — genre de mort, — temps écoulé depuis la mort.
— Suicide ou homicide , — causes présumées. — Envoyé par le
commissaire de... — Lieu où le cadavre a été trouvé. — Autopsie.
— Date de l'iobumation. — Observations. Il faut naturellement
qu'un corps soit reconnu pour que toutes ces questions reçoivent
une réponse.
La Seine rend bien des cadavres, mais elle en garde quelques-
uns; les gens qui périssent par accident ne sont pas tous retrouvés,
et il arrive très souvent que des personnes n'ayant pas vu revenir
ua parent ou un ami vont le cbercher à la Morgue, où il n'est pas.
le greffier alors, avec une perspicacité de juge d'instruction, inter-
tenroge le réclamant, et sur un registre de remeignemens il inscrit
ta date de la disparition, les nom et prénoms, la demeure, le si-
gnalement détaillé, le genre de vétemens, les signes particuliers,
SUIS oublier les tatouages, la marque du linge, les anneaux d'o-
rûUes et certains appareils cbinirgicaui que les gens du peuple,
accoutumés aux métiers pénibles, sont souvent obligés de porter.
Dans ces sortes d'interrogatoires, qui presque toujours s'adressent
fc des personnes d'une éducation médiocre et d'une instruction trop
imparfaite, il faut développer une patience, une sagacité, je dirù
même une astuce extraordinaire, et quel'babitude peut seule donner.
Le greffier actuel de la Morgue est un homme singulièrement
actif et dévoué; il a, si je puis dire, la passion de l'identité, et il
n'épai^e nulle peine pour arriver à reconnaître celle des malbeu-
reox qui sont étendus sur les tristes dalles. C'est là en elTet le grand
but auquel la Morgue doit servir, et pour lequel la préfecture de
police ne mesure point ses efforts : constater l'identité des cada-
vres, régulariser leur état civil et donnée -une dernière et doulou-
lense satisfaction aux familles. Si les vétemens du mort contiennent
des papiers, on écrit en b&te aux adresses qu'ils peuvent indiquer;
ei un curieux entré par hasard émet des doutes sur la personnalité
des corps exposés, on lui demande de désigner la demeure, les ha-
bitudes, les relations du pauvre diable qui n'est plus, et aussitôt
ane enquête est commencée. C'est ainsi par induction, par inter-
rogatoires répétés, en harcelant les gens de questions et de lettres,
Qi passant du connu à l'inconnu, qu'on parvient, après mille difli-
cnltéa, k savoir précisément le nom, l'âge et la profession de la
plupart de ces êtres informes que la Morgue reçoit tous les jours.
Ce dur, très dur métier, est bien mal rétribué; le greHier, sur qui
pèse une responsabilité perpétuelle, a 2,100 francs par an; son per-
sonnel, insuffisant aujourd'hui, est composé d'un commis aux écri-
tures, de d_eux garçons de salle et d'un surveillant qui touchent cha-
cun 1,200 francs. C'est trop peu, et un si pénible labeur devraùt être
vCoot^lc
160 BEVUE DES DEUX MOKDES.
récompensé plus largement; nul travail n'est plus fatigant, plus ré-
pulsif. En dehors de la besogne matérielle, qui par elle-même est
horrible, il y a un inconcevable déploiement d'acUvité dans cette
recherche permanente, qui le plus souvent ne s'appuie que sur des
données incertaines, sinon inexactes. C'est à toute heure qu'il faut
être prêt à répondre et à questionner, chaque nuit un homme veille
pour recevoir les corps que l'on pourrait apporter. A force de manier
des cadavres, les deux garçons qui sont chargés de les exposer sont
arrivés à une indifférence et à une sagacité sans égales. 11 faut les
voir dépouiller un mort et dicter son signalement avec une précision
merveilleuse. — Une blouse bleue raccommodée au poignet gauche
avec du fil blanc, la boutonnière du collet est déchirée, une pièce
plus neuve à l'épaule; une cicatrice de 2 millimètres environ au
genou droit; mains calleuses et peu flexibles comme celles des gens
qui travaillent à ta terre. — Chaque indication est sévèrement véri-
fiée par le greffier et inscrite au registre. De tels soins ont produit
d'excellens résultats, et le nombre des morts inconnus va toujours
en diminuant. Il serait moins considérable encore, si l'on état par-
venu à détruire complètement cette vieille et sotte idée, qu'il en
coûte fort cher pour reconnaître et retirer un cadavre. Tous les
soins, tous les travaux de la Morgue sont gratuits, il devrait être
superflu de le dire; mais bien des gens ne le savent pas encore, et
ce n'est pas sans raison qu'une courte et très visible inscription
peinte sur ia muraille de la salle commune explique que nulle ré-
tribution n'est jamais réclamée pour aucun des services rendus dans
ce lieu. Le préjugé dure depuis longtemps, et ce n'est pas d'au-
jourd'hui qu'on cherche à le combattre, car le 6 décembre 1736 le
lieutenant de police fit faire un crt pour proclamer l'absolue gratuité
de la morgue du Châtelet, et ne convainquit personne.
Lorsqu'un cadavre est resté exposé pendant les trois jours régle-
mentaires ou qu'on a pu constater son identité, le greffier fait ce
qu'en langage administratif on appelle le nécessaire, c'est-à-dire
l'acte de décès, puis il demande un permis d'inhumation. La justice
est souvent forcée de regarder de près à la Morgue, ausà c'est &
elle qu'on s'adresse d'abord. Si elle n'a aucun intérêt à faire con-
server le cadavre, l'autorisation est ainsi formulée : ic le procureur
impérial près le tribunal de première instance de la Seine, vu le
procès-verbal dressé le par constatant la mort •
n'empêche pas qu'il soit procédé à l'inhumation. » Cette indispen-
sable formalité étant remplie, le permis définitif est accordé en ces
termes par le préfet sur le verso de l'ordre de réception délivre
dans le prmcipe par un commissaire de police : « M. le greflîer ^c
la Morgue est autorisé à fmre inhumer le corps désigné d'autre
part. Il Le cadavre, placé alors dans une bière, est conduit dans
i!)tizedO¥GoO<^lc
LA SEINE A PABIS. l9l
an corbillard spécial au cimedëre des bfipitaux, où il est enterré
. après que le concierge en a donné un reçu. Pour l'ensevelissement
et le transport, la Morgue reçoit 6 fr. 60 c. par corps, le fos-
soyeur 1 fr. 50 c. pour l'inhumation. Avant la révolution, le soin
d'inhumer les noyés ou les morts inconnus trouvés sur la voie publi-
que appartenait exclusivement aux sœurs de l'hôpital Sainte-Cathe-
rine, dont le couvent était situé rue Saint-Denis, à l'angle de la
me des Lombards, et qu'on appelait vulg^ement les Catherinelles.
Les registres de la Morgue, qpii surtout depuis quelques années
sont tenus avec un ordre parfait, sont curieux à parcourir. Sous
leur aridité apparente, ils cachent les notions les plus intéressan-
tes. Parfois dans la colonne des observations on rencontre des naïve-
tés touchantes, — celle-ci entre autres, quoiqu'elle soit écrite
en UD français douteux. A ta date du 9 juillet 1828, à côté de la
description détaillée d'un corps de noyé, un feuillet séparé est
attaché sur lequel on lit au recto ; « J'apartien à une famille bon-
nette. Je vous prie par raport à eux ne pas donner mon signale-
ment. » Ces registres rappellent d'une façon vivante les batailles de
DOS révolutions et de nos émeutes; à certains jours, les colonnes
sont chargées outre mesure, l'écriture du greffier est rapide, on
voit qu'il est pressé et qu'il fait une besogne inaccoutumée; si le
27jnîllet 1830, il n'a enregistré que 3 corps, dont 2 noyés, le 28, il
en a eu iS, le 29, 101, tous suivis de l'indication : coup de feu.
Bn février 1848, le 23 il en a eu 10, le 1h, A3, le 25, 16. L'm-
sarrection de juin arrive; le 25, A3, le 26, 101, le 27, 36. Le reste
est de l'histoire trop moderne pour trouver sa place ici.
Ud foit douloureux et que l'état civil de la Hoi^e constate avec
une brutalité saisissante, c'est que le nombre des morts y aug-
mente dans une proportion extraordinaire; il a doublé depuis dix
ans. L'annexion de la banlieue n'y est pour rien, comme on pour-
rait le croire, puisque le service de la Morgue embrasse tout le dé-
partement de la Seine. Certes cela tient en partie à ce que les re-
cherches sont plus actives, plus fréquentes, mieux faites, plus
encouragées qu'autrefois; mais la vraie cause est autre, elle est
moraîe et plus profonde. Tant de gens viennent à Paris maintenant
comme vers un Eldorado certain et n'y rencontrent que des décep-
tions; tant d'exemples de fortunes beaucoup trop rapidement ac-
quises ont entraîné des hommes faibles à des spéculations hasar-
deuses dont ils ne soupçonnaient pas le danger (1); l'absinthe a
abruti tant d'intelligences et atrophié tant de forces musculaires;
l'insouciance du lendemain, la hâte de jouir, l'impérieux besoin de
(I) Le Jea de bourse est fnconUatabl«iii«nt une des canwa les pins actives de crimes
«t de inicides. An mois d'ami 1120, Bavât écrirait déjfcdaas son Journal; iDepaisboit
)oan, ou retirait de la ririère (luanlité de bras, de jambes et de tronçons de corpB de
-sic
192 REVUE DES DEUX MONDES.
s'amuaer à tout prix et quand mfime, ont fait tant de progrès de-
puis quelque temps, qu'il n'est pas surprenant que les dalles de
la Morgue ne soient plus jamais libres. Aussi la foule curieuse se
presse dans la galerie extérieure ; les gamins de Paris, qui y vien-
nent comme à un spectacle, appellent les corps exposés les arlisia;
lorsque par hasard la salle d'exposition est vide, ils disent : llya
relâche.
La constante et douloureuse progression des réceptions ressort
surtout de ta comparaison dés chiffres pris à diiTérentes époques
correspondantes. L'année 1846 envoie à la Morgue 302 cadavres,
dont 257 hommes, à5 femmes, plus 7S nouveau-nés et les frag-
mens. En 1S56, l'augmentation se fait déjà sentir, 312 hommes,
50 femmes, 113 nouveau-nés, 11 portions de corps^ mais en 1866
les réceptions dépassent toute proportion normale et arrivent an
total énorme de 733, qui se décompose de la manière suivante :
hommes 486, femmes 86, nouveau-nés et fœtus 146, débris 15.
La proportion semble augmenter encore, car, à la date du 15 oc-
tobre, la Morgue a déjà reçu cette année 483 adultes, 64 nou-
veau-nés, 48 fœtus, 22 débris, total : 617. Ainsi qu'on le voit,
les femmes sont bien moins nombreuses que les hommes. Cela se
conçoit, elles sont plus patientes que nous; l'espèce d'infériorité
sociale qui pèse encore sur elles les a dès l'enfance façonnées à
la résignation, et puis dans la bataille de la vie, quoiqu'elles aient
souvent la part la plus dure, elles n'ont qu'une responsabilité li-
mitée qui leur enlève ces grands périls moraux où l'homme le
mieux doué succombe parfois. Quant aux nouveau-nés et à ces
êtres embryonnaires qui n'ont encore eu qu'une existence interne
et problématique, ils sont nombreux; produits de la misère et
aussi de la débauche, leur entrée à la Morgue correspond inva-
riablement aux dates du carnaval et de la mi-caréme. Si du total
général nous retranchons ces tristes avortons (c'est le vrai mot (pi
leur convient) et les méconnaissables fragmens humains, il restera
572 adultes (dont 445 ont été reconnus), qui tous ont péri, pres-
que toujours violemment, par des causes diverses dont je cilerù
quelques-unes : 166 suicides, 142 hommes, 24 femmes; — lô ho-
micides, 8 hommes, 11 femmes; — 82 morts subites, 68 hommes,
h femmes. La majeure partie de ces malheureux a été repêchée
dans la Seine : 310 en tout, dont 273 hommes et 37 femmes. D'au-
tres se sont pendus, 36 hommes, — se sont brùlé la cervelle, 5, — se
sont frappés d'une arme blanche, 3 hommes, — se sont asphyxiés
par la vapeur de charbon, 6 hommes, 1 femme, — se sont empoi-
geoa ussuim^s ei coupés par morceaux, ce qu'on imputait an misérable oommerco da
papier, dont louto sorte de penoones se mêlaient depuis que le aieur Law l'anit nul-
heureusemcat iotroduil. n Vîd. 3Up., II, p. 75.
i:,at,.odOyGoO<^lc
LA SEINE A PABIS. 193
sonnés, h hommes, 2 femmes. — Chose horrible à penser, dans Paris,
dans ce Paris où l'argent roule & flots, 3 hommes sont morts pen-
dant cette même année, l'un de misère, l'autre de froid, le dernier
d'inanitioD. Parmi les suicides reconnus, on a constaté qu'il y avait
&S célibataires, 19 veufs et 62 hommes mariés.
Les mois les«plus fertiles pour celte lamentable récolte sont juin
et juillet : 73 et 74; c'est le moment où l'on se baigne, où l'on fait
des parties de canot, où, il faut bien le reconnaître aussi, le so-
leil échauffant les têtes détermine souvent des congestions céré-
brales et des accès d'aliénatioa. Les premières effluves du printemps
soDt tfoublajites et malsaines, la sève monte aux arbres, la vie
nerveuse envahit le cerve-u, et le mois d'avril donne un contingent
de 58 morts; décembre, où l'an attend avec espé'ance la nouvelle
année qui s'approche, janvier, qui est un mcis de charité, de bien-
faisance et de cadeaux, tombent à 38 et à 37. Les départemens et
la banlieue sont représentés les premiers par 19 cadavres, la seconde
par 31. Paris lui-même est fort inégal, et selon ses zones i >erses il
foumitàcette sinistre statistique des élémens dillérens. Trois arron-
dissemens ont eu en 1866 chacun 33 de leurs habitans exposés à la
Morgue; ce sont le quatrième, qui va du boulevard Sébastopol à la
place de la Bastille; le cinquième, qui comprend les faubourgs Sainte
Jacques et S^nt-Marceau; le dix-neuvième, où est située la Petite-
VUlette. Vient ensuite le douzième, quartier de la Grand'-Pinte, qui
donne 30; aussitôt après on retombe beaucoup plus bas et l'on arrive
enfin au treizième, qui, peuplé des peUts rentiers, paisibles, pru-
dens et rangés de Passy, n'a envoyé que deux corps à ta lunèbre i\i-
gettedelaCité.
Ce cbiCTre de 733 morts apportés à la Morgue pendant l'année
1866 parait d'autant plus considérable que le total de 18&8, mal-
g;ré la révolution de février, malgré l'insurrection de juin, n'a été
qae de 631 ; mais, sans aucun doute, il serait bien plus excessif en-
core, si la préfecture de police (1), par ses encouragemens, ses notes
publiques et oflicielles, ses récompenses, ses médailles, n'excitait
sans cesse une précieuse émulation parmi les hommes que leur mé-
tier attache plus particulièrement aux bords de la Seine et des ca-
naux. Pour tout cadavre repêché, elle donne ime prime de 1 & fr. , et
une prime de 25 fr. pour tout individu sauvé. Ainsi les 310 noyé»
qui en 1869 ont été transportés à la Morgue ont coûté â,6E>0 fr. à
(1) L«t pr^caDtioDS prisu pu- la préfecture de police pour uiurer la lécurltd de la
rirjèrv ont été plus minutleaseï encore cette année; lintl l'orâoDnftnce du IS mat 1867
Interdit abEOliiineDt le* |>l«in#-«(iu, que le nombre de bateaux k vapeur mil en etrcal»-
tiOD pour loi bMolo* de l'eiposItioQ unireneUe aurait certainement randne* danie.
tOmi Lxiu. — lliei. 13
i!)tizedO¥GoO<^lc
194 RETUE DES DBBX KUHDES.
la prëleoture; dans le cours de li aiènie «onée, 1-00 ^nvetsgcs
cecomplis 4ans ]a Seiae ii'«nt grevé le budget que de la eomm
iosigniliante de ifiSA francs, car 31 Bauvetors ont délicalemeat
refusé la prime à bupielle ils avaient droit et if uî leur était offerte.
Les mêmes mois qui voient le pies de morlB par submersioii voiest
Batureltement le plni grand nomJDre -de sauvetages : les noû de
fortes chaleurs, jtnn, juillet, aoât, «eptembre. cvmpteot 15, 16,
16, 13 sauTCla^es; janvier n'en a qoe 0, et décembre 1 seul. Nm
contente de remettre une prine It ceux qui rcndeiit à la sociëfê le
fervtce de sauver un de ses Bsembres en péra, la préfecture de po-
lice distribue tous les ans des récompenses honorifiques kixui ^ta
woveleurs qui se Kmt distingués par des actes renouvelés de oon-
rage et d'iitimafflité; en 1866, pour sauTetages opérte dans la Sciiie,
elle a accordé vingt-tpratre médaiUes, dont quatre «n cv et vingt es
■rgeat.
Cette race "vaillante qui habite les ports et les quais' n'a dn wsfc
guère besoin d'émuJatisR ; elle renferme des hommes intrépides et
dévooés, dent le grand et pnnoipal souci «st de sauver la vie de
lews semblahles. Ces mariniers, ces patrons de bateaus à lessive,
ees maîtres de bains, ces débardeurs, jouent avec ta rivière; ils font
SD qoelt^e sorte appriroisée, ils <r coaaatssent le secret et les pé-
rils, qu'ils ne redoutent plus. Au premier cri d'alarrae, ils sont à
r-eau, et il faot des chances défavorables bien excepttonnelles pour
qa/G le malheureux qui se noie ne sait pas sauvé. 11 est peu de ces
hommes qui ne soient décora de médailles civiques. Sans eui, sam
leur abnégation, leur vigilance, kur courage, îa Morgue serait trop
petite, et il faudrait en tripler les dimensions. Us se sont groupe
sovs le titre de Seciiti centrale et de secourt mutuels des fomemrt
du -département de la Seine (Ij, «t tous les ans ils ont une séance
soleBDeUe & la salie Saint- Jean; cette aociété compte anjourd'hid
trois cent scnsaote-deux membres titulaires tous «édai^és et ebi
cent viiïgt -trois membres bonoraires. C'est une des meilleures et
des p!ns respectables tnEft^tJOBS qni existei son but a été très
nettement tlélnii dans l'assemblée du 36 novembre dernier par le
vice-président, M. Androuet do Cerceau, lorsquTl a dit: « QneHe
est notre misswBl Sauver iTabord, partout et toajowps, ppir le d6-
Touemeot et par Texerople I » <leâ n'est pas une vaine parofc, c'est
un mot d'ordre auquel chaque membre îe la sodélè -ebéit. La pas-
sion du bien agite invinciblement certains cœurs. Il y a là des héros
modestes qu* aucun danger ne fiât reculer, qui «ont prêts 4 nurto
heure et qui ont tous les courages, celui du grand jour et celui de
(1) Approuvée par décret dn 11 août 1856.
i!)tizedO¥GoO<^lc
U 6BIITE à. PARIS. tW
miouit. L'inlérét n'entre pour rien dans le mobile qui les pousse,
car un membre de la société des sauveteurs se croirait déshonoré,
s'il acceptait la prime offerte par l'administration. Sa seule petite
vanité, et elle est plus que légitime, elle est honorable, est dans
certains jours de gala. à& pendre à sa. boutonnière trop étroite toutes
les médailles qui Im onl kté déccmées et que son intrépidité lui a
values. Il est bon de citer le nom de quelques-uns de ces braves
gens qui ne soupçonnent peut-être pas tout ce que leur existence a
de glorieux : Fagret, tailleur, quai d'Orléans, n* 6, k la bibliothèque
polonaise, qui, malgré ses soixante-sept ans, a encore arraché à la
Seine, il y & peu de t«n^s, un. bomme qui m noyait;. Metzger, négo-
ciant en VB3 k fieri^-, lentrii, propriëlaîre de bain au Ponl-Royal;
Cardon, patron de lavoir à l'Arche-Marion; Henri, mattre-baigneur
aux bains Henri IV, et enfin Gretté, qui a un bateau à lessive près
du pont de Bere][. Ce dernier est d'une famille héroïque, ses quatre
frères ont été récompensés pour leurs actions d'éclat, et sa vieille
mère, igée de soixante-dix ans, porte la médaille qu'elle a^agnée
en opérant elle-même plusieurs sauvetages. Ces braves gens sont
connus dans leur quartier-, quand ils passent, on se découvre, et
lorsqu'on apprend qu'un malheur est arrivé en Seine, on dit : Ahl
à an tel avait été IM
Par lout ce qui précède, on voit que Paris a le droit d'être Ger de
son (leuve; nulle autre capitale, pas même Londres, n'offre un tel
cours d'eau si bien emménagé, si bien dompté, si précieux. Bordé
par des quais magnifiques, traversé par des ponts gratuits et monu-
mentaux, pourvu de faciles abordages, sillonné sans cesse par des
bateaux nombreux, occupé par des établissemens dont l'utilité n'est
pas oontestable, il mêle iuttnemeiit son eiistence à la ndtre, et bous
nnd chaqoe jour d'inappréciaUes services. Si Paria est sorti de la
Seine, il ne t'a point oublié et ne s'est pas montré ingrat, car il fa
ornée et embelHe de son mieux. Il a rejeté Ifun d'elte les égont» qù
1* embourbaient; il >'a contenue dans un lit asseï pcotbod pour qve
toute inoiidatlo» lut sott désormais knpossibte; il a renvoyé les
devsoi de hatage qui piéCinaieut da^ereosement stir ses- bords.
Sounre de biea-étre et de prospérité, la Sàae es>t ud des wgane»
eoBslitutife 4e la vie même de Paris; cependant, à en croire les
vieux bietwiens, elle serait bien décbne de aom antique ^lesdeur,
car elle a perdit le sîiiga^r privilège qn'elle avait jadis de aechan-
(er es vin loraqa'dle était bénie par un évêque, idnsi qtw cela M
fnsaU aa temps du boa saint Marcel.
HdxniE Du Camp.
i!)tizedO¥GoO<^lc
DES PRINCIPES
DES TRADITIONS
DAiNS LES AUTS .DU DESSIN
[. CrmmXn itt <vU iv <!itiin, f*i W. OmiIm Blanc; IM7. — II. U GâOt ta fL^t*
^nu Iti artt, pv M. I« 'oc d« Vilmj — III. ComUéniHinu iht te lut moral in teaa»-
atU, pu M. jlniul* Condu. — IT. MiUiBdt tl Etitritint d'altllir, pu U. Tbamu Coalnra.
Les ouvrages théoriques sur les arts du dessin ont été de tout
temps rares dans notre pays, et cependant il semble que des tra-
vaux de celte espèce auraient facilement trouvé parmi nous de3
juges et un public. Nos inclinations et nos habitudes en matière de
beauz-arta ne procèdent-elles pas principalement de la raison, et
n'est-on pas plus apte en France à comprendre l'art qu'à le sentir?
l'ne vraisemblance ingénieuse dans la représentation des choses, le
développement logique d'une idée ou l'explication claire d'un fait,
tout ce qui tend à préciser, à défmir la secrète intention qu'a eue
l'artiste et l'effet moral qu'il a voulu produire, voilà le genre de
mérite dont les témoignages nous gagnent le plus sûrement : telles
sont aussi les lois de notre école nationale, les conditions mêmes
de son génie sous toutes les formes et à tous les momens. L'art
français, tel que l'ont pratiqué les maîtres depuis le xiii* siècle jus-
qu'au nôtre, travaille à restreindre la part de la sensation pour
élargir d'autant celle de la pensée, et l'on peut dire de la poétique
qui le régit que, si elle prohibe la fantaisie presque à l'égal du men-
i!)tizedO¥GoO<^lc
LES ARTS nu DESSIN. 197
soDge formel, elle implique à l'égard des véiiiés brutes ou muettes
la même réprobation et les mêmes dédains.
U semblerait dès lors tout naturel que des préférences ou des in-
clinations aussi générales eussent trouvé leur expression dans une
série de con^dërations écrites et de préceptes. Rien de pareil néan-
moins. En matière pittoresque, c'est seulement à l'étude immédiate
des monumens que les curieux et les amateurs ont dû jusqu'ici
avoir recours pour pressentir des règles et démêler des traditions.
Aucun livre français, j'entends aucun traité vraiment instructif, n'é-
tait venu avant l'époque où nous sommes fournir au public un en-
semble d'informations théoriques, et c'est à peine si l'on pouvait,
sur quelques questions parlielles, puiser des notions plus ou moins
sûres dans les divers ouvrages de l'abbé Laugier, de Falconet, d'É-
meric David et de Quatremère ou dans les articlesde X Encyclopédie.
Depuis une trentûne d'années, il est vrai, la critique d'art a acquis
en France une importance considérable, une autorité toute nouvelle.
Les beaux travaui de M. Vitet, de Gustave Planche et de plusieurs
autres écrivons ont assez élevé les points de vue, assez élargi le
cercle des enseignemens pour que ces jugemens sur des œuvres et
des lalens déterminés dussent tourner en réalité au profit des doc-
trines générales. Toujours est-il que, malgré la certitude et la jus-
tesse des opinions émises sur certains artistes ou sur certains faits,
U ne pouvait y avoir là encore sous le rapport théorique qu'une i«-
flueoce et des avertissemens indirects.
L'ouvrage récemment publié par M. Charles Blanc sous le titre
de Grammaire des arts du dessin est le premier que dans notre
langue .00 ait composé sur la matière; c'est un traité complet, écrit
avec la précision et l'autorité que donne la pleine possession d'un
sujet, c'est un livre dans la plus sérieuse acception du mot. La pré-
cision, voilà, dans le fond comme dans ta forme, le caractère du .
livre de M. Charles Blanc; c'est là ce qui en rendra la lecture
profitable à tout le monde, depms les artistes, auxquels cette
Grammaire procurera au moins le plaisir de retrouver à l'état de
définitions bon nombre d'idées dont ils n'avaient peut-être que
le pressentiment instinctif, jusqu'aux hommes simplement en hu-
meur de s'instruire, jusqu'aux « honnêtes gens, » comme on au-
rait dit au svii* siècle. En fournissant pour la première fois des
notions exactes sur les questions d'esthétique, la Grammaire des
art» du destin met chacun de nous en mesure d'ajouter un com-
plément nécessaire à ses études classiques et d'achever en ce sens
ses humanités.
11 semble d'ailleurs qu'on sente assez généralement aujourd'hui
le besoin de suppléer au silence que gardent sur de pareilles ques-
tions l'enseignement public et les livres de philosophie eux-mêmes,
w^^lC
198 BETUB DBS DEUX MONDES.
en deb(^ de quelques beaux chapitres dea œuvres de LaoïeBiiais oa '
de Cousin. Tandis que M. Gbacles Blanc travkiUût à ûxer les prio-
cîpes des arts du d^aùi et à en détermûier lea coadition* ut double
point de vue de la. théorie et de la. pratique, pluâeurs écrivaias»
Baaa adopter un plan aussi vaste, eotnpreoaieat de rétablir les
ociginea de certaios fait», de nous doouer cectaioes iDrormatiom
spéciales. Les uns, comme M. Sutter dans ma savant ouvrage exa-
miné ici même par un juge compétent (1), déduisaient la beaaii
[ùttoresque de la axBtnaaison nécessaire et régulière d'un petit
nombre de li^ea une fois ctnsacrées, scienlifiqueioeat preacritea
et ne se modifiant suivant les exigences de chaque sajct qu'à la
condition de demeiœr assujetties au fond à cenaines lois immua-
bles de pondéralion et d'harmonie. D'autresi, qu'âne largue pn-
Uque avait mis en possesùoa de tous les secrets de la peintan^
|Mx>ûtùeat surtout de cette eipArience pour démoatrer la aubordî-
oatûm des mofens technique» aux idées, et c'est aioù qu'mi des
doyens de notre école. H. Couder, écrirait réceeuncntde g^éretuea
Considératioat sur le but moral de» btaïa-arta. D'autres enfin,
comme M. le diK de Valmy, étudiaient les caractères successib de
l'architecture che* les diôérei» peuples, demandant aux recher-
ches, aux comparaisons historiques les ^mens d'une CMnictioo
sur le génie même et sur l'objet exact de l'art,
Ne £sut-il voir dans ce mouvement de curiosité studiense que le
caprice de quelques esprits? N'y a-tr41paslfc au contraire un symp-
tôme de plus dés coutumes intellectuelles propres à notre tempsl
On l'a dit avec rûson, chaque siècle a un mot qvi le peint; cela
du nôtre est le mot a qurâtioD. > Tout en effet est questioa pour
nous, religioQ ou politique, philosophie ou littérature, bistoirs
mêate dans ce qu'.elle semt^it avoir de pins avéré jusqu'ici. Par
. quelle étrange exception, les conditions de l'art seraient -elles ds-
meories i distance de l'examen,- hors de portée en quelque sortsl
Rira de plus naturel qoe les elforts tentte de ce côté au8St| par
l'espcU de révision et d'enquôte qui court.
I. — tlCBITaCmil IT SCDLPTDII.
Et d*abord les règles existent-elles? En d'autres termes les
beaux talens et les bettes oeuvres peuvent-ils nous révéler rien do
plus que les franchises du goût personnel? II n'est pas rare de ren-
contrer, même parmi les artistes, des gens tout disposés i res-
treindre en ce sens l'influence et les leçons do passé. — A quoi bon
iM iat'*M:tÊbnUt»,lmArUdmimi»itlaSeiiMi,t»
îdOyGoO<^lc
LES ARTS DD DESSlIt. 190
d'ailleurs, disent-ils, tant d'investigations scientifiques? D'une part
la nature qu'on a devant les yeux, de l'autre le sentiment qu'ells
éveille, voilà te modèle et le moyen. An lieu de se fatiguer à inter-
roger les morts pour surprendre tant bien que mal les secrets de
leurs doctrines, que ne se contente-t-on de s'écouter soi-même et
de regarder naîvenient ce qui vit? Contraste singulier toutefois,
ceux qui proclament eiclusivement les droits de la réalité et de l'in-
^ira.tion individuelle sont en général les màmes qui dans lapra-
tique semblent en faire le meilleur marché, tandis que les talens
Téritablement novateurs ont éprouvé à toutes les époques le besoin
de recueillir des règles et de rédiger des préceptes. Les peintres
les pivs académiques de la fin du dernier siècle n'entendaient pas
raOlerie sur le chapitre de l'indépendance théorique, et Valen-
âeones entre autres a écrit un gros livre où il fait appel à chaque
page aux purs « amis de la nature » et aux n disciples du senti-
ment, n Léon-Baptiste Alberli au contraire aussi bien que Léonard
de Vinci, Jean Cousin comme Albert Durer, c'est-à-dire les maîtres
les moins suspects de conceeàons h la routine, pensaient faciliter
d'autant la besogne de leurs successeurs en leur transmettant las
secours qu'ils avaient puisés eux-mêmes dans les travaux de leurs
devanciers ou dans leur propre expérience. Les écrits qu'ils ont
laissés prouvent au moins l'empressement de ces grands esprits à ■
rechercher les conditions réglementaires et pour ainsi parler les
fonnnies légales de l'art.
Comment au surplus prétendre affranchir si bien l'art et les ar-
tistes que le progrès ne soit plus en réalité qu'une succession d'é-
preores, d'aventures, de démentis? Comment ne pas admettre,
dans le domaine de l'imitation, certaines nécessités absolues, cer-
tuns principes invariables, — la fidélité de l'image par exemple et
la TTatsemblaoce de l'expression? Sera-ce au nom de l'idéal? Hais
rîdéal lui-même n'est et ne saurait ôtre que la vérité revêtue des
fonnes de l'art. L'tmaginaUon du peintre on du sculpteur ne l'in-
vente pas, elle le dégage; la main, si habile ou si aadacieuse qu'elle
sut, ne fiut qu'en concilier les termes avec la représentation du
réel. Seulement, comme cette vérité idéale peut être diversement
aperçue et traduite, comme elle se modifie dans les œuvres qui la
frètent suivant les inclinations de chaque époque on les aptitudes
4e chaque talent, il résulte de là un désaccord apparent entre les
nwycns successivement choisis, bien qu'ils aient au fond une ori-
gine commune. Sans doute, lorsque Ictinus construisait le Psr-
tfaénon ou lorsque Phidias en décorait les murs, ils s'y prenaient,
ponr exprimer le beau, tout autrement que ne devaient procéder,
dix-neuf siècles plus tard, l'architecte de Santa-Maria-del-Fiore et
!e sculpteur des portes du Baptistère à Florence. Les préférence»
w^^lC
SOO RETUE DES DEUX UOKDES.
de Raphaël, — qui ne le Sfdt de reste? — ne se portent ni sur
l'ordre de sentlmeDS ni sur les faits qu'alTectionnent surtout Ru-
bens, pas plus que le style d'Holbeio ne ressemble au style de '
Vélasquez ou la manière de Ruisdaël & celle de Claude le Lorruo.
Pourtant, si différentes qu'en soient les formes, il y a cela de com-
mun entre les monumens dus au génie de ces grands arUstes qu'ils
ont tous pour fondement un souvenir direct de la nature, qu'ils
tendent tous à liûre prévaloir un genre de vérité : vérité épique od
familière, physique ou morale, nature imitée de loto dans les li-
gnes architectoniques ou fidèlement reproduite avec le ciseau ou le
' pinceau, mais en tout cas intervenant l'une et l'autre à litre d'élé-
ment indispensable pour vivifier des apparences immobiles et don-
ner k l'artilice lui-même sa raison d'être.
Voilà donc un premier point hors de contestation :. l'art n'a de
sens, de droits et de portée qu'autant qu'il procède de la naiure.
S'ensuit-il qu'il n'ùt rien de plus à obtenir d'elle et à nous livrer
qu'une simple efligie, une contre-épreuve? Autant vaudrait réduire
la fonction de la poésie à l'ollice du procès-verbal. Si l'art n'avait
pour objet que la copie textuelle de la réalité, l'œuvre la plus ad-
mirable serait celle où l'artiste se montrerait le moins, celle où il
auridt le plus rigoureusement sacrifié toute émotion persomiuli» au
désir de produire matériellement une illusion. D'où vient pouruot
que les portraits peints par Denner avec la volonté et le talent de
transcrire jusqu'aux plus minutieux détails de ta forme nous inté-
ressent infiniment moins, nous semblent cent fois moins vrus, mal-
gré une irréprochable exactitude, que les images relativement suc-
cinctes tracées par le c.ayon d'Ingres ou par le pinceau de Titienl
Pourquoi n'éprouvons-nous qu'un sentiment de répugnance à l'as-
pect des ligures en cire coloriée, bien autrement vraisemblables de
fait, bien autrement conformes k la nature palpable que les surfaces
aplaties d'un bas-relief ou que les plans monocliromes d'une sta-
tue? C'est que dans les tableaux de Denner comme dans les cires
modelées pour les cabinets de curiosités, comme dans ce médaillon
de Louis XIV que l'on voit au palais de Versailles, l'imitation, M
complète qu'elle soit, n'a pas d'âme; elle n'aboutit, en raison de
l'excessif désintéressement des ouvriers, qu'à un »mulacre muet, i
une contrefaçon cadavérique de la vie. Plus l'œuvre se rapproche
du réel par ses dehors, plus le contraste devient choquant entre la
précision sans merci qu'elle étale et ce qu'elle a au fond de négatif,
de vide, d'impassible.
Rien de plus nécessaire, on le voit, que de s'entendre sur le sens
de ce mot « imitation, w qui, loin d'exprimer l'unique devoir et la
fin de l'an, n'en indique au contraire qu'une des conditions et le
commencement. Imitation, dans la langue pittoresque, ne signifie
i:,otirodOyGoO<^lc
LES ABTS DU DESSIN. 201
pas et De doit pas signifier assujettissement servile à la lettre d'un
modèle doDDé. Eocore une fois, l'art ne saurait exister en dehors
des exemptes fournis par la nature; mais il n'y a pas d'art non
plus, il n'y a qu'iodustrie vaine et stérile habileté d'ouUl là où ces
exemples reparaissent tels que dos regards ont pu les roir dans la
vie réelle et dos mains les toucher. II faut qu'en figurant ud objet
avec de l'argile ou des couleurs l'artiste nous apprenne ce qu'il a
senti en face de cet objet, qu'il en fasse ressortir la signification
secrète, qu'il en explique les apparences; it faut que l'esprit de
l'imitateur vive dans la chose imitée de manière k compléter celle-
ci, à la transformer jusqu'à un certain point, à manifester par elle
le vrai et à propos d'elle le beau. L'imitation n'est féconde qu'à ce
prix, la réalité ne peut nous émouvoir qu'à l'aide de ces interpré-
tations et de ces commentaires; l'art enfin n'agit utilement qu'en
introduisant cet élément moral dans la représentation du fait. Il ne
vaut lui-même qu'à titre d'expres^on vrûsemblable, mus d'une
vraisemblance révisée par l'intelligence humaine, et c'est en ce
sens que François Bacon a pu dire qu'il est « l'homme ajouté à la '
Datnre. » «
Or. si l'intervention du sentiment est nécessaire là où les seuls
types en cause sont des types visibles et naturellement définis, si la
peinture et la statuaire en exprimant la vie physique ont pour tâche •
aussi de la reàouveler, de l'embellir par la pensée, à plus forte rai-
son une pareille loi doît-eUe régir l'architecture, qui ne trouve, elle,
dans la nature, aucun modèle précis k imiter. Ici en effet tout est
l'œuvre de l'imagination, ou, pour parler plus exactement, tout
émane dHine comparaison intelligente entre les moyens de satisfaire
à certaines exigences matérielles et les procédés les plus, propres à
manifester l'idée du beau. Aux époques primitives, il est vrai, l'ar-
chitecture se proposait ud autre but. Ignorant la beauté, c'est-à-
dire la proportion et l'harmonie, préoccupés seulement de la gran-
deur ou plutôt de l'énormité, ceux qui élevèrent sur la surface du
monde châtié et renouvelé par le déluge ces temples, ces sépulcres,
dont les formidables débris épouvantent encore nos regards,. —
ceux-là croyaient que, pour entretenir dans la multitude te senti-
ment religieux ou le souvenir des morts illustres, le mieux était de
recoDstniire en quelque sorte la nature et de contrefaire dans des
travaux de main d'homme l'apparence des créations de Dieu. De là
ces murailles colossales, abruptes, comme les masses de rochers
an-dessus des vallées ou de la mer; de là ces pyramides immenses,
ces coloDDades à perte de vue qm, bien des siècles avant l'ère chré-
tienne, se dressent dans les champs de l'Egypte et de l'Assyrie. U
semble qu'au lieu de bâtir et d'orner des monumens pour les ha-
Ulans d'au pays, l'architecture se soit donné la mission de décorer
w^^lC
202 REVUE DBS DBCX MONDES.
la contrée elle-même, d'en transformer l'aspect en y fusant surgir
tantôt des montagnes de pierre, tantôt des forêts de piliers aosù
épaisses et aussi vastes que les forêts d'arbres qui végètent ail-
leurs; il semble que le génie humain n'aspire alors qu'à s'anéantir
dans ses propres œuvres, à s'immobiliser dans l'iuiitation supersti-
tieuse des phénomènes eitérieurs.
Et cependant le plus merveilleux de ces phénomènes lui échappe,
le plus admirable de ces modèles demeure comme inaperçu, au
moins quant à ses caractères et à'sa signification intiines. Le mo-
ment n'est pas venu encore où l'homine, pour transporter dans
l'archilecture l'ordre et la règle, en demandera les exemples aoi
proportions du corps de l'homme , à la structure de ses membres,
à l'harmonie mathématique que toutes ses parties comportent; mais
lorsque, une fois en possession de ce secret, il aura appris à expn-
mer l'opposition dans la symétrie et la diversité dans l'équilibre,
lorsque, sans copier, — est-il besoin de le direï — les formes
mêmes de la figure humaine, il aura su, par la cadence ou la va-
, riété des lignes, prêter à la matière inorganique un organisme i
l'image du sien, — alors justice sera faite de ces entreprises aussi
démesurées que monotones qui parodîaieat les grands spectacles
de la nature. L'art sera constitué.
D'une part, les progrès se sont accomplis dans l'architecture à me-
sure que l'homme y a plus scrupuleusement traduit un souvenir de
lui-même et plus profondément marqué son empreinte; de l'autre,
l'imitation du réel par les moyens archi tectoniques ne doit être quo
lointaine, sous peine d'aboutir à une prétention de rivalité vaine on
monstrueuse. Que l'art s'inspire de la nature pour la combinaison
rationnelle des forces ou des formes qu'il emploie, rien de mieui.
S'il trouve le modèle rudimentaire d'une colonne surmontée de son
chapiteau dans les contoturs d'un arbre dont le tronc, élar^ & U
base , va se rétrécissant i mesure qu'il s'éloigne du sol, pour s'élar-
gir de nouveau et se diviser en branches au sommet; si l'inventioi
ou la combinaison de certains omemens lui est suggérée par le port
d'une plante, parles enroulemensd'un coquillage, par l'épanouisse'
ment d'une fleur, qui s'avisera de contester l'opportunité de pareils
secours? Il n'y a là toutefois, il ne saurait y avoir qu'une image et
non une reproduction littérale, une vérité relative, une allusion en-
fin à la réalité. Comme les exemples du corps humain dans le do-
maine de la symétrie, les modèles fournis par la nature inanimée,
en ce qui concerne la stabilité ou l'élégance, intéressent avant tout
le goût et la raison. Le vrai en architecture n'est que l'expression
conséquente et scientifique du bon sens, l'appropriation soigneuse-
ment calculée des caractères à la destination d'un monument. L*
beau lui-même y est afl'aire de logique, puisqu'il résulte de la jus-
IMS AXTB DD BESSIK. 203
tesse des TBfifnrts «rtre les extgraoes de U oomtrnction et les
noyeas dfconitifs eaiplayte. Voili pourquoi les Orecs, i^î ne don-
Kaient rien au hasard, qaî, mimKtUDt tout m contrôle d'une rai*
«m «xqutse, entendaient indiquer la solidité réelle par la solidité
«pperevte et accuser Tossature d'un édifice jusque dans la dispon-
tîon des ornemeos, — voilà poorquoi les Grecs sont restés dans
l'bistoire de l'art les maîtres souverains. L'architecture grecque n'est
passeutementlaplus belle qaeThvmamté ait connue, elle est aussi
b plus seasée et la phn sage, eu plutdt c'est à cette sageese avant
liRit 'qa'eUe doit la prééminence «or l'ut des autres pays et des
«atm époques.
F»it-U pour cela pceoncer à ad«irer la majesté robuste ou la
flUiguiâceDce des moDunens roinaiiis, Tafaondaiice et la poésie des
idées que rérilent les églises du nwyen âge, les innovations har-
dies «H tes délicatesses introduis dans l'architecture italienne au
temps de la renaîssazice et ua peu plus tard dans l'archileciure
française? Ce que nous voulons dire seulement, c'est que les suc-
cesseurs des ûrêcs, là Blême où ils employaient les formes que les
Orecs avaient découvertes, ne procédiieot plus avec cette rigueur
dan l'application des principes, avec cette exactitude dans les dé-
ductions qui caractérisent l'art d'ictinus et de Mnésictés. A plus forte
rafaon, loreqs'iis inventèrent i leur tour, leur arriva- 1- il trop sou-
veot d'élargir jusqu'À Fahus la part de Timagination et de la fan-
taisie. Cest peu pour l'art romain de dénaturer l'ordre dorique est
l'ordre ionique, ou de revêtir un édifice d'ordres diflérens saperpo-
9ès, — « altëraCun essentielle, fait observer M. Charles tllanc, puis-
qw l'entre-colonnement, étant un des principaux moyras d'eJipres-
mn dans diaqne ordre, ne saurait convenir à l'un sans mentir à la
signification de l'autre; » — il faat eoeore que, par un singulier
caprice, on en vienne, i Ron*e, à mélanger des procédés architec-
tooiqoes inoonciliaUes, f arc et k plate-bande, le pied-drcrit et la
oolooRe, en d'autres termes i rapprocher deux supports de nature
différente pour soutenir le roême fardée.
Eu dettôrs de l'antiquité romaine, à des époques plus rappro-
chées de nous, que de déviations et d'anomalies ne pourrait-on pas
ngnaJerl Que d'étranges démentis an bon goût hellénique sinon
«a bon sens universel! Voici d'abord, durant la période dite byzan-
tine, la colonne torse, qui n'aboutit qu'à prêter une forme contour
»èe et fléchissante à ce qui doit être l'image de la solidité; plus
tard, avec la renaissance, les frontons brisés, les frontons cjurbe
inscrits dans le tympan d'un fronton triangulaire, — nombre d'au-
tos fantaisies encore radietées en partie par la hardiesse on l'élé-
gance de la mise en œuvre, mais assurément défectueuses au point
de vne de l'inveation, et, tranchons le mot, foncièrement absurdes.
MvCoO'^lc
20à BEVUE DES DEtlS MONDES.
Nous ne parlons même pas des actes de véritable démence commis
au temps des Borrominî et des Bernin, alors que, pour mieux rompre
l'unirormité des lignes, les architectes des églises et des palais de
Rome imaginent d'accoupler à des balustres droits des balustres
sens dessus dessous, ou d'ériger sur une paire de colonnes deux
fragmens d'un fronton non-seulement brisé, mais placé eu raison
inverse de la direction naturelle.
N'est-il pas bien remarquable d'ailleurs que, de tous les genres
d'architecture pratiqués avant la seconde moitié du xtii' siècle, le
plus conforme en réalité aui traditions de l'art grec soit précisément
celui qui semble à re;itérieur en diiïérer le plus? Je m'explique. Kn
admirant & Chartres, à Amiens, à Paris, dans d'autres villes de la
France, les types de ce qu'on est convenu d'appeler l'art gothique,,
personne ne sera tenté sans doute d'y voir une imitation des temples
d'Athènes ou de Pœstum : autant vaudrait prétendre reconnaître
dans la Chanson de Roland ou dans la Divine Comédie la langue et
les mœurs des héros de Ylliade; mais, de même que les chants épi-
ques du moyen âge peuvent avoir un caractère homérique par U
profonde sincérité de l'inspiration et de l'accent, l'architecture go-
thique à son tour peut faire songer k l'architecture grecque en œ
sens que, dans ses œuvres comme dans les œuvres de celle-ci, tout
s'enclwtne avec une logique rigoureuse, et que la majesté, la grâce
même, y sont toujours une forme de la vérité. Veut-on des exem-
pleaî Qu'on se rappelle ces contre-forts transformés en motifs d'or-
nement autour du monument qu'ils soutiennent, ces aqueducs pour
recueillir et rejeter au dehors les eaux qui ont glissé le long du
grand comble établis sur d'élégantes constructions à claire-voie,
enfin, à l'intérieur, ces figures d'anges ou de prophètes servant
d'agrafes aux nervures diagonales des voûtes et immobilisant les
claveaux avoistnans en raison de la pression exercée : combinâ-
sons ingénieuses inspirées, comme les décorations antiques, par les
données même de la construction, et devenant un aveu de celle-ci,
au lieu d'être, ainsi que cela arrivera souvent au temps de la'ro-
naissance, une pure fantaisie, un mensonge du constructeur.
A quoi bon au surplus remonter à la renaissance ou aux siècles
qui l'ont suivie pour démontrer par des exemples contraires la
justesse des principes qu'ont connus et pratiqués les architectes de
l'antiquité grecque ou ceux du moyen âge? L'oubli de ces prin-
cipes et de ces règles ne nous semble pas de nos jours un bit si
rare qu'il faille chercher bien loin les occasions de le constater.
Notre école d'architecture en effet traverse une phase qui! n'est
exempte ni de graves inconvéniens dans le présent, ni de périls
pour sa bonne renommée dans l'avenir. A qui la faute, sinon à elle-
même, à ses fastueuse.'' manies, à ce besoin d'accumuler sur chaque
LES ARTS DU DESSIN. 20fi
profil, sur chaqae surface, autant de moulures, de roodes-boases,
de groupes d'ornemeDS ou de figures que l'espace eu pourra conte-
oir? Certes, parmi les monumeos récemment achevés à Paris, on
pourrait citer plus d'une exception à ce système de luxe à outrance.
L'École des Beaux-Arts, complétée par l'artiste émînent qui en con-
struisait les bâtimens principaux il y a trente ans, — la nouvelle
laçade et le vestibule du Palais-de-Justice, si amplement conçus
dans l'ensemble et en même temps si finement traités dans les dé-
tùls, — le grand passage voûté aboutissant à la place Napoléon |[1
dans le nouveau Louvre et la grande salle de lecture & la Biblio-
thèque impériale, — le dôme de Saint-Augustin et l'intérieur de
l'église de la Trinité, — quelques autres spécimens encbre d'un goût
sans complicité avec les excès ou les caprices, — voiU des titres
sérieux pour une partie de notre école. Ajoutons, dans un ordre de
travaux où le Jaeau doit plus nécessairement qu'ailleurs n'être que
l'auïiiliaire de l'utile, les Halles centrales, véritable chef-d'œuvre
de simplicité et de convenance. Malheureusement, en regard de ces
œuvres diversement considérables, combien d'autres où nos neveux
ne verront, cela est à craindre, que les témoignages de l'ambition
impuissante ou les preuves de'l'irréflexion!
Pour caractériser la singulière confusion d'idées et de doctrines
que révèle l'architecture contemporaine, M. le duc de Valmy, dans
quelques pages consacrées à pe qu'il appelle n l'ère du doute, »
qualifie l'école actuelle « d'école composite, f Peut-être aurait-on
le droit de lui donner un nom plus sévère. Est-ce bien en elTet le
doute qui la travaille, je veux dire une sincère recherche du mieux?
Est-ce seulement par excès d'éclectisme qu'elle pèche? En inven-
tant l'ordre composite, qui, suivant l'observation de Quatremère,
n se plaçait, par le mélange de deux ordres, entre le corinthien et
l'ionique, u ou même en întrodui^nt dans l'art quelques-unes de
ces innovations plus radicales dont nous avons parlé, les architectes
romains ne s'affranchissaient pas de certaines obligations que les
architectes de la renaissance devaient en pareil cas respecter à leur
tour. Ils ne prétendaient point remettre en question, encore moins
nier ce qui avait été une fois reconnu bon et utile; ils se proposûent
amplement de combiner ces exemples ofliciels, de les approprier à
leurs aspirations présentes et d'en tirer ainsi on nouveau parti sans
pour cela en dénaturer le sens. Nos visées sont autres aujourd'hui,
et nos fantaisies plus vastes. Il s'agit bien vraiment de modifier
l'arrangement classique d'un chapiteau, les proportions d'une co-
lonne ou d'un entablement 1 11 s'agit, pour donner la vie h un édi-
fice, à une simple maison même, de mettre bravement le cœur k
droite, j'entends de renverser, si l'envie voue en prend, les condi-
tion naturelles aussi bien que les termes du problème, sauf à ré-
w^^JC
2M REVUE DES DEUX MOKDES.
tablir dans ce désordre un «emblant d'équUibre par la multîpbdté
même des<ca{»noes et l'égale {M<o£usioa des délAÏla.
Objectera-t-en, comme uae garantie contre de sérieux danger^
l'énuditiftn dont les archilectes J'ont preuve en n'employant le plus
souvent dans leurs propres travaux que des éléfoeDS consacrés par
les Âges ou par les écoles qui se sont succédé? Jamais, il est vtai,
on n'a mieux cooQu que (le notre temps les divers monumens du
passé; jamais on n'a consenti de meil^re grâce à ea imiter les
formes, Jt reproduire, même cdte k dUe, les types particuliers k
chaque époquet maiS'OD ae fait ainsi qu'emprunter à l'art ancien
l'extérieur de ses ressau>rces. au lieu de le oootinuer dans ses tra*
ditioDs esseiTtielles et dans son esprit. Quoi de plus opportun dès
Igts, pour seconder l'aciioa des malires qui nous restent ou pour
préparer les voies aux maîtres futurs, qu'ao ensemble de réflexions
et de «enaeils publics sur le véritable caractère de ces traditions,
sur J'influence qu'il leur appartient d'exercer en dehors et au-dessus
de l'archéologie fM-opremeat dite? Tel est le getire d'enseigne-
ment que contient la Grammaire des arts du dessin; tels sont, les
mérites qui lui assignent une place à part entre les écrits stricte-
ment historiques et les ouvrages de pure théorie. En consacrant à
l'architecture une partie considérable de Eon livre, M. Charles Blanc
n'a entendu ni enregistrer les événemens de l'art dans la simple
succession chronologique, ni supprimer au contraire les leçons de
l'histoire pour ne formuler qu'un système. Il a estimé plus inté-
ressant et plus utile de rappeler les faits en regard des principes,
de confirmer chaque proposition énoncée par des exemples qui _
en démontrassent l'autorité séculaire aussi bien que l'orthodoxie
esthétique. En un mot, dans cette Grammaire des arts du dessin,
on trouve mieux qu'une aride syntaxe, et la maniëre'dont les règles
y sont présentées nous semble à la fois trop animée et trop per-
suasive pour ne pas les accréditer sûrement auprès du public
Quand nous serons bien convaincus que l'architecture est de tous
les arts celui dont on peut le mieux juger avec les seules lumières
de la raison, parce qu'il a lui-même dans la raison sa source et
9on moyen d'expression principal; quand nous aurons une bonne
fois reconnu qu'au lieu d'être un vain décor pour les yeux ou uo
logogripbe pour l'esprit, un édifice doit, jusque dans la somp-
tuosité, traduire des intentions* claires, conformes aux données
premières de la construction comme aux caractères de sa destina-
tion spéciale, — peut-être les inventions vides, de sens ou les
imitations emphatiques cesseront-elles d'usurper la place où notre
tolérance désintéressée leur permet de se multiplier aujourd'hui.
Cette espèce de superstition qui nous porte, faute d'initiation ou
d'étude, à nous récuser dans les questions relatives à l'arcbitecturs
LB6 ABTS DU DES6tR. S07
eiplique «osai risdifTéreaee pln3 bsbitudle enoM^ où aoua laisseot
Ik statuaire et ses œuvres. Pour beaucoup d'entre noHs, la sculp-
lore s'est guère qu'uoe vieille coorreiHioa , sioon un pr^ugé , une
iaimt d'eipreasioB surâuuée txHuie tout au plus à perpétuer daas le
anode ^vdit cerUines traditions scientilîques. L'eFresr est graade
issuréveot; mata, il faut biea le dire, elle n'est pas toujours sans
préteile. Daos le peu de succès que rencODlre aujourd'hui la scolp-
ture, tous lea torts ne sont pas de notre côté i on pourrait attriboeir
ou beaae part de cette împopalarité à la bainlité m€eae des
mofeos choisis et à l' abnégation excessive de ceux qui Les em-
ploient. Lea hofomes qui de notre temps enireprennent i^ès tant
d'autres de modeler quelque honnête figure de dieu ou de dëesstt
renoBvelée de l'ApoilgK Hu Belvédère ou de la Vétam dt Midici»,
lea sculpteurs que sous voyons, en désespoir d'inveatioa, se can-
tonner daDs l'intitatioD dû deux ou trois types nrille fois reproduits
d^i procèdeat k peu près comme des poètes qui s'obstineraient à
K nous parler qu'en vers grecs ou latins. Quoi de moins coupable
«pareil cas que m» distractions, que «otre froideur? Le malheur
tsl ge^ement que des efforts et des talens plus sérieux se trouvent
compromis dans l'opiDioo ÎD^irée par ces contrefaçons ou ces re-
dites iaaliles. Une statue, pour peu qu'elle représente un person-
lugen ou qu'elle exprime une intention allégorique, prend immé-
fatemeot à nos yeax l'aj^iareBce d'un anachronisme. Malgré ce
qu'dle peu! avoir au fond d'original et de véritableiiient méritoire,
elle n'est pour noBS qu'ua exemplaire de plus de ces types prévos,
ei^ à satiété, qoe la coutume impose i la civilisation moderne.
Il serût bien nécessEure pourtant de distinguer la part de
cbacDQ dans cet ensemble de tentatives ioégatement recomman-
daUes. Si bon nombre d'artbtes croient avoir assez fait quand
3s ont réussi , moyennant quelques recettes d'école, à simuler les
procédés extérieurs de la statuaire grecque ou romaine, d'autres
cherchent et trouvent dans l'étude de l'antiquité des secrets plus
rves et plus fécoods. Au lieu de réduire leur tâche à un archaïsme
slfeile, ils travaillent à en rajeunir les conditions par le caractère
particulier des fermes et la vraisemblance de l'expression. Même en
traitant un sujet allégorique, ils n'oublient pas que nos croyances
et DOS nKBurs ne sont plus celles qui avaient cours au temps de
Péiidès on d'Auguste, et que, s'ils ont le droit, pour se faire plus ai-
stneet coniprendre, d'employer certains moyens consacrés, ils ont
•ussi le devoir d'approprier ces formules païennes aux exigences de
■otre goût et aux coutumes de la pensée dtrélienoe. S'agit-il d'un
tbtee foomi par l'histoire ou par la réalité contemporaine, d'un
gnnpe hén^que comme celui que Rude a sculpté sur une des faces
de l'Are de l'Btoiie, ou d' une simple figin^ de genre comme le Dan-
:vGoo<^lc
208 REVUE DES DECX MONDES.
teur napolitain modelé pu* Duret, ici encore et à plus forte raison
l'imitation littérale de l'antique aboutirait au mensonge ou au contre-
seos. Que pour traduire des sujets de cette espèce les scalpteure
s'inspirent des travaux accomplis par les anciens dans des cas ana-
logues, qu'ils prennent conseil des bas- reliefs romains, des épbëbes
ou des Faunes grecs, ils ne sauraient mieux faire, à la condltioQ
toutefois de ne demander à. ces exemples que des renseignemeos
sur l'art de rendre fidèlement la nature et la vie et de n'y puiser
en quelque sorte que des leçons de sincérité. Non, si incompara-
blement belle que soit la statuaire antique, avec quelque zèle
qu'on doive en interroger les monumens et les moindres débris, il
ne faut pas. sous peine de mauvaise foi envers soi-même et envers
son temps, immobiliser dans la pratique les traditions qu'elle im-
pose; il ne faut pas, en reconnaissant l'autorité qui lui appartient
à tant de titres, exagérer le respect jusqu'à l'inertie de la pensée,
la docilité jusqu'à l'asservissement. La fonction de la sculpture mo-
derne ne saurait uniquement consister dans la fabrication d'effigies
vieilles en naissant de plus de vingt siècles, dans la réédition à tout
propos, sous tous les noms et pour toutes les places, d'une série
d'images taillées d'après un invariable patron.
Pourquoi vouloir d'ailleurs emprisonner le beau dans les limites
d'une manière, dans les privilèges physiques d'une race, dans les
usages d'une époque? Quelle nécessité, en présence de la vie, de
galvaniser on cadavre, de sacrifier les vérités directes qui nous en-
tourent k des vérités de seconde main, l'art enfin à l'archéologie et
le modèle humain à la statue grecque? L'homme, après tout, pour
fournir à la sculpture un type digne d'elle, n'est pas tenu d'avoir
vécu à Athènes vers la quatre-vingt-troisième olympiade. 11 lui
suffît d'être beau de cette inévitable beauté que donnent en tout
temps et en tout pays la santé, la force, la jeunesse, ou même de
présenter jusque dans la dépression sénile des formes ces caractères
accentués qui déterminent une physionomie. Quand les maîtres Ho-
renlins du xv siècle sculptaient les images de leurs contemporwns,
ils ne Rongeaient pas à le prendre de si haut avec la nature. Loin
d'affubler leurs modèlesde je ne sais quel faux semblant de ma-
jesté hellénique, ils entendaient en accepter franchement les irré-
G-ularités et en traduire tes apparences dans un style d'élite sans
doute, mais éloquent avant tout par sa véracité. On peut dire en
ce sens que l'essentiel des principes grecs revit le plus souvent là
oft le sujet et la manière sont en réalité le moins archaïques. Pour
re citer que des exemples récens, tel buste sculpté par M. Cavelier
ou par M. Guillaume d'après un personnage de notre temps parti-
cipe plus directement de la méthode antique, malgré les caractères
tout modernes du modèle et de l'œuvre, que telle têu tCétude aux
LES ARTS DU DESSIN. 209
lignes officielles, au nez scrupuleusement droit et aux lÈvres bou-
deuses, en mémoire de YAniinoûs.
L'art du sculpteur ne consiste donc pas dans un efTort systé-
matique pour déguiser le vrai et en réduire les apparences variées
à un mode d'expression uniforme; il consiste, comme le dit H. Charles
Blanc, V à élever la vérité individuelle jusqu'à la véHté typique et la
yérité typique jusqu'4 la beauté. « Que l'artiste ait à représenter
un paysan ou un héros, une vierge ou une matrone, un cheval ou
un ItoD, il figurera non-seulement les particularités qui disUnguent
le modèle donné, mais encore les traits caractéristiques de la race
et du type. 11 définira les attributs de la beauté robuste ou gra-
deose, élégante ou terrible, — comme dans son admirable statue
de Voltaire, dans ce portrait d'un octogénaire décrépit, Houdon aura
su formuler l'idéal de la vieillesse et de la malice, et résumer la
physionomie de tout un siècle aussi bien que la vie étincelante d'un
esprit.
Il est très dilBcile, je le sais, de s'arrêter & temps dans cette
double poursuite de la vérité apparente et de la vérité cachée.
06 la docilité aux exemples de la nature commence- 1- elle à de-
venir on dangerï A quel point précis au contriûre la volonté
d'idéaliser les choses dégénère-t-e)le en parti-pris blâmable et en
convention? Il y aurait de la témérité à prétendre mai'quer irrévo-
cablement ces limites. A peine les œuvres des grands artistes eux-
mêmes permettent-elles de les entrevoir, et l'on courrait le risque
de recevoir quelque démenti de Michel-Ange, si l'on poussait un
peu trop loin à ceté^ard le dogmatisme esthétique. Ce qu'il con-
vient seulement d'indiquer à titre de principe, c'est, dans l'imita-
tion, l'alliance du caractère qui exprime la vie personnelle et de la
beaoté qui en généralise l'image; c'est l'obligation pour le sculp-
teur de tout subordonner aux lois de cette imitation choisie, de-
puis la forme sobrement vraisemblable jusqu'au mouvement et au
geste qui doivent, comme dans le Ditcobole du Vatican ou dans le
Faune de la galerie de Florence, annoncer et promettre l'action
plutôt que la montrer. L'agitation ou la violence représentée au
moment même où elle se produit' porterait atteinte à la majesté de
la sculpture en rompant l'équilibre des lignes, et de plus elle com-
promettrait la solidité réelle de la statue. Que si, au Heu d'une
figure isolée, condamnée par la pesanteur même de la matière à
troQver son point d'appui dans la tranquillité de son attitude, il
^agit d'un groupe ou d'un bas-reliefi U encore chaque mouvement
partiel, si vif qu'il soit, devra concourir au calme linéaire de l'en-
semble. L'image même d'un combat, si elle n'offre cet aspect de
pODdération, de sérénité, ne sera plus qu'un tableau en pierre ou
TMn Lnn. — 1807. li
ir,Goo<^lc
210 BETUË DES DEUI MONDES.
en bronze, par conséquent un tableau mort malgré ses prétentions
à la vie. L'excessive animatioD des personnages accusera d'autant
mieux l'inertie de ce qui les entoure, car le ciseau, quoi qu'il Tasse,
De aimulera pas plus les tourbillons de poussière soulevés parles
combattans qu'il ne figurera l'éclair jaillissant du choc des arme>
ou les profondenrs de la perspective.
Supposez par exemple le célèbre carton de Léonard de Vinci, le
comh&l desQuatre cavaliers, tranafomné en bas- relief. Que deviendra
ce groupe terrible, une fois privé de l'atmosphère qui en confirme
ou eu diversifie les lignes impétueuses et les plans? Quelle part res-
teia, dans la signification sinistre de la scène , à ce ciel et à ce
terrain réduits, l'un, k n'être plus qu'une muraille, l'autre un
support uniformément relié au fond? Ce que le clair-obscur avait
énergiquement accentué sous la main du peintre ira se perdre dans
une lumière monotone; ce qui se dessinait en vigueur sur le vide
portera ombre sur une surface, et quelque chose d'interrompu
dans l'eflet, de faui, de froidement tourmenté, résultera de ces
eflàceBiens ou de ces saillies inévitables. Ce sera bien pis encore
à, au lieu d'opérer sur un champ vertical, le sculpteur applique
ces procédés de composition pittoresque à l'agencement d't^jets
s' enroulant autour d'un vase ou d'une colonne. Quoi de plus offen-
sant pour le regard et pour le goût que des effets d'optique se
produisant en sens inverse du galbe, que des semblans de concavi-
tés venant démentir le mouvement réel des lignes et la convexité
du monument? Les bas-reliefs dont la longue spirale enrichît,
sans la déformer, la colonne Trajane, quelques vases ou sarcopha-
ges romains et la frise circulaire sculpta par Donatello sur la
chaire extérieure de^I'églisede Prato montrent bien comment un
artiste habile sait se préserver de ces exagérations ou de cet
contre-sens; mais en général c'est aux monumens de l'art grec,
de cet art toujours mesuré dans son élan, toujours délicat dans sa
force, qu'il faudra s'adresser de préférence pour apprendre à pro-
portionner le mouvement des parties à l'immobilité architectoni-
que de l'ensemble et la variété des élémens k l'unité de la com-
position. Sur ce point comme sur tant d'autres, ce sont là encore
une fois les modèles qu'il faut choisir, non pour en copier servi-
lement les dehors, mais pour s'initier aux conditions intimes de ce
beau dont les Grecs ont mieui que personne connu la raison d'être
et deviné les lois.
La sobriété dans l'attitude, dans le geste, dans l'cwdonnance des
lignes, soit que celles-ci ne dessinent qu'une figure isolée, soit
qu'elles se combinent en forme de groupe on de bas-relief, — 1*
prédominance du caractère typique sur la physionomie individudle,
du général sur le particulier et de la beauté sur l' expression, —
us AKK DD DKSSm. 211
Toilà les ooa<}iUoa3 les plus rigoureuses de \h sculpture. Telles sont
les règles dont elle ne saurait s'écarter sans dépasser ses Troiitièfes
Ml manquer i sa foDctton. Quelque digaes de mémoù-e que puiasrait
être, en defaors de ces principes, l'habileté et les œuvres d'un Giii-
berti, d'un Jean d« Bologne, parrois même d'un Bernia, quelques
efibrts que l'on ait plus récemmeat tentés pour attribuer à l'ébau-
cboir'les mêmes privUéges et les mêmes vertus qu'au pinceau, le
tout ne prévaudra point contre des £uts bien autrement persuasifs,
parce qu'ils correspondent à la nature même des choses et aux
îtenielles exigences du bon sens.
La sculpuire a son objet et ses ressources propres, sa sîgniTica^
tion à la fois positive et abstraite, son empire très indépendant de
rinfluenoe qu'il appartient à la peinture d' exercer. Bien qu'A cer-
tains égards une statue se rapproche de la réalité plus qu'une Tigure
pdnte, puisqu'elle [présente la forme humaine sous ses trois di-
oKQsions, elle emprunte de son apparence monocbromet de ses
jeus sans regard, du sol restreint qui la supporte, une sorte de
vie surnaturelle dont on aurait aussi mauvaise grâce à regretter
riqsufEsaDce qu'A méconnaître la poésie. Laissons donc k chaque
art son génie et ses procédés. Ne demandons à la sculpture ni de
rivaliser avec la peiolure, oî de nous émouvoir par la violence,
par le caractère dramatique de l'expression. Le meilleur de son
éloquence est daos sa modération même. Enfin k ceux qui se-
raient tentas d'élargir un peu trop le cercle où il lui est permis
d'agir, à ceux qui, au lieu de l'imitation choisie, songeraient àfaire
d'une certaine indulgence pour le laid un des élémens de la sculp-
ture, il faudrait répondre avec l'auteur de la Grammaire de$ arti
da àetsin : n Dans la vie comme dans la peinture, la laideur peut
devenir supportable, si elle est corrigée par la mobilité de la pa^-
role ou par le prestige de la couleur, si elle est rachetée par une
expression fugitive, transfigurée par l'fime; mais dans la sculpture,
fatalement enchaînée à la matière pesante, la laideur immotule,
muette, épaisse et pétrifiée, la laideur cubique, est une monstruo-
sité d'autant plus oDeosante que, taillée en marbre ou coulée en
bronze, elle usurpe une immortalité dont la beauté seule est digne. •
Si Von demandait pourquoi la reproduction des objets par le pin-
ceau ou par le crayon peut être plus intéressante que la .réalité et,
même abstraction îùte du coloris, plus vraisemblable que l'elFigie
mécanique, il suffirait de rappeler la part qui revient dans cette
imitation au sentiment et au calcul. Quand Pascal définissait la
peinture ane h vanité attirant l'admiration par la ressemblance de
i.vGoo'^lc
212 IBTDE DES DEUX MONDES.
choses dont on n'admire pas les originaux, n il confondait appa-
remment la copie brute avec l'image. Les modèles fournis par k
Dature ne s'imposent pas si despotiquement au pinceau qa'il lui soit
interdit d'en interpréter l'aspect et d'en dégager l'esprit. C'est là
au contraire le plus beau de sa t&cbe et son devoir principal; c'est
là ce qui fait de la peinture un art, tandis que la photographie n'en
est pas UD. En imitant tout, la photographie n'exprime rien.
l peinture n'a donc pas pour objet unique, ainsi qu'on l'a dit
souvent, l'imitation de la nature. Elle tend à exprimer l'âme hu-
maine au moyen de la nature imitée, et, dans la représentation d'an
paysage comme dans la composition d'un tableau d'histoire, à nous
révéler ce que l'artiste a senti à propos du fait, au moins autant
que l'apparence matérielle de ce fait. « La peinture, dit M. Couder
avec la double autorité que lui donnent son talent de peintre et son
expérience, est un adroit mensonge; elle est suffisamment vraie dis
qu'elle semble dire la vérité, car rilla'ùon n'est point le véritable
but de l'art. A l'aspect d'un tableau, ignore-t-on que c'est l'œuvre
de l'artiste que l'on considère? »
Suit-il de là que, pour être plus sûrement expressive, la pein-
ture ait le droit de s'insurger contre la réalité et de sacrifier ani
franchises du sentiment personnel non-seulement le beau, mus le
vrai lui-mémef Autant vaudrait admettre en littérature la légitimité
d'un langage tout arbitraire. A quoi bon insister aa surplus? Per-
^ sonne sans doute ne trouverait aujourd'hui une définition suffisante
de la peinture dans ce seul mot « imitation, » et ne consentirait i
confondre ainsi le moyen avec le but, comme cela pouvait avoir
lieu au xtiii' siècle sous l'influence de Le Batteux ou de tel autre
théoricien de cetteforce; mais personne non plus, je suppose, ne
sera tenté de réhabiliter l'idéalisme compris et pratiqué à la façon
du chevalier d'Arpin. Reste à rencontrer le juste point entre ces
doctrines extrêmes et à se former une opinion moyenne qui, sans
demander trop peu à l'art, sans exiger de lui plus qu'il ne peut
donner, n'entre en complicité ni avec le matérialisme pittoresque,
quelles qu'en soient les formes, ni avecles exagérations spiritualistes,
de quelque semblant de noblesse qu'elles prétendent se décorer.
En attribuant tout à l'heure à l'expression une importance prin-
cipale dans les moyens dont le pinceau dispose, nous n'avons pas
voulu dire pour cela qu'elle dit prévaloir absolument sur le reste.
Bien que la peinture soit l'art expressif par excellence et que même
les disgt-âces physiques lui appartiennent parce qu'elle sait y trou-
ver, ne fût-ce que par le contraste, les ëlémens d'un effet décisif,
elle ne demeure pas confinée dans le caractère, c'est-à-dire dans
la représentation exclusive des phénomènes individuels. Elle peut
s'élever à une vérité plus haute et plus générale, elle peut concilier
LES ABTS DU DESSIN. 21 S
l'expressioD avec la beauté, soit e» figurant fonnetlement celle-ci
en regard des types contraires, soit en idéalisant par le style ces
types dégradés et en retrouvant ainsi les principes de Tbarmonie
jusque dans les témoignages du désordre.
Qu'est-ce donc que le style dans l'acception générale et absolue
du mot? Comment ce qui distingue une manîÈre, ce qui est le ca-
chet de tel ou tel homme, peut-il devenir un symptôme commun,
DD sgne de ralliement pour toute sorte de tatens ou de travaux?
Chaque grand peintre, il est vrai, a un style qui lui est propre; en
d'autres termes, il imprime à ses œuvres un caractère conforme à
son caractère personnel, aux aptitudes ou aux prédilections de sou
génie. Ne saurait-on pourtant, sous l'extrême diversité des formes
d'expression, démêler une certaine unité de principes, un certain
accord instinctif entre tous les peintres de haute race? Que l'on
se figure le même modèle posant devant vingt mattres différens
OD le même site reproduit par les paysagistes françiùs et hollas-
dùs du xTit* siècle : toutes les œuvres peintes d'après ce mo-
dèle lui ressembleront sans pour cela se ressembler entre elles,
parce que chaque peintre aura interprété la réalité dans le sens de
ses propres préférences, et fait prévaloir, voIonUùrement ou non,
ime vérité d'un certain ordre. L'épanouissement de la vie dont Ti-
^ sera touché à l'exclu^oo du reste et qu'il rendra avec une
joyeuse animation, Corrége ne l'apercevra qu'à travers le voile
d'une gr&ce mélancolique, tandis que Michel-Ange y verra t'enve-
loppe héroïque de la passion ou de la douleur. Là où Poussin et
Glûde le Lorrain trouveront une occasion d'exprimer par les lignes
et par le ton la majesté sereine de la nature, Ruisdaël donnera
tanière à ses sombres instincts de dessinateur et de coloriste. Par-
tent 1,'empreiQte d'un sentiment individuel, d'une manière parti-
culière d'envisager les choses; partout cependant le même besoin
d'accentuer ou d'ennoblir le fait, et un caractère commun, la gran-
deur.
le style n'est autre chose que cette révision par l'art des objets
naturels. S'il éttut permis, pour le définir, d'employer des mots à
pea près contradictoires, on dirût qu'il s'enrichit en raison même
des détails qu'il supprime, comme en parant la réalité il la rend à
h fois plas simple et plus intelligible. Un portrait obtenu mécani-
quement est sans style, ressemble mal au modèle, parce que les
traits caractéristiques sur lesquels l'art aurait appuyé sont ici ac-
ceptés et reproduits au même titre que les moindres accidens du
moment; un portrait peint par Flandrin ou par M. Lehmann a du
stjle, parce qu'il résulte d'une comparaison judicieuse entre les
Tentés principalement dignes de la lumière et les vérités infimes ou
Kcondaires qu'il convenait d'omettre ou de voiler. Le style ne sau-
vGoof^lc
tli RETUE DES DEDS HOmiES.
rait donc Wre absent d'une teavn d'srt sans qae ceWe-€i perde n
TecommaDdattoa la plus s&re et son moyen d'action le phis docct
STtT fesprit. Le style enfin, dans l'ordre piitoresque comme daas
l'ordre littéraire, est le vêtement nécessaire du Trat. Ceux qui, par
ane exagération de respect pourla matière, se conteeteot d'en co-
pier les formes nues, 1m apparences telles qnelles, font une bcsogw
aa moins inntile, paisqu'ils ne nous montrent rien de plos que ce
que nous aurions vu tout aussi bien sans eux.
Tel est au fond l'avis Jun peintre, M. Coutnre, aotcor d'as livw
récemment publié sous le titre de Méthode tt Eriretitm <taleUtr,
bien que sur ce point, comme sor plusieurs airtrcB, les opinions
exprimées dans cet ouvrage paraissent Tarier jusqu'à la coDtra«fi&-
tion. Singulière inconséquence au surplus! aprts a?oir longoe-
ment médit de la critique, dont il prophétise la fin prochaim et
qu'il malmène le plus. rudement tpj'il peut en attendant, raaleDT
des Entretiens d'tttelîrr fait acte de critique à son tour et ne lais»
pas d'exercer parfois jusqu'fc fabus le droit qu'H refuse à autrui.
Nous ne lui reprocherons pas les jugemens plus que sévères qu'il
croit devoir porter sur les principaux artistes de notre époque de-
puis Ingres jusqu'à Delacroix, Si complètes qu'elles soient, à notre
avis, de pareilles erreurs ne dépassent point les limites de la cri-
tique; mais lorsque, pour caractériser les aspirations d'une certaine
école et les mœurs de certains talens dont les débuts remontent aux
premières années du dernier régne, M. Couture nous parle de
« peintres crasseux qui ressemblaient à des sacristains, n lorsqu'il
se moque de ces <( eufans de concierges, « de ces n gueux ■ dont
les paroles « avaient un parfum biblique, » il commet «ne mé-
prise d'une autre sorte et une faute moins excusable 'contre le
goût. Il commet en tout cas un oubli, car je ne veux pas croire
qu'il se rappelle qu'un de ces apprentis de la pânture .•eligieuse
« vers 18S2 n se nommait Hippolyte Ftandrin.
On' le voit, dans le livre de M. Couture, il y a trop et trop peu.
En dépit du titre et des promesses que semblait donner le nom
de l'auteur, on serait assez mal venu à y chercher des leçons mé-
thodiques sur Fart. On n'y trouvera le pljs souvent que des con-
seils ëcourtés, des explications interrompues, on ne sait pourquoi,
par des confidences dont les futurs biographes de Tartiste feront
peut-être leur profit, mais qui ont au moins cet inconvénient de
compliquer le sujet. D'où vient par exemple qu'après deux chapi-
tres sur le dessin dents sa plus belle expression et sur le portrail,
M. Coulure juge nécessaire de nous raconter la vision qu'il eut huit
jours durant du spectre d'un arlequin dans l'église de Saint-Eus-
tacheT S'agit-îl de pures théories, ici encore la méthode d'exposition
manque de, rigueur et de clarté, bien que le vocabulaire choisi at-
LES ARTS 00 DESSIN. 216
teste, jusqu'à l'eicës peut-être, le goût des formules scientifiques.
I Humaaisez votre discours, » dit ua des personnages de Molière &
nn littérateur trop prompt à' s'armer de grands mots. Certaines das-
aificatioDs établies par M. Couture permettraient de former le même
Tteu quanta la langue pittoresque qu'il emploie. A quoi bon cesfré-
queus recours à u la base, d à n la dominante, » ou ces étiquettes,
entre plusieurs autres, de k luminaristes, u de « turquistes, ■> atta-
chées à des talensqu'ileût été facilede caractériser en termes moins
rébarbatifs? L'attention qu'on prétend ainsi conquérir peut au COD-
trûre ae laîseer eiîaroucber par cet appareil scolastique, et.ua sem-
blable résultat serait d'autant plus regrettable que, là même où
l'eipression est le moins séduisante, les opinions de M. Couture
le recommandent souvent par la justesse. Dans les questions de
procédés surtout, dans ce qui concerne l'association des tons et le
coloris, plusieurs préceptes mériteraient d'être étudiés de près par
les artistes. Ils trouveraient là des avertissemens ou des indications
Térïiablemeat proTtlables, parce que, sans parler de la coofianco
due au peintre expérimenté qui les donne, ces enseigneniens s'ap-
pliquent à une des parties de l'art que les prescriptions matérielles
intéressent le plus directement.
S'il est en effet dans la peinture wa point sur lequel l'eipé-
rience et les avis d'autrui puissent avoir facilement une inQueoce
pratique, n'est-ce pas celui qui demeure en dehors de l'expression
propreonent dite, de l'înterprétatinn morale? Nous ne.prétendons
pas, tant s'en faut, qu'en matière de coloris tout soit affaire de
traditioos ou de recettes. Ici comme ailleurs, il convient de laisser
leur part aux dons naturels, aux instincts. Ni les tableaux ni les
livres ne suffiront pour faire d'un peintre un autre Paul Véronèse ou
un autre Titien; mais l'harmonie au moyen des couleurs a des con-
ditions à la fois moins hautes et moins subtiles, des secrets moins
rebelles à l'analyse qne les inspirations qui se traduisent par la ligne,
par les caractères du dessin. Contrairenaent à l'opinion afsez géné-
rale sur la prétendue spontanéité du talent de coloriste, on peut
dire que ce talent, si variés qu'en soient les témoignages, agit et se
développe sous l'empire de certaines lois fixes, de certains exemples
fidèlement transmis. Où trouver un tableau remarquable au point
de vue du coloris dans lequel les tons choisis pour garnir les côtés
M forment une sorte de parenthèse entourant les teintes centrales
et lesiecommandant d'autant mieux au regard? Dans-une sphèrs
plus humble, comment expliquer, sinon par l'influence des tra-
dition^, celte invariable habileté des peuples orientaux à com-
Uoer les couleurs des matières avec lesquelles ils fabriquent leurs
étofles, leurs tapis, leurs porcelaines ou leurg faïences? Les Chi-
Mis, les Persans, les Arabes, ont été de tout temps coloristes et
^doyCoc^lc
210 REVUE DES DEUX MONDES.
coloristes à peu près infaillibles, parce qu'ils subordonaent l'agen-
cement des tons à des calculs une fois reconnus exacts, à des règles
dont la justesse a été pour jamais démontrée. Même à ne parler
que de l'art industriel, où sont les monumens qui nous révèlent
chez un peuple des notions de la forme aussi obstinément sûres
et une aussi longue succession de dessinatebrs?
II va sans dire que nous ne saurions entrer ici dans l'examen
détaillé des principes qui noua semblent régir le coloris et que nous
entendons seulement les rappeler à la mémoire par l'indication de
quelques faits. A peine oserons-nous faire remarquer en passant
qu'un Ion faux ne parait tel qu'à cause de la place qu'il occupe et
non en raison de sa qualité propre, que la vérité ou la beauté de
toute coloration dépend du milieu choisi, de l'intensité ou de la
douceur des colorations environnantes, et que par conséquent un
peintre peut apprendre aussi bien à éviter dans ses tableaux les
voisinages compromettans qu'à opérer les rapprocbemens utiles.
Sans méconnaître l'importance de la couleur, il ne faut donc lui
attribuer ni des mérites indépendaos de l'expérience, ni un objet
supérieur à la sensation. A ce titre, la couleur n'a dans l'art que
le second rflle. Elle peut même avoir le danger d'entraîner ceux
qu'elle préoccupe à sacrifier dans leurs œuvres l'action au spec-
tacle et l'expression la plus haute de la vie, qui est la pensée, i
l'image tout extérieure, à l'elfet strictement pittoresque.
Sans doute nous savons comme tout le inonde et nous estimons
à leur prix les progrès accomplis depuis plusieurs années par une
partie de notre école. Il est clair que les peintres contemporains de
genre et de pays^e s'entendent mieux que leurs prédécesseurs à
combiner des tons élégans ou solides, à déterminer agréablement
un elTet, à imiter le chatoiement des étoffes ou la rigidité des sub-
stances inflexibles. Faut-il oublier pour cela les droits de la pensée,
du style, de tout ce qui occupe la cime de l'art? Il semble que pour
beaucoup d'entre nous la peinture héroïque ou religieuse n'ait plus
d'autre raison d'être qu'un reste de vieil usage, et les voix ne man-
quent pas pour en annoncer dans un avenir prochain, pour en con-
seiller dès à présent l'abandoa. Autant vaudrait pourtant proclamer
l'anéantissement de l'art lui-môme. Ceux qui, condamnant l'idéal
au nom àa progrès, estiment que le talent n'a rien de mieux i faire
désonnais que de se consacrer à l'imitation des réalités vulgaires oa
& la'transcrîption des curiosités ethnographiques, ceux-là ne mécoo-
nûssent pas seulement les plus glorieuses traditions et le vrai génie
de nolreécoleà toutes les époques; ils oublient de compter aVec les
exigences les plus naturelles de l'esprit, avec des besoins éternels
comme le cceur humain. En' prétendant nous désabuser du beui
pour nous inspirer la plate religion du fait, ils s'évertuent à réfOT-
iT,Goo<îlc
LbS ARTS DU DESSIN. 217
mer ce qui, Dieu merci, est de soi à l'abri des réformes. Dîtt le
succès courODDer en apparence leurs efforts, dût l'opinioa achever
des'en rendre complice, iln'y aurait 1&, nous l'espéroos bien, qu^un
accident sans conséquence, une méprise moins durable après tout
que le bon s^s, et dont le premier grand maître qui surgira fera
justice du jour au lendemain.
A cAté des fausses doctrines qui tendraient à discréditer la peia-
tnre telle que l'ont comprise et pratiquée dans notre pays tant de
nobles maîtres, depuis Poussin jusqu'à Ingres, depuis Lesueur jus-
qu'à Flandrin, des préventions tout aussi injustes et plus générales
encore seosblent menacer la vie de la gravure. Qu'y a-t-il donc
ai réalité de défectueux ou d'insuffisant dans cet art qu'on voudrait
reléguer parmi les procédés surannés? En quoi les travaux non-
seulement de M. Heniiquel, mais de bon nombre de ses élèves en
France et de ses confrères à l'étranger, jusliGent-ib l'inévitable
oraison funèbre dont tout le monde, y compris ta critique, pour-
suit aujourd'hui la gravure et les graveurs? — Une estampe, dira-*
t-OD, n'étant qu'une œuvre de seconde main, une copie dont tout
le mérite consiste dans la fidélité matérielle, on a bien le droit de
loi préférer un mode de reproduction plus fidèle encore. L'exacti-
lade absolue de la photographie ne laisse aux renseignemens four-
sis par le burin qu'une authenticité suspecte, et dès lors le pro-
cédé infaillible doit naturellement supprimer celui qui ne l'est pas :
double erreur que plus d'une fois déjà nous avons eu l'occasion de
relever dans la Bévue.
Mon, la seule Qn de la gravure n'est pas l'eUigie extérieure de
l'œuvre d' autrui; non, il ne s'agit pas uniquement pour le graveur
de transcrire avec une rigueur mathématique des lignes et des dé-
tails de modelé. Sa tâche est bien plutôt celle d'un interprète que
d'un copiste. Le texte qu'il reproduit, il l'explique, et cette part
d'iovention personnelle ou tout au moins de critique donne à
l'image une valeur particulière, comme au modèle lui-même un
surcroît d'autorité. La photographie au contraire, qui n'interprète
liea, qui ne sait rien contrôler ni rien choisir, la photographie n'ar-
rive à nous livrer qu'un simulacre inerte, une ressemblance à la fois
eicesâve et incomplète, puisqu'en remettant impitoyablement en
lumière jusqu'aux moindres avaries, elle n'a et ne peut avoir pobr
les vérités intimes ni des prédilections plus vives, ni un zèle plus
intelligent. Que deviendrait sur la plaque du daguerréotype la /o-
conde de Léonard ou cette autre merveille de la peinture, ce Ma-
riage de tainle Catherine par Corrége, dont le burin de M. Henri-
quel a si bien rajeuni récemmeai la grâce et l'harmonie exquises?
La ûdélité photographique n'a de prix que comme moyen d'in-
formation matérielle. Qu'on en fasse grand cas & ce titre, qu'on de-
jOO'^Ic
218 REVUE DEA DSi,V\ UU.NDES.
mande aux documens qu'elle fournit des notions certaines; mais
qu'on n'y cherche pas un équivalent de ce que la gravure seule est
en mesure de nous révéler. Laissons donc & celle-ci sa fonction et
à la photographie son métier. La gravure n'est pas morte et ne doit
pas mourir des coups que lui aura portés sa prétendue rivale, pas
plus que l'art du statuaire ne saurait être Taincu par les procédés
du moulage sur la nature. Elle peut être condamnée à l'inaction U
OÙ le principal résultat à obtenir est une imitation littérale, dans la;
reproduction des monamens de l'architecture par exemple ou iam
les fac'timile de dessins. Partout ailleurs elle garde ses privilèges
et défle les comparaisons avec la mécanique, parce que, an lieu de
s'arrêter comme celle-ci & la surface des choses, elle en pénètre h
signification secrète, parce qu'elle fait œuvre de sentiment et de
pensée, parce qu'elle est une forme d'expression pour l'intelUgcDce
et non une contrefaçon muette de la réalité.
Or, précisément à cause de ces conditions et de ces ressources,
"l'art da burin impose à ceux qui le pratiquent une extrême ré-
serve dans l'emploi apparent des moyens. Tout ce qui tendrait i
l'étalage du faire, k l'osleniation de la manœuvre, pour nous servir
du terme consacré, serait une usurpation et un contre-sens, l'ac-
cessoire l'emportant ainsi sur le principal. En outre il y aurwt li
tme justification implicite de l'opinion défavorable fc la gravure,
puisque le talent, en n'agissant plus que dans la sphère de la deitè-
rité, se montrerait, quoi qu'il Ât, matériellement moins batHie et
en tout cas moins rapide que le procédé mécanique. .Nous ne sau-
rions dire que des fautes de cette espèce, plus compromettantes
que jamais dans les circonstances où nous sommes, n'aient pas été
commises par plusieurs graveurs de notre époque. Le temps est
bien passé pourtant où la manière molle et pédkntesquement fa-
cile d'un Morgben pouvait, sans offenser personne, dénaturer le
Btyle des plus grands peintres, où la stérile adresse avec laquelle
Wille découpait le cuivre suffiswt pour procurer le succès k se»
(Buvres et une notoriété européenne à son nom. Sans doute, an-
jonrd'hui comme toujours, il est nécessaire que le graveor choi^Me
aTec un soin scrupuleux ses travaux, c'est-à-dire les combinaisons
de tailles les plus propres i modeler chaque forme dacsleJDBtt
sens, à exprimer la dégradation des plans ou les valeurs relatives
du coloris; sans doute, il faut qu'il trouve le secret d'assouplir n»
instrument rebelle, & la condition toutefois de ne pas nous inforaiw
trop complaisamment des efforts faits pour y rtusàr. Il fant en on
mot que sa main ait d'autant moins d'orgueil qu'elle aura en réa-
lité plus de science, sans quoi nos regards mal ï propos occupés K
verraient dans une estampe que les traces de Foutil et oablieiaient
presque l'objet représenté pour s^en tenir & ce que leur montrerait
LES ÂETS DU DESSIN, 219
cette sorte de calligraphie pittoresque. Qu'est-il besoin d'ailleurs
de plaider pluâ au loog la cause de la gravurel Le» œuvres des
maîtres seront à cet égard plu» coBvaiocanlea que toutes les dis-
lertatioas, et c'est à elles qu'il coQvieat de laisser la parole. Aus^
bieD le moment est-il renu pour dous de recueillir ks euseigoe-
mens qui ressortCQt de notre sujet et de résumer la pensée de cette
étude. En écrivant, i propos de ta Grammaire de» arU du demn,
Los pages qm précèdent, noua n'avons pas entendu seulement louée
un livre excellent et en recommander la lecture aux hommes du
monde; nous avons voiilu enc(»e appetler sur ce livre l'attention
des aflistea eux-mêmes et les exhorter à un genre d'étude pour
lequel lia n'ont trop souvent qu'un éloigoemeot préconçu ou une
paresseuse indiJIéreace. Il faut lùen le dire en effet, lea plus scep-
tiques, les plus ignorans même en matière esthétique, ne sont pas
toujours ceux qui n'ont tenu de leur vie un ébauc^ir ou ua pio-
tean. La ùmple possession des secrets du métier n'est pas one
garantie de science véniable, encore moins de croyances philoso-
phiques, et plus d'un aujourd'hui parmi les praticiens les plus ba-
laies serait asseKempëchépeut-étre s'il Lui fallait définir sa doctrine
m conresser sa foi. Certes on ne saurût imposer à an sculpteur ou
à ut peintre l'obligation de discourir sur l'art c<Hnme un théoricien
de profèssioD, et de donner à tous venaos les raisons de ce qu'il
^t ou de ce qu'ont fût les aulres; mais aera-t-on mal fondé à exi-
ger de lui qu'il se rende au moins quelque compte des principes
qu'il a la mission d'appliquer, et que, au lieu d'exercer son art par
par empirisme, il en pratique les lots morales à aussi bon escient
qse les conditions techniques? *
U ne s'agit ni de condamner k. l'immobilité les écoles modernes,
— ce qui aérait une tentative aussi vaine que de prétendre sup-
primer leur passé, — ni de contester au génie, au talent même,
son libre arbitre et ses privilèges. U s'agit uuiquentent de rappe-
ler à la mémoire des uns, de déCnir pour l'instruction des autres
certains devoirs qui obligent tout le mwkde, certains principes au-
dessus des plus hardies entreprises ou des variatioDs du goût. La
fidélité au vrai n'est pas la routine, la force qui se recueille et qui
calcule n'a rien de eoramun avec l'inertie. Ceux gui ne voient dans
l'art qu'une occasion d^ionovations perpétuelles, ceux qui croient
ifoe le beau se devine et s'invente par la seule vertu des instincts
penoanels, ou qu'il varia eo raison des maurs de chaque époquei,
ceui-là se «éprennent sur la fonction de l'artiste, comme ils s'exit-
gèreat l'inâépenâ&oce de ses inspirations.
Bien né sort de rien, et il n'est pas arrivé encore qu'un grand
artiste ùt sui^i au milieu d'un peupla barbare ou dans une atmo-
sphère vide de traditions. Si puissans novateurs qu'ils Fussent,
vGoof^lc
rîO RLVLE DES DEUX UONDES.
Nicolas de Pîse et Giotto se souvenaient de leurs devanciers, comme
Phidias, pour créer ses ioconiparables chefs-d'œuvre, s'était ùdé
des découvertes déjà faites, comme Hichel-Ange lui-même devùt
soumettre sa Tière fantaisie à l'autorité des enseigaernens et des
exemples antérieurs. L'histoire de l'art, telle qu'elle est écrite dans
les oeuvres des maîtres, n'est que le développement sou's-des ap-
parences diverses d'un petit nombre de vérités fixes, d'axiomes,
de principes immortels comme les besoins de l'intetligeace hu-
maine. Que l'application de ces principes soit astreinte à an pro-
grès incessant, que l'immobilité en pareil cas devienne le signe de
la décadence, — rien de plus vrai. Toujours est-il que le periec-
tionoement ne saurût porter que sur les modes d'expression. D
n'est pas plus possible de changer en ceci le fond des choses qu'il
ne le serait d'inventer pour le corps des formes nouvelles ou de
nouveaux sentimens pour le cœur. Comment après tout demander
à l'art plus de variété qu'à la nature, qu'on n'accusera pas poui;taDt
de monotonie parce qu'elle reproduit obstinément les mêmes types,
et qu'elle impose les mômes passions aux générations d'hommes ,
qui se succèdent? L'art consiste précisément à diversifier par les
nuances, par l'interprétation, par l'originalité du sentiment et du |
style ce^te étemelle et implacable uniformité. Dans de telles limites, '
son domaine est assez vaste encore et sa tâche assez belle pour cod- ,
tenter les plus hautes ambitions. • I
Que les artistes donc laissent dire, sans s'émouvoir de leurs pa- j
radoxes, ceux qui prêchent la licence au nom de la liberté aussi ,
bien que ces docteurs du matérialisme pittoresque qui, pour toute
esthétique, ne savent professer que la religion de la chair, l'imita-
tion sensuelle de u l'animal humain; » mais, en dédaignant à juste
titre ces jactances ou ces excès d'humilité, qu'ils se gardent, sous
prétexte d'indépendance, de repousser d'autres conseils, d'autres
exhortations plus dignes d'eux. Leur indépendance ne sera nulle-
ment compromise, s'ils acceptent non pas le joug, mais l'appui des
règles et des traditions. Quant à nous, tous tant que nous sommes,
en connaissant mieux les conditions de l'art, nous en goûterons ,
mieux aussi, nous en comprendrons plus sûrement les œuvres, u Nos ,
appétits, écrivait Poussin, ne doivent pas en juger seulement,
mais aussi la raison. » L'auteur de la Grammaire des arls du \
dessin a tout fait pour que cette raison fût bien avertie, pour que 1
ces n appétits m trouvassent leur hygiène en même temps que leur ^
aliment.
Hbnri Delasobde.
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE TERRITOIRE
COMPAGNIE DE LA BAIE D'HUDSON
Patuiçt du iVerd-OwU par lirrt, pu loid MilUn M U. Cfasadla; Loodru.
II 7 a une quaraDtaine d'années, le monde d'au-delà de l'Atlan-
tique fut vivement ejtcité par' l'apparition d'un livre assez étrange
et singulièrement monotone- Uq Américain appelé Tanner, enlevé
iana sa jeunesse par les Indiens, devenu sauvage, puis entré au
service de la Compagnie de la baie d'Hudson et redevenu civilisé,
venait d'écrire ou de dicter ses souvenirs de la vie indienne. Dans
ce temps-là, l'humanité s'intéressait à elle-même; on était curieux
de connaître les sentîmens d'un sauvage et de les comparer à
ceui d'un civilisé. Par malheur, tant qu'il aviût été sauvage, Tan-
Der n'avait pas pensé; ses souvenirs se bornaient à dire: « Tel
jour j'ai mangé, et tel autre jour j'ai eu Faim. » L'incident de son
mariage offrait lui-même peu d'intérêt. Une femme s'approche,
prend la pipe qu'il avait entre les dçnts, en tire trois ou quatre
bouffées de tabac et la lui rend. Ce manège répété deux fois. Tan-
ner eut une femme pour lui raccommoder ses mocassins, et l'in-
dienne un mari pour lui tuer du gibier. Il n'est pas vrai que les ani-
maux diraient des choses intéressantes,s'ils pouvaient parler; on n'a
rien à dire quand on ne pense pas, et le sauvage, qui vit d'instinct
comme la bruie, oe saurait se peindre lui-même : des civilisés seuls
peuvent raconter sa vie. Sans ce rapport, le livre que nous allons
essayer de fûre connaître remplit toutes les conditions désira^
Ues. Deux civilisés, bien plus deux enfans gâtés de la civilisation.
-dnyGoo<^lc
222 REVUE DES DEUX MONDES.
lord Milton, le fils aîné de lord Fitz-Wiltiam, c'est-à-dire l'héntier
d'une des plus grandes Tortunes d'Angleterre, el un jeune médecin,
le docteur Gbeadie, ont la fantaisie d'aller vivre en sauvages sur le
territoire de la Compagnie de la bùe d'Hudson. Us y passent l'hiver
dans une hutte, au milieu des neiges, chassant le bison au sud et U
martre au nord, et lorsqu'ils se senteat suffisamment endutcis à la
faUgue et aux privations, ils s'élancent à travers les Montagnes-Ro-
cheuses, et veulent, en dépit de tous les obstacles, découviir uoe
route directe entre le Caaada et les terrains aunfêres de la Colom-
bie anglaise.
Sans doute les beaux temps de U vie sauvage sont passés. Sur
rimoKiise territMre gouverné par It Compagnie de la baie ifQud-
son, et qui égale en étendue les États-Unis, il n'existe que des dé-
bris de peuplades. Comme le castor, l'Indien a perdu ses inslincU
en cessant de vivre en société. Pour rencontrer de vrais sauvages,
il faut aller chez les Sioux et parmi les Indiens qui n'ont pas cessé
d'être en guerre contre les blancs. D'un autre cAté, lord Milton et
H. Cbeadie se font sauvages pins que de raison. En dépouillant les
vêtemens des civilisés, ils en ont rejeté les pensées. Leur prélen-
ùoa est d'être uniquement des marcheurs et des chasseurs. Ne de-
mandez pas à lord Milton et à M. Cbeadie d'être des philosophes
parce qu'ils ont bu l'eau de la forêt avec des sauvages et le cock'
tait avec des minears : leur livre perdrait son originalité s'il ceasùt
d'être pédant dans les choses frivoles et léger dans les choses sé-
rieuses; maia vous y Ironverex ce «que peo de voyageurs vois doD-
Dent, la reproduction des fûts sans mélange de pensées étrangères.
Ces désoeuvrés d'aiUeora sont allés où se vont pas les savans; Us
racontent ce qne tes politiques ne racontent pas. Par le seul fait àe
leur passage dans ces lieux écartés, ils ont déchiré ie voile dont on
ks coovraiL Un peuple nouveau, qui parle français, formé des débris
d'antres peuples, hiJMte les vastes solitudes qui s'éteodeot di Lae-
Sapèrieur aux Montagoea-ftoebeuses. Avant d'«itrer dans la partie
héroïque de l'expédlûoii, fusons connaissance avec ces lodieos qiû
De sont plus des aaurages et avec ces demi-sang- qui sont encan
des àvilîsés; nous termineniDa en exposant les conditions de la lutte
qui se prépare entre l'Angleterre et les États-Unis sur une tenv si
loi^emp» défendue par f tiotgnement et par le ùleoce.
1.
Notre point de àipaxt sera le (ott Garry, situé au confluent de 11
Rivière-ltonge et de l'Assiaiboioe, surU territoire de la Gonapagne
de la bûe d'Hodson, au ttord du jeune étaldu Minnesota, à une dis-
tance à peu près é^Je de l'endMHicbure du Saint-LaurcBl daas
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE TERRITOIRE DE LA B&IE D HUDSON. Z2S
TAllantique etde l'Ile de VaDcouver dans le Pacifîque. Nos voyageurs
; Arrivent environ sept semaÎDes après leur départ de Liverpool. Ils
ont Iraversé l'Atlantique, ils remontent le Saint- Laurent, visitent
le Niagara, prenrent au nord du lac Érié par Toronto, passent à
Détroit sur la rive américaiiie, contournent les lacs par le sud, tra-
Tersent Chicago, et se rendent en chemin de fer à Saint-Paul, sur
le Hisdssipi supérienr. Ils remontent ce fleuve en bateau à vapeur
jusqu'à La Crosse, où s'arrête la navigation. Une voiture publique
les conduit, à travers tes prairies de la vallée du Mississipi, à la
Tallée de la Rivière- Bouge. A Georgetown, ils s'embarquent sur
deni canots en écorce de bouleau- et achèvent les cinq cents milles
qui les séparaient encore du fort Garry en devançant sans le savoir
TinsurrectioD des Sioux, qui allait mettre derrière eux tout k feu et
à sang dans le Minnesota.
Ne croyez pas que le fort Garry soit un lieu solitaire et silencieux,
DO simple comptoir avec des magasins qu'entoure une haute palis-
sade flanquée aui quatre angles de petites tours carrées, comme sont
la plupart des comptoirs de la Compagnie de la baie d'Hudson.Si le
fort Garry n'a longtemps communiqué avec le reste du monde que
par le convoi qui part annuellement du fort York, sur la baie d'Hud-
aoD, s'il n'a encore que des rapportsjrrégutiers avec l'état améric^
ia Minnesota, c'est le centre d'un monde à part, c'est une ville telle
qu'il peut s'en élever sur le territoire de la Compagnie de la baie
d'Hudson. Indépendamment des fermes et des hameaux dispersés
le long de la Rivière-Bouge et de l'Assiniboine, boit mille habitaDS
sont réunis autour du fort Garry. Ce sont des Anglais, des Écos-
sais, des nis de Canadiens français, des demi-sang canadiens et des
Indiens. Les deux langues qui s'y parlent le plus communément
soDt le français et une langue franque, mélange de patois ba»-
Donnaqd et d'indien. Les demi-sang donnent le ton. Ce sont
des gens sans souci du lendemùn, vifs et gais, prêts à endurer
toutes les fatigues et s'abandonnant A la débauche dans les mo-
mens d'inacUon. On n'entend au fort Garry que le bruit du vio-
lon et des cris de joie ; on n'y voit que danses et scènes d'ivresse.
I^x fois par an, an printemps et à l'automne, la population en-
tière quitte la ville.'suivie par quinze ou seiie cents chariots, et
s'en va camper dans^la prairie pourchasser le bison. Vd millier
de ces énormes animaux tombe A cbacnne de ces chasses, et leor
lÙBde conservée approvisionne la colonie jusqu'à la chasse sni-
Tante. Depuis Tîntroduction des colons par lord Selkîik, au coni-
mencement du sitcle. le fort Garry a été le théâtre de pluweurs
guerres civiles, et les esprits dom loin d'y être calmés. Les colons
Mcnsent la Compagnie de la baie d'Hudson de préférer les intérêts
de la chasse à ceux de l'agricullure. La compagnie défend le mo-
ivCoot^lc
22& BEVUt DES DEUX U0NDE5.
nopole des foarrures contre les trafiquans interlopes. Souvent les
tribus indiennes se font U guerre. Les demi-sang preDoent part à
tous les conflits indiens, et y apportent la supériorité que leur donne
une faculté d'endurance égale à celle des Indiens, unie i la Torée
musculaire des Européens. Le fort Garry n'est pas une jeune colonie;
c'est un vieux comptoir qui résiste à une transformation nécessure.
Le gouvernement de la compagnie aurut été depuis longtemps
renversé, si un gouvernement qui tient sous clé toutes les provi-
sions. et peut réduire sans jugement les récalcitrans à la famine
n'était le plus fort des gouvememens. 11 a pour lui les demi-sang,
les Indiens, tout ce qui porte le fusil-, il a contre lut les fermiers,
les cdoDS, tout ce qui manie la charme.
11 est triste de penser que toute cette race de chasseurs, Cana-
diens, demi-sang et Indiens, soit destinée à disparaître. Bientôt
peut-être n' entendra- t-on plus sur les bords de la Rivière-Rouge
les bateliers chanter les vieux ooëls du pays de France. Le lourd
colon aura retourné les prairies et défriché les bois. Au lieu de la
forêt toujours nouvelle et toujours la même, on aura des villes avec
des rues tirées au cordeau. En attendant que l'œuvre s'accomplisse,
celui qui veut courir les aventures dans le far west doit s'associer
pour compagnons des hommes qui iùent dans leurs veines quelques
gouttes de sang français. Aussi lord Milton et M. Cheadle prirent-ils
à leur service quatre demi-sang canadiens, dont le chef, appelé La
Ronde, élait tout à la fois un voyageur intrépide, un habile chasseur
et on grand perceur de cœurs. On acheta six voitures, tout en bois,
parce que celles où il entre du fer sont impossibles à réparer dans
la forêt; on se procura des chevaux de selle, des chevaux de trait,
des chevaux de relaî, el l'on se mit en route vers le fort Car-
leton, pour se rapprocher de cinq à six cents milles du pied des
Montagnes-Rocheuses.
L'automne canadien brillait dans sa splendeur. Le pays qu'on
parcourait était un pays ondulé, parsemé de lacs et couvert de
bouquets de bots. Sur les lacs s'ébattait une foule d'oiseaux d'eau
prêta à prendre leur vol vers le sud; les perdrix se levaient à cha-
que pas dans la prairie. Le trajet du fort Garry au fort Carleton
fut une longue partie de plaisir. A peine arrivés au fort Carleton,
les voyageurs apprennent qu'on avut vu les bisons à deux jour-
nées de marche vers le sud. L'attraction est trop forte pour y ré-
sister. On retarde de quelques jours les préparatifs de l'hivernage,
et, laissant le gros bagage en arrière, on s'en va camper du côté où
les bisons ont été aperçus. La Ronde est envoyé à la découverte; il
reconnaît les bisons. On serre lea sangles des chevaux, on viale
les gourmettes, et l'on s'avance sur une seule ligne avec La Ronde
au centre. Les bisons étaient çà et, là, paissant par groupes l'herbe
;doyGoo<^lc
LK TERKITOIBB DE Là BàlE D HUDSON. 22&
de la prairie; OD s'arrête. La Ronde imite le mugissement du bison.
A ce àgoal, les différeDS groupes de bisons se réunissent en une
masse compacte qui se met à galoper lourdement. Les chasseurs de
leur côté prennent le petit galop et gagnent sur les bisons, qui, se
Toyant poursuivis, bâtent leur course. A 50U mètres de distance, La
fioode crie : « Laissez aller! » et cliacun, enfonçant ieséperons dans
le ventre de 300 cbeval, se précipite au milieu des bisons pourdé-
toomrr l'animal dont il a fait sa victime. De toutes les chasses,
celle qui excite le plus fortement l'instinct de la destruction, c'est la
chasse aus bisons, u la course aux bœufs, » comme disent les demi-
sang canadiens. 11 y a assez de danger pour tenir en baleine, pas
asseï pour refroidir l'ardeur. Ces animaux sont diUormes; leur train
de derrière touche la terre; leur grande bosse, leur immense crinière,
i travers laquelle percent deus petits yeux mécbans, les rendent
IûImu. Ce n'est pas une chasse, c'est une guerre. 11 faut que le bi-
xui tombe ou que l'homme meure de faim. Aussi dans cette lutte de
U légèreté contre lapesanieur, de l'adresse contre la force, l'bomme
s'enivre de carnage. L'n bison abattu, on court à un autre, et l'on
n tant que le cbeval n'a pas perdu haleine et peut vous porter.
As retour au camp, deux des compagnons manquaient. L'un d'eux,
on Canadien, parvint à retrouver son chemin dans l'obscurité; mais
l'aoïre, un Européen, associé depuis quelque temps à nos voya-
geurs, ne parut pas de la nuit. Il avait erré au hasard dans la prai-
rie, et s'y serait perdu, s'il n'avait été recueilli dans un camp dln-
dieoa Crée, dont le chef avait partagé avec lui sa tente et son repas.
Le lendemain dans ta matinée, le chasseur égaré arriva au camp des
Anglais, suivi ou pour mieux dire conduit par ses nouveaux amis.
Des deux côtés, on se donna des poignées de main, puis on
s'assit les jambes croisées, et l'on fuma plusieurs pipes sans dire
an mot. A la lin, le chef crée se leva et débita avec grâce et faci-
Uté un discours que La Ronde traduisit ainsi : u Moi et mes frères,
BOUS avons été très troublés par des récits que nous ont faits les
Inoimes de la compagnie. Ils nous ont dit que des hommes blancs
*ll»ient bientôt visiter ce pays et que nous devions nous tenir sur
nos gardes. Dites-le-moi, pourquoi êtes-vous venus ici? Dans votre
propre pays, vous êtes, je te sais, de grands chefs. Vous y avez en
abondance des couvertures, du thé, du sel, du tabac et du rhum,
ïoua avez de magnifiques fusils et du plomb et de la poudre à vo-
looté;mais une chose vous manque, vous n'avez pas de bisons, et
ïoua venez ici pour en chercher. Moi aussi, je suis un grand chef;
mais le Grand-Esprit n'a pas agi de même à l'égard de chacun de
n^His. A vous, il a doimé des ricliesses variées; à moi, il a donné le
bison. Pourquoi venez-vous détruire la seule bonne chose que je
■i!)tizedO¥GoO<^lc
226 RETL'Ë DC5 BEHX MONDES.
possède, et cela simplement pour vous amuser? Tontefois, comme
je suis certain que vous êtes grands, généreui et bons, je vous
donne la permission d'aller où vous voudrez et de chasser à votre
gré. Quand vous viendrez dans mon camp, vous y serez bien re^us.»
Le diseours de l'Indien soulevait des questions si délicates, que le
futur membre du parlement pfiur le west riding du Yorkshire trouva
prudent de ne pas argumenter. 11 se contenta de complimenter le
chef sauvage, et couronna sa réponse par une offre libérale de cou-
teaux et d'autres présens; mais ce n'était pas l'affaire. En bon crée,
la harangue du chef signiliaît : « Donnez-moi du rhum, n Les An-
glais ne cédèrent pas, et le chef crée se vengea de son désappoin-
tement en publiant dans toute la prairie que lord Milton était an
homme sans naissance et sans éducation. Il était temps de décam>
per, un plus long séjour eût amené une collision; les travaux de
l'hivernage devaient être entrepris sans délai. Ou retourna dose au
fort Carleton, et l'on se dirigea sans perdre de temps vers l'ouest-
Bord-ouest, pour s'arrêter quatre-vingts milles plus loin, sur les
bords du lac du Poisson -Blanc, dans un lieu appelé en français par
les demi-sang la Belle -Prairie.
Jusqu'ici tout marche à souhait, et l'hivernage lui-même se passera
aussi heureusement que possible. Le lieu est bien choisi, on dirait un
parc anglais du temps où les dessinateurs de parcs en Angleterre
imitaient la nature : au nord, la forêt sans limites qu'habitent les
animaux aux précieuses fourrures; à deux ou trois journées au sud,
les prairies fréquentées par les bisons; au fond de la vallée, un lae
poissonneux; tout autour, un pays coupé favorable à la rencontre
du menu gibier. En cas de nécessité pressante, on peut aller cher-
cher du secours au fort Carleton. SI le thermomètre tombe plus
d'une fois k âO degrés centigrades au-dessous de zéro, la hutte ou
log house construite sous la direction de La Ronde résiste à toutes
les bourrasquis. Il n'y a pas mauvaise compagnie dans les environs.
Les Indiens de ce district sont les Crée appelés Crée de la forêt, lis
habitent par familles dans des huttes isolées, et sont beaucoup plus
doux que les Crée de la prairie, qui restent en troupe et sont wa-
jours à cheval à la. poursuite des bisons. Les Crée de la forêt vivent
du commerce des pelleteries. Ils vendent les peaux aux facteurs de
la compagnie, et reçoivent en échange les couvertures, les usten-
siles, les armes et les munitions dont ils ont besoin. Ces gens ne
seraient pas trop misérables sans la dureté du climat, et si la con-
dition du chasseur n'était de passer continuellement de l'extrême
abondance à l'extrême famine. Toutefois, bien que lord Milton et
M. Cheadle ne le disent pas, on sent que rien au monde ne leur
aurait fait passer un second hiver sur le territoire de la Compagnie
de la baie d'Hudaon. L'ennui les ronge, et le froid de l'enouipèse
LE TtHRirOIRE DI LA BAIE «'eICDSON. â'27
sur eux encore plus que' le froid de l'atmosphère. M. Cheadle, dont
lecorpa et l'esprit sont prêts à toutes les besognes, ne peut pas
supporter pendant plus de deux jours le silence de la forêt. A
peine rétabli d'un érysipële à la tête, lord Milton, par 30 degrés de
froid, se traîne à dix ou quinze lieues de distance pour fuir la soli-
tude et chercher des semblables. Au dégoût de l'ennui se joint le
dégoût de la malpropreté. La hulte est si étroite qu'en peu de jours
le sol s'exhausse, comme celui d'une étable, par la litière qu'on y
jette. H faut vivre aussi, et c'est une distraction cruelle que d'avoir
à trouver sans cesse les moyens de ne pas mourir de faim.
Le gros gibier est rare. Aucun Européen, aucun demi-sang
même n'est assez rusé pour tromper la vigilance du grand daim du
Canada. On ne peut le chasser avec des chiens qu'au printemps,
alors que la gelée de la nuit, succédant au dégel de la journée, a
produit une légère croule de glace qui se brise sous son poids et
où il demeure empêtré comme dans un filet. La glace et la neige
protègent le poisson. Les canards et les oiseaux d'eau ont disparu
pour ne revenir qu'au printemps. On envoie au fort Garlelon et
même au fort Garry chercher des provisions. On va chasser le
tôson dans la prairie par un froid de iO degrés. Jamais le résul-
lat n'égale l'eSort. Les moyens de transport font toujours défaut,
tue neige réduite en poussière par le froid couvre le sol à plusiears
pieds de hauteur. 11 n'est plus question de chevaux ni de voitures,
il laut se servir de traîneaux tirés par des chiens; mais la condition
de ces animaux est lamentable. Ils sont les premiers à sentir les
effets de la famine. Si on ne les nourrit pas, ils ne peuvent avan-
cer; si on les nourrit, ils ont bientôt consommé le peu de provi-
fflODs qu'ils peuvent traîner. Encore faut-il que l'homme fasse le
chemin pour les traîneaux, et pas à pap durcisse la neige en mar-
chant avec des raquettes. Il faut pousser à la montée, retenir à la
descente en laissant traîner les jambes dans la neige en guise de
frein, relever sans cesse le traîneau, sans cesse renversé. Au retour
d'une expédition heureuse, on est aussi dénué de provisions qu'au
départ; que serait-ce si l'on n'avait pas rencontré de gibier!
Encore, — avons-nous hesom de le faire remarquer? — la ri-
tiesse a suivi nos hardis voyageurs dans les solitudes de l'Amé-
rique. Ils mènent la vie sauvage comme dans les châteaux on mène
ta vie champêtre. Les convertures ne leur manquent pas, ils ne
connaissent pas la faim; ils trouvent des hommes pour chasser avec
eux, des femmes pour raccommoder leurs vêtemens. Autant que le
permettent les ressources du pays. Us peuvent louer des traîneaux
ïCdes chiens, et surmontent ainsi la plus grande des diflicullés de
la vie sauvage, la difficulté des transports. A leur approche brille
sur les visages le sourire du contentemtnt qui accueille la richesse
:vGoo*^lc
228 REVL'B DRU DEUX MONDlii,
prête à se répandre. Par ce que les opuleus ont eu à souffrir de la
solitude, jugez de ce qu'y doivent endurer les misérables. L'iQdieo
n'existerait pas, si la nature, en lui refusant la prévoyance, ne lui
avait donné un corps capable de supporter la l'aîm et la fatigue.
On est bien aise de trouver dans un livre sans prétentions phi-
lanthropiques un compie favorable du caractère de ces pauvres
Indiens que ta civilisation fait fuir devant elle. Lord iMiltoD et
M. Cheadle ont remarqué que dans les crises de famine les hommes
étaient plus amaigris et plus exténués que les femmes ei les enraos:
les derniers morceaux bont toujours donnés au plus faible. Dans
les plus grands froids, ils ont vu des enfans se dépouiller de leur
couverture pour la joindre à celle qni protégeait leur père endormi
et lutter contre la faûgue et le sommeil pour enireienir le feu. Ja-
mais un trappeur ne visite les pièges tendus par un autre; jamais
un chasseur ne s'empare de la pièce qu'un autre a blessée. Pendant
les six mois qu'a dures ce long hivernage, la hutie (tes Européens
est restée souvent sans autre protection que la loi publique; aucun
larcin n'a été commis. In Indien se présente à la hutte en l'absence
des Européens; un morceau de viande est sur la table; l'Indien n'a
lias mangé depuis trois jours, et le morceau de viande n'est pas
touché. Ces sauvages, esclaves de l'étiquette en face du public,
, sont, dans la vie lamilière, rieurs et presque aimables. Us se mo-
quent à cœur-joie des Européens, qui, avec des jambes de même
longueur, font des enjambées d'un tiers plus courtes que celles des
Indiens, et qui, au lieu de marcher droit devant eux dans l'obscu-
rité, tournent en rond parce qu'ils inclinent toujours à giuclie.
Cela fait compensation pour lincurie, l'ivrognerie et la passion du
jeu. Qui pourrait d'ailleurs attribuer à une perversité de l'ace les
vices des Indiens? L'incurie n'est-elle pas dans tous les pays la
compagne de la misère? L'Indien ne s'enivre pas par gourmandise;
il s'enivre pour perdre le souvenir de ses maux. Peu lui importe le
goût de la liqueur; il demande seulement qu'elle coniieone asseï
d' alcool pour prendre feu, d'où lui vient le nom à'efiu de fni.
Lorsque la vie tout entière est un jeu à outrance, il est naturel qu'on
aime à jouer d'un seul coup toutes les bonnes et toutes les mau-
vaises chances de la vie. De même que l'ivrognerie, le jeu n'est
pas pour les Indiens un passe-temps; ils jouent jusqu'à ce que
l'un des joueurs ait perdu tout ce qu'il possédait, et les specta-
teurs montrent un intérêt égal à celui des acteurs. Toutefois il e.st
difficile de croire avec M. Cheadle que les qualités des Indiens vien-
nent de ce que, dans leur eufance, on les laisse des journées entiè-
res immobiles et eniourés de mousse dans un heiceau que la mère
suspend à un arbre ou porte à son cou, ce qui leur apprend la
patience, source de toutes les vertus indiennes. Je seiais plutôt
D,ptizedOyGoO<^lc
LE TERRITOIRE DE L& BAIE b'UUDSON. 329
disposé à croire ^ne, durant leur hivernage à la Belle -Prairie,
M. Cheadle et lord Miilon n'ont pas vu de véritables sauvages; ils
ont vu des sujets de la Compagnie de la baie d'Hudson, ils ont vu
des hommes apprivoisés, domplés, transformés par une politique
habile et persévérante. M. Cheadle se prend de querelle avec un
Indien; celui-ci le saisit à la gorge, lui porte au cœur la lame de son
couteau et lui dit : « Si j'étais un Crée de la prairie, vous seriez
mort, j) Avec autant de sang-froid que d'à-propos, M. Cheadle ré-
pond : Cl Oui, mais vous êtes un Crée de la forêt... i> En d'autres
larmes : vous vivez sur le territoire de la compagnie, et vous savez
que, si vous commettiez un meurtre, vous ne pourriez plus ni
vendre une peau de martre ni aciieler une couveriure.
D'où vient que la Compagnie de la baie d'Hudson et les an-
dennes compagnies de fourrures du Canada ont su gouverner les
ladiens, tandis que la grande république américaine n'est parvenue
qu'à les détruire? D'où vient qu'elles ont transformé le sauvage
comme on transforme un braconnier en en faisant un garde-chasse?
Sans nul doute, les circonstances ne sont pas les mêmes au nord et
au sud. Dans les pays à bisons, les Indiens ne dépendent pas des
Européeps pour leur subsiswnce, et dans les pays à fourrures ils
sont sous la dépendance commerciale des Européens; mais cette
raison n'est pas la seule. Si cruel que soit d'ordinaire le gouverne-
ment d'une compagnie commerciale, il y a pour les races indigènes
Dne ctiose pire qu'un gouvernement de marchands, c'est un gou-
rernemeot de colons. Les Indiens étant ce qu'ils sont, c'est-à-dire
des gens toujours sous le coup de la famine, le laisser-faire les
livre à l'exploitation de la race la plus dépourvue de scrupules qu'il
y ait au monde, la race des trafîquans européens dans les pays
sauvages. Pour que l'Indien ne snii pas exploité sans merci, il faut
an prix de vente et un prix d'achat fixés d'avance, il faut des mar-
chés toujours ouverts, il faut une prévoyance plus grande que la
sienne, qui réunisse de lon<!ue main les appro vision nemens, il faut
en un mot de l'ordre au milieu du désordre. Puis les grandes com-
pagaies, leur part faite (U part du lion assurément), se sont oppo-
sées aux envahissemens des colons sur les terrains de chasse. Il
s'est élevé un intérêt indien en opposition avec l'intérêt colon. Les
peaux-rouges ont trouvé des protecteurs dans les conseils des
hommes blancs, et même, à force de lutter contre l'esprit colon, les
administrateurs de la compagnie et ses agens en sont arrivés à se
prendre pour des missionnaires chargés par la Providence de veiller
au bien-être des indigènes. Aussi les procédés de la Compagnie de
la baie d'Hudson envers les Indiens ont-ils été généralement régu-
liers, modérés et parfois génëreux. La douceur de son patronage ne
Ini fait pas moins d'honneur que l'habileté administrative qui s'est
liGoc^lc
280 REVUE DES. DEUX MONDES.
étendue k toutes les distances et est parvenue à surmonter toutes
les dilTicuUés des transports. Cependant celui qui de fait, sinon de
droit, peut seul acheter les marchandises négociables d'un pays et
seul vendre les objets nécessaires à la vie est un terrible despote;
on ne vit que par sa permission, et pour vivre les hommes se traos-
forment. On a laissé à l'Indien l'exercice de ses facultés physiques,
son industrie sauvage, son aptitude de chasseur, on lui a laissé tout
ce qui pouvait être utile au service de la compagnie; on a anéanti
l'homme intérieur, et, en cessant d'être un sauvage, l'Indien n'est
pas devenu un civilisé, il est devenu un sujet de la Compagnie de
la baie d'Hudson. Le mal n'est peut-être pas grand. Si les races
inférieures doivent inévitablement disparaître , mieux vaut la mort
lente, mesurée, administrative, du nord-ouest de l'Amérique que les
spoliations de la Cafrerie ou les massacres de la Nouvelle-Zélande.
Seulement, qu'on ne parle pas de sauvages à propos de ces iQdieos
qui se trouvent honorés d'être les domestiques des Européens et
dont les femmes se font blanchisseuses I
Lord Millon et M. Clieadle donnent deux conseils à ceux qui
seraient tentés d'aller courir les aventures dans le far tvtsi. Ils
disent : « Comptez pour votre subsistance sur la plume plutôt que
sur le poil. N'emportez pas avec vous de carabines à canons rayés;
contentex-vous d'un fusil à deux coups qui puisse porter la balle
à l'occasion. » Tout chasseur comprendra ce que cela signifie, et
retournera sans dédain aux lièvres et aux perdreaux de son pays.
Quoi qu'il en soit, de tous les métiers, le plus rude, le plus insup-
portable, est le métier de trappeur. Naturellement la chasse aux
bêtes fauves n'a lieu qu'en hiver, alors que les fourrures sont les
plus belles, et que les animaux qui les portent laissent sur la neige
les empreintes de leur passage. On ne se sert que de pièges, et les
trappes en usage sur le territoire de la Compagnie de la baie d'Hud-
son sont absolument construites sur le modèle des pièges que nous
appelons en France des assommoirs. Toute l'habileté consiste dans
la manière de poser les trappes et de cacher à l'animal le passage
de l'homme. On s'en va donc sur la neige à travers la forêt, por-
tant sur le dos son fusil, sa couverture, ses vivres et ses outils,
chercher à. plusieurs journées de distance un terrain de chasse qui
n'ait pps encore été parcouru. Il faut marcher tant que le jour dure
et rester la nuit sans abri. Le bagage est toujours trop lourd pour
les heures de marche, et toujours insulli^ant pour les heures d'im-
mobilité ; toujours les vivres font défaut. — Après avoir posé les
trappes, on s'en retourne à la hutie, et huit jours après on re-
vient les visiter. Est-on sûr au moins que la moisson sera îdxin-
dante? Il y a une chose terrible pour les populations qui vivent
de la chasse : le gibier diminue h mesure que la valeur en aug-
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE TERBITUTBE 01 Ll BAIE D UUDSOK 231
mente. Le renard argenté, dont la peau se vend 70 livres sterling,
c'est-à-dire 1,750 francs, dans les comptoirs de la compagnie, s'est
retiré vers les soliiudes septentrionales. Du temps où le castor
avait une grande valeur, on a presque distrait la race de ces ani-
mauï; par suite de l'invention des chaijeaux de soie, la peau de
castor ne se vendant plus que 1 franc 25 centimes sur le territoire
de la compagnie, te castor redevient conimuu. Ainsi de tous les
autres animaui à fourrures; ils disparaissent ou se muUiplient sui-
vant qu'on donne de leur peau, en Europe ou en Chine, un prix
plus ou moins considérable. Non-seulement le trappeur détruit la
récolte de l'avenir, mais le fruit de sou travail lui est souvent en-
levé par un ennemi plus destructeur que lui-même. Lorsque, après
voua être traîné plusieurs jours sur la neige, vous arrivez & vos
pièges, vous les trouvez renversés. U a passé par là uu animal qui
a relevé les assommoirs et s'est emparé des bétes qui y étaient
prises sans jamais se laisser prendre lui-même. Cet animal, de la
race des gloutons, appelé par les Anglais tuolverine et par les In-
diens karkajo, est la terreur du trappeur. La ruse de l'Indien ne
peut lutter contre la malice du karkajo. Le karkajo examine tout,
?oit tout, comprend tout. L'Indien a beau lui préparer des sur-
prises mortelles, cacher des ressorts ou dos canons de fusil qui doi-
vent partir dès qu'on remuera les trappes; le karkajo écarte le res-
sort ou te canon de fusil avant de toucher à la trappe. Il a suivi le
trappeur, il l'a regardé faire. Dés qu'on reconnaît les traces d'un
karkajo, tout est dit; il faut retourner à sa hutie, la saison est
perdue. La ruse des civilisés n'a pas été plus heureuse que celle
des sauvages. M. Cbeadle, ayant introduit par un tuyau de plume
de la slrichoine dans les morceaux de viande qui devaient ser-
vir d'app&t, s'aperçut, lorsqu'il alla visiter les piégea, que tous les
morceaux empoisonnés avaient été lusses de côté. A partir du mois
de décembre , nos voyageurs ne parlent guère de la chasse aux
fourrures. La fatigue, le froid ou le karkajo semblent les avoir
dégoûtés de ce passe-temps maussade, et Us descendront, pour
se distraire ou pour se nourrir, jusqu'à prendre des rats musqués
dans leurs trous. Vanité de l'ambition I on comptait poursuivre â
travers les forêts le grand daim du Canada, et l'on s'accnmpit
devant un trou de rat musqué pour y fourrer une perche à pointe
dentelée. Aussi avec quelle ardeur appellent-ils le printemps! Des
vols d'oiseaux en annoncent l'approche. Le nombre des passages
est ai grand que le ciel en est obscurci pendant le jour, et que du-
rant la nuit le bruit du battement des ailes interrompt le sommeil.
Ou va à la recherche des chevaux, que I'oh avait lâchés dans la
forêt au commencement de l'hiverMage en leur laissant le soin de
pourvoir eux-mêmes à leur tubsit>tance, et l'on se met «a route.
jOO'^Ic
IIEVUt DLS DEUX MONDES.
C'est le propre da caractère anglais, dans les choses frivoles
comme dans les choses sérieuses, de réparer les déconvenues par
la hardiesse.
Gœur de chêne soot les vaisseaux, cœur de chêne sont les hommes.
On se serait exposé à trop de moqueries, si l'on avait été passer un
hiver sur le territoire de la Compagnie de la baie d'Hudsoo pour en
rapporter des martres prises par d'autres. Il fallait donc imaginer
un grand projet, un projet patriotique et national, et l'on résolut
de découvrir une route de l'Atlantique au Pacifique qui pût mettre
en communication directe le Canada et les terrains aurifères du
Cariboo, dans la Colombie anglaise.
Le lecteur aura sans doute remarqué le peu de distance qu'il y a
du Mississïpi supérieur à la ftivière-Rouge et à d'autres rivières
qui se jettent soit dans le Lac-Supérieur, soit dans le lac Winoipeg.
En effet, la plupart des grands fleuves d'Amérique prennent leur
source au centre septentrional du continent pour se rendre ensuite
à l'Atlaniique, les uns du nord au sud, comme le Missi^sipi et ses
afHuens, les autres du sud au nord en inclinant vers l'ouest. Une
seconde singularité, c'est que les fleuves qui se jettent dans le golfe
du Mexique ont leur source plus au nord que plusieurs de ceux qui
se jettent dans la baie d'Hudson. Au A9' degré de latitude, qui sépare
les possessions anglaises des possessions américaines, de grands
cours d'eau coulent parallèlement tes uns aux autres dans des sens
opposés. C'est ce qui permit à M. de Montcalm et à ses habiles pré-
décesseurs dans le gouvernement du Canada d'établir, en arrière
des colonies anglaises qui devinrent plus Urd les États-Unis, une
communication fluviale entre le Canada et la Louisiane, qui appar-
tenait alors également à la France. C'est ce qui a fait que, dans la
dernière guerre civile des Éiats-tnis, les coups décisifs contre le
sud ont été portés sur le Mississïpi. Également grâce à la distribu-
tion particulière des eaux, les compagnies de fourrures ont établi
dans le nord-ouest un réseau de comptoirs qui forme, à partir du
Lac-Supérieur et de la baie d'Hudson jusqu'aux Montagnes-Ro-
cheuses, une succession de lignes circulaires dont les points les
plus éloignés comme les plus rapprochés sont souvent en commu-
Dication directe avec la mer. Nos voyageurs, qui avaient hiverné
dans les environs du fort Carletoi), n'avaient donc, pour se diriger
vers les Montagnes- Rocheuses, qu'à suivre le cours du Saskatclie-
wan du sud, du fort Carleion au fort Pitt et du fort Pitt au fort Ed-
moDton, chef- lieu des comptoirs de la contrée du Saskatchewan,
comme le fort Garry l'est des comptoirs de la Rivière-Rouge.
LE TEHBITOIRE DE LA BAIE D'hUDSON. 233
Les voyages de printemps sont pénibles au nord-ouest de l'Amé-
rique à cause du grand nombre de rivières et de ruisseaux grossis
par la fonte des neiges. Toutefois, la difVicullé du passage des ri-
lières laissée de côté, le trajet du fort Caileton au fort Edmonton
ne fut pas sans agrément. On eut des rencontres intéressantes. On
fit connaissance avec le grouse de la prairie, oiseau bizarre qui se
sert de ses pattes plus que de ses ailes, et qui, d'après nos voya-
geurs, a une singulière habitude : chaque soir, les grouses se réu-
nissent à un lieu de rendez-vous et s'y livrent à une danse effrénée.
Pendant que les uns battent des ailes en guise de musique, les au-
tres tournent rapidement en rond; puischacun, changeant de place,
fait avec son voisin une sorte de chassé-croisé. On rencontra aussi
une troupe d'hommes de la compagnie. Leur mo\en de transport
pour le bagage était des plus primitifs : deux perches d'égale lon-
gueur reliées à une de leurs extrémiti^-s, les bouts écartés traînant
à terre, les bouts unis reposant sur le dos d'un chien. C'est ainsi
que ces gens parcourent dans des pays déserts des distances de
cinq et six cents lieues. Enfin, grâce & une trêve momentanée
entre les Indiens Crée et la tribu des Pieds-Noirs, nos voyageurs
purent voir au fort Pilt une des nattons indiennes alliées des Sioux,
Ils furent frappés de la noblesse du maintien dt;s Pied3-^oira et de
la propreté de leurs vêtemens, comparés à ceux des sujets de la
contpagnie. La paix ne paraissait pas devoir durer longtemps, et
comme les Pieds-Noirs et les Sioux, quand ils ont vendu des che-
vaux, sont ensuite pris de chagrin et ont l'habitude de voler l'a-
cheleur pour rentrer dans leur propriété, on passa sur la rive droite
da Saskatchewan pour se rendre à Edmonton.
Quel spectacle s'offre aux regards à Edmonton et dans le pays du
Sai-lcatchewan ! On y voit, dans sa grâce et sa tranquillité, le vieux
Canada français, le Canada du temps de Montcalm. En faisant
quatre ou cinq cents lieues vers l'ouest depuis le fort Rarry, on
recule d'un siècle en arrière. Ici tout est canadien : Compagnie
de la baie d'Hudson, demi-sang français et Indiens francisés.
Les coloDS n'ont pas'pénétré jusque-là, les mineurs sont de l'autre
côté des Montagnes-Rocheuses, et les Indiens, au lieu d'avoir été
rejetés par le contact des civilisés dans une vie sauvage dégradée
et servile, ont été appelés à la civilisation par les enseignemens de
la religion catholique. Ne cherchez pas le tumulte et le mouvement
d'une ville. Le fort Edmonton est un fort comme les autres comp-
toirs de la compagnie; seulement il est plus grand, et pnssède un
moulin à vent, une forge et un atelier de charpente. Trente familles
d'employés de la compagnie habitent l'intérieur. Au dehors cam-
pentcent ou deux cents demi-sang et Indiens aux gages de la com-
pagnie en qualité de chasseurs, et une flottille de bateaux construits
:v Google
23A BEVUE DES DEUX MONDES.
sur les lieux mêmes attend les marchandises pour les tranaporler à
la baie d'Hudson. Au milieu des bois et des prairies, sur le bord des
lacs, çà et là, de pelitt^s communautés de demi-sang et d'indieos,
sous la direction de leurs misi-ionnaires catholiques, se livrentàl' agri-
culture et à l'élève des bestiaux. Le sol est fécond, l'ordre est par-
fait, et tous prospèrent dans l'ignorance du luie et de la misère. U
langue qu'on parte, c'est le français; les chansons que l'on chante,
ce sont des chansons françaises. Y a-t-il quelque chose de plus tou-
chant que l'amour opiniâtre de ces demi-sang et de ces Indiens du
Canada pour une patrie inconnue qui ne leur donne ni une pensée ni
un regret? On sent comment les choses ont dâ se passer. Pendant
qu'à l'approche du flot d'émigration qui a suivi la conquête an-
glaise les colons français de Québec et des environs se resserraient
les uns contre les autres dans un territoire restreint, sous l'empire
des mêmes sentimens la population des chasseurs se dispersa dans
l'ouest. Une union intime s'établit entre tous les déshérités de U
forêt, et de là sortit une race nouvelle, celle des demi-sang cana-
diens. C'est parmi les hommes de cette race que la compagnie re-
crute ses voyageurs, pour me servir de l'expression française qui a
passé dans la langue anglaise au Canada.
Jusqu'à présent, le projet de gagner directement par l'ouest les
mines d'or du Cariboo dans la Colombie anglaise n'a éié qu'une
idée vague et une sorte de gageure ; maintenant il faut préciser les
plans et arrêter les moyens d'exécution. Les hommes les plus com-
pétens, des chefs de comptoirs qui ont pendant vingt et trente ans
parcouru tout le nord-ouest et plusieurs fois traversé les Monta-
gnes-Rocheuses, sont à Edmonton pour les affaires de la compa-
gnie. Il y a là aussi des demi-sang qui ont servi de guides dans
plusieurs expéditions. Chaque soir, après dîner, en fumani h pipe,
on raconte les histoires du pays. C'est un mineur américaju, appelé
Perry, qui a traversé seul le continent dans toute sa largeur et '
poussé devant lui pendant huit cents lieues la brouette qui portait
ses oulils et ses provisions. C'est un Indien Crée qui s'est sauvé à
la course, poursuivi par une tribu entière de Pieds-Noirs, grâce à
un système d'entraînement imaginé par le commandant du fort
Beuton sur le Missouri. Ces récits et d'autres semblables échauflent
l'imagination des deux jeunes Anglais. lis brûlent de montrer que
des hommes élevés dans la mol]es.se peuvent ëire, s'ils le veulent,
aussi durs à la fatigue qu'un Indien et aussi intrépides qu'un mi-
neur. Toutefois leur projet est universellement blâmé. L'opinion
est unanime pour déclarer impossible d'atteindre le Cariboo par
l'ouest. On dit que toutes les passes praticables des Montagnes-Ro-
cheuses aboutissent au sud sur la rivière Columbia, et que la seule
[ ratie&blfl au nord «st celle qui est parcourue chaque été par un dé-
LE TEBBtTOIRE DE L/L BAIE D'HtlDSON. 235
Ucbemeot d'hommes de la compagnie. On peint sous les couleurs
les plus sombres les dilTiculiés du versant occidental des Montagnes-
fiocbeuses. Les plus grands fleuves y coulent comme des torrens de
montagnes entre des rives à pic; il est impossible d'en suivre les
bords, il est impossible de se livrer au cours des eaux au milieu
de rochers, de rapides ou de tourbillons. 11 serait insensé de songer
à traverser la forêt. Les arbres ont trois cents pieds de hauteur, dix,
ringt et trente pieds de tour, les troncs sont serrés les uns contre
les autres, et les débris accumulés par les siècles s'élèvent plus haut
que l'homaie. Personne à Edmonlon ne veut accompagner l'expé-
dition, sauf un demi-sang nommé Baptiste, qui portait le surnom
d'issiniboine à cause de la tribu indienne de sa mère. Chacun, il
est vrai, le reconnaissait pour le plus habile chasseur et le plus in-
trépide voyageur du pays; mais l'explosion d'un fusil lui avait fait
perdre l'usage d'un bras, et à la suite d'un meurtre le missionnaire
l'avait excommunié. Cet homme, le seul qui se fût oITert, mettait de
plus à son engagement une singulière condition, celle d'emmener
avec lui sa femme et son fils, âgé de treize ans. Comme si ce n'était
point assez d'une femme et d'un enfant, on s'était embarrassé d'un
vieillard. Irlandais de naissance, qui avait été journaliste aux Indes,
précepteur à la Nouvelle -Orléans, et qui depuis un an languissait
ta fort Edmonton , sans savoir comment il y était venu ni comment
il eu pourrait sortir. Les conseils de la sagesse, les avertissemens de
l'eipérience, ne purent v^ncre le parti-pris. Parler d'impossibilités
à dea gens qui se proposent de faire ce que personne n'a encore osé
tenter, c'est exciter plutôt que décourager leur ardeur.' Une troupe
de soixante ëmigrans avait passé l'année précédente par Edmonton
pour se rendre directement au Cariboo. Étaient-ils arrivés? étaient-
ils morts? On l'ignorait; dans tous les cas, ils avaient dû tracer un
aeniier, et c'était autant de peine épargnée d'avance. Un mois au-
paravant, cinq mineurs avaient suivi la même route; ne pourrait-on
pas les rejoindre et ainsi accroître ses forces? Toutes les objections
sont écartées. La troupe se compose de deux Européens valides,
d'un Indien manchot, d'une femme, d'un enfant et d'un vieillard.
Oa a douze chevaux, six de selle et six de bât, et l'on emporte avec
aoi quatre cents livres de farine, deux cents livres de pemmican,
c'est-à-dire de viande de bison desséchée, réduite en poudre et
mêlée à la graisse de l'animal, du thé, du sel, du ubac, des cou-
vertures, des ustensiles de ménage, des munitions de chasse et trois
cognées. C'est avec d'aussi faibles ressources et dans les condi-
tions les plus défavorables que le 3 juin 1864 lord Milton et
H. Cbeadie se mettent en route pour atteindre le Cariboo, centre
dea exploitations aurifères de la Colombie anglaise. On devait passer
par /aiper-House, comptoir de la Compagnie de la baie d'Hudion
jc^lc
REVDE DES DEIX MONDES.
situé sur le versint oriental des M-mtagnes- Rocheuses, et par un
lieu appelé la Cache de la Tf le jaune à cause d'un Iroquois qui y
avait longtemps vécu solitaire. Au-delà, jusqu'au Gariboo, tout était
incoonu, même de nom.
En suivant do fort Garry au fort Rdmonton une ligne à peu près
parallèle à la frontière américaine et à une centaine de lieues plus
au nord, nos deux voyageurs avaient eu à traverser des prairies
ondulées, des foréis coupées de clairières et ce qu'eux-mêmes ap-
pelaient i( des pays de parcs. » Maintenant ils vont faire connais-
sance avec la forêt marécageuse. D"lidmonion à Jasper-House, pen-
dant des jours et des semaines de marche, le sentier traverse une
forêt inondée. Les arbres tombés barrent le passage. Les chevaui,
avec de l'eau jusqu'au ventre, doivent sauter par-dessus les troncs
et s'empêtrent dans les branches. Des nuées de moustiques et de
mouciies qui portent le nom caractéristique de bull-dogs rendent
les animaux ingouvernables. On ne saurait camper sur un terraia
sec, à moins de rencontrer une digue construite par les castors.
Deux fois on s'écarte du sentier, et deux fois il est retrouvé par l'As-
siniboiue. On perd un cheval de bât dans la forêt et une cognée au
passage d'une rivière. Le vingt-troiiiiéme jour, on aperçoit tout i
coup les Montagnes-Rocheuses. Elles s'élèvent en gradins boisés
jusqu'aux pics couverts de neige. Les Européens poussent des cris
de joie. L'Indien, sa femme et son fils, qui n'avaient jamais vu de
montagnes, restent muets d'admiration. Plus loin, la chaîne de
montagnes s'ouvre comme pour livrer passage. Plus loin encore, on
distingue le fond d'une vallée; sur un des lianes s'élève un im-
mense rocher appelé Ruche-Amyette. C'est le point de repère qui
avait été indiqué. En approchant, on découvre une petite maison
en bois entourée d'ijne palissade, située près d'un lac oti ta Tabasca
s'étend pour calmer sa fureur avant d'entrer dans la plaine. C'est
la maison Jasper. Pour la première fois depuis vingt-six jours, on a
la certitude de n'avoir pas fait fau^e route.
Nos voyi^eurs sont au pied des Montagnes -Rocheuses. La végé-
tation est une végétation de montagnes. Le mouflon et le bouquetin
ont remplacé le daim et le bisou. Au lieu d'être vêtus de peaux de
daim, comme les Indiens de la forêt, ou de peaux de bison, comme
les Indiens de la prairie, les indigènes portent des robes en peaui
de marmotte. Leurs traits, leur langage, indiquent qu'ils appar-
Uennent aux tribus des bords du Pacifi pie. Arrêtons-nous un mo-
ment et disons, avant de nous perdre avec lord Mdton ei M. Cheadie
dans un labyrinthe de fleuves et de montagnes, pourquoi le projet
d'aller au Cariboo par l'ouest ne pouvait réussir.
;vGoo<^lc
Lt TERRITOIRE DE tA BAIE 0 HCDSON. 237
On aait qae les Montagnes- Rocheuses appartiennent à la plus
grande chaîne de montagnes qu'il y ait dans le inonde, à celle qui
s'étend le long du Pacilique de l'extrémité nord dii l'Amérique
septentrionale à l'extrémité sud de l'Auiériiiue méildionale. Le ca-
ractère général des Montagnes-Rocheuses est -donc avant tout celui
d'uae chaîne de montagnes ; des ligues successives de pics éle-
vés s'appuient les unes contre les autres et laissent entre elles des
vallées parallèles. Les sources et reuibouchure du Frazer sont à la
même latitude et séparées seulement par quelques degrés de lon-
gitude. SI l'on considère la mas^e énorme d'euu que charrie ce
fleuve, on eu conclura qu'avant de se jeter dans la mer il doit par-
courir, du sud au nord et du nord au sud, plusieurs vallées longi-
tudinales. Ce qui a fait obstacle au p.i;ïsage des eaux doit taire ob-
stacle au passage de l'homme, et comme de l'immense presqu'île de
montagnes qu'entoure le Frazer tort le Thompson, qui est un cours
d'eau presque aussi puissant que le Frazer, il est évident que, pour
se rendi-e en ligne droite au Cariboo, d faut, après avoir Iranchi le
Frazer, traverser deux autres grandes chaînes.
La ramine régnait à Jasper-House quand nos voyageurs y arrivè-
rent. C'est chose ordinaire dans ce comptoir éloigné de tout secours.
Il fallait évidemment prendre des vivres en quantité sullisante à Ed-
moDtoa et ne pas compter pour sa nourriture sur le gibier qu'on tue-
rait en route, le gibier étant, comme chacun sait, très rare dans les
grandes forêts. Il fallait surtout ne pas perdre dès les premiers jours,
en quittant ta maison Jasper, sa seconde cognée, et ne pas s'ex-
poser k n'avoir qu'un seul outil pour troi^ hommes quand ou devrait
s'ouvrir un passage à travers la forêt. Lord Milton et M. Gheadle
ont une idée fausse de ce qui a fait la gloire des voyageurs célè-
bres. Ils croient que, pour acquérir celte gloire, il a sutli de se jeter
tèle baissée dans l'inconnu. De quel'|ue couleur scientifique ou pa-
Iriutique qu'ils décorent leur témérité, ils n'ont qu'un but : faire
ce que d'autres n'ont pas osé faire. Leur entreprise n'est qu'une
course au danger; mais le courage vaut par lui-même. Lorsque ces
deui jeunes gens, pleins de santé, de richesse et d'avenir, luttent
pied à pied pendant un mois pour se tracer une route à travers
l'immensité de k forêt, vous ne vous demandez pas s'ils ont été
uuprudens; vous admirez le courage.
On quitta le h juillet la maison Jasper sous la conduite d'un Iro-
quois qui s'était engagé à servir de t;uide jusqu'à la Cache de la
Tèle jaune. Ce sont, pendant quatre jours, les dilFicultés ordinaires
des pays de montagnes : des torrens encombrés de pierres rou-
lantes sur lesquelles les chevaux ont peine à prendre pied, des sen-
tiers où le moindre faux pas précipiterait dans l'ubline. Le cin-
quième jour, on a une grande joie : on s'aperçoit que les ruisseaux
i;,atizedO¥GoO<^lc
. 238 BETUE DES DE«X HOIRIES.
coulent vers l'ouest. Le sixième, on a une joie plus grande encore;
on recoDDalt que la roche a changé de nature, et qu'elle ressemble
à la roclie d'ardoise sur laquelle reposent au Cariboo les terrains
aurifères. Bientôt on voit arriver du nord-ouest le Fraaer bondis-
sant à travers les rochers. Le fleuve fait un coude, traverse le lac
Moose et court à l'ouest; après s'élre brisé contre un mur de ro-
chers à pic, il tourne brusquement au nord, suit cette direction
pendant plusieurs degrés de latitude, ensuite il revient au sud, et
entoure les terrains aurifères du Cariboo avant de se jeter dans la
mer, deus cents lieues plus loin, eu face de l'île de Vancouver. La
vallée du Frazer était inondée, et des deux côtés les eaux battaient
le pied de la montagne. Trois jours durant, il fallut marcher dans
le lit du fleuve. Tantôt les chevaux de bât voulaient gagner la terre
ferme, glissaient et retombaient en arrière, tantôt ils se lîûssaient
entraîner par le courant. La fatigue fut extrême. Les provisions
furent mouillées, et l'on perdit le cheval qui portait la pondre.
Enfin la rive devint praticable, et le 17 juillet, treiie jours après le.
départ de Jasper, on atteignit la Cache de la Tf le Jaune.
La Cache de la THe jaune est une vallée de cinq ou six lieues de
long et d'une ou deux lieues de large qu'entourent de tous côtés
des pics couverts de neige. Elle s'étend du nord au sud; le long de
l'extrémité nord coule le Frazer, et au sud s'avancent les premiers
mamelons de la ligne de montagnes dont le sommet est le point
de partage entre les eauï de la Columbia et les eaux du Thompson.
A en croire les appréciations géographiques de nos voyageurs, la
Cache de la Télé Jaune serait le centre et pour ainsi dire le noyan
creux de tout le système de montagnes de la Colombie anglaise et
de rOrégon. Au point de vue de leur situation personnelle, c'était ■
comme une de ces fossés où se prennent les animaux de la forêl.
Une fois tombé dans la Cache de la Télé Jaune, on ne savait com-
ment en sortir. 11 y avait bien deux familles d'Indiens jetées là par
des circonstances dont elles avaient perdu la mémoire; mais quel £6-
cours pouvaient donner ces malheureux, abrutis par la misère et par
l'ignoranceï Leur unique nourriture était pour le moment de pe-
tites poires sauvages de la grosseur du fruit du cormier. Ils avaient
entendu parler de terrains où l'on trouve de l'or; ils croyaient que
le Cariboo devait être à six journées de marche et le fort Kamloop
à dix ; mais ils n'avaient jamais fait la route, et la supposaient très
difficile. Ils ne savaient qu'une chose, c'est qu'il serait insensé de
se livrer sur un radeau aux rapides du Frazer. On n'était déjà plus
en état de retourner en arrière. Les chevaux avaient perdu leur
vigueur, les provisions faisaient défaut. Il n'y avait qu'une chose
à faire, retrouver et suivre la route tracée par les émigrans l'année
précédente. Peut-être ainsi arriverait-on au Cariboo.
vGoot^lc
LE TERDITOIRE DE ti BAIE d'hUDSOK. S39
Après trois jours de repos, on se met à la recherche du sentier
des émigrans. On le découvre, on le suit à la piste sous la con-
duite de rAssiniboioe, dont la sagacité n'est jamais en défaut, et
dont \e courage est en maintes occasions le satut de ia troupe. On
ne choisit pas sa direction; on gravit les montagnes, on descend
dans les vallées sur les traces d'inconnus qui eux- mêmes allaient à
l'aTenlure. On traverse les rivières qu'ils ont traversées; on fait des
radeaux là où ils en ont fait; on passe sur les digues construites par
les castors quand ils y ont passé. Cela dure six jours. Les provi-
Mons s'épuisent; mais une chose rassure, le sentier va toujours vers
l'ouest, c'est-à-dire dans la direction du Cariboo. Tout à coup le
sentier lînit an pted de rochers à pic, et les traces disparaissent.
Évidemment les émigrans ont été rebutés par les difTicultés de la
roate, ils ont désespéré d'atteindre le Cariboo. Dans ce caa, ils se
sont rabattus vers le sud pour se diriger sur Kamloop. La présomp-
tion est justifiée; à une lieue en arrière, on retrouve un nouveau
sentier dont la direction est au sud. On le suit quatre jours, et le
diiième jour depuis le départ de la Cache de la Tête jaune on ar-
rive à un camp couvert de copeaux, de débris de selles et d'osse-
mens d'animaux. Sur un arbre dont l'écorce a été enlevée est écrit
au crayon : h camp du massacre des bestiaux des émigrans. » Il
n'y a pas d'illusion à se faire, les émigrans, après avoir désespéré
d'atteindre le Cariboo, ont" désespéré d'atteindre Kamloop par terre.
Ils ont construit des radeaux et ont pris le parti d'aller où le cou-
rant de la rivière les conduirait. Que faireT On est sans outils, on
n'a plas que pour trois jours de vivres. Si l'on abandonne ses che-
Taux, on abandonne en même temps la dernière ressource qu'on
ait pour se nourrir. D'un autre côté, comment trois hommes, une
femme, un enfant et un vieillard, avec une seule cognée, pourront-
ils s'onvrir une route dans la forêt, quand soixante émigrans va-
lides et munis de haches y ont renoncé? Itf. Cheadie va en recon-
naissance. La forêt lui parait impraticable. On ne se tient pas pour
battu. L'Assiniboine part à son tour. Il a gravi le sommet d'un pie;
de là il n'a aperçu dans toutes les directions que les ondulations
d'une forêt sans clairières. Toutefois il lui a semblé que les mon-
tagnes s'abaissaient vers le sud et qu'il y avait de ce côté moins de
pics couverts de neige. Il rapporte sur son dos un jeune ours qu'il
vient de tuer. On mange de la viande fraîche pour la première fois
depuis le départ de Jasper, et à la fin du repas l'ASsiniboine dit en
français ; u Nous arriverons ! n
Ici commence une lutte contre l'inconnu dont les acteurs ne peu-
vent prévoir la durée et dont l'issue est la vie ou la mort. On ignore
tout. On ne sait pas si la carte qu'on a marque exactement la po-
rtion relative de la Cache de la Tête jaune et de Kamloop. On ne
ivGoo'îlc
'2k0 flEVLli Dti DUUX MO«DLli.
sait pas si la rivière que l'on appelle le Thompson est ea réalité le
Thompson. La forêt permeltra-t-elle longtemps de tracer un sentier
où les chevaux puissent passer? On n'a plus que quelques coups à
tirer. Que deviendra-t-on, s'il faut abandonner les chevaux? Que
deviendra-t-on, si la seule cognée qu'on possède vient à s'émous-
ser? L'Assiniboine prend la lèle de la troupe, il ouvre un sentier à
coups de cognée. Après trois jours d'un travail acharné, son bras
s'enlle; il devient impuissant et tombe à l'arrière- garde. Cbeadle
prend sa place; après lui, Milton; après Mitton, M"" Assiniboine. An
bout de huit jours, tous sont rendus de fatigue; ib prennent un jour
de repos et se décident à tuer un cbevaJ. Pendant qu'on se repose
et qu'on raccommode les mocassins déchirés, l'Assiniboine, qui avait
été rôder dans l'espérance de découvrir quelques traces de gibier,
rencontre le corps d'un Indien mort, — mort sans doute de lâioi.
A côté du corps étaient une hache et un sac renfermant trois hame-
çons. La leçon était terrible, et le secours inespéré. On avait une
seconde cognée, et l'on pouvait, en tendant une ligne de food
chaque nuit, prendre des truites; mais les borda à pic d'une rivière
de montagne sont incessamment coupés par les ravines des lor-
rens qui s'y jettent, et malgré la possibilité de travailler deux à la
fois il devient chaque jour plus diflicile d'avancer. Les bras n'avaient
plus la même force, les mocassins étaient usés, les vëtemens tom-
baient en lambeaux. On était nu-pieds, nu-jambes, et les chevaux
portaient sur des jambes endées des corps de squelettes. Au cora-
mencement, on avait fait en moyenne deux lieues par jour, et l'on
était tombé successivement à des journées d'une demi-lieue. Une
seconde halte d'un jour fut décidée, et l'on tua un second cheval. La
maigreur du pauvre animal était si grande qu'après le premier re-
pas il ne restait que quatorze livres de viande. Heureusement on
rencontra un poic-épic, et les deux Assiniboine, le père et le fils,
abattirent à coups de pierres quelques oiseaux branches. Chaque
jour cependant la forôt devient moius sombre. Des framboises sau-
vages et d'autres baies couvrent les buissons; on trompe la faiio
en les mangeant. On fait du thé à la mode des Indiens avec des
fleurs sauvages, et comme eux on fume l'écorce aromatique du dog-
wood. Les difficultés ont diminué, mais les forces aussi. On est au
vingtième jour depuis qu'il a fallu s'ouvrir un chemin dans la forêt
L'Assiniboine s'est fendu le pied contre un rocher, il perd courage;
il fait camp à part avec sa femme et sou fils, il invi^ctive les An-
glais, il leur déclare qu'il renonce à les sauver, et qu'il est résolu
à déserter le lendemain matin. Le lendemain arrivé, sans dire un
mot, lord Milion et M. Cbeadle selletii les chevaux et essaient de
leur faire traverser un coui-s d'eau. La tentative est vaine; les che-
vaux s'empêtrent daus la vase, se heurtent contre les bois flottés,
i!)tizedO¥GoO<^lc
LE TERBITOIRE DE LA BAIE D aUDSONt 2A1
et oe peuvent gravir la rive opposée. Ua sentiment chevaleresque
s'empare de l'AssiDiboine : il arrive au secours, dépêtre les che-
nnx, et prend de nouveau la tête de la troupe. Le jour suivant,
avec la sagacité d'un demi-sang canadien, il découvre des traces
de la présence de l'homme ; l'année précédente, des bouts de bran-
ches ont été coupés au couteau. Bientôt c'est un sentier, un sentier
véritable; il semble disparaître, on le retrouve. La forêt s'ouvre, elle
(ait place à une prairie, et tous se jettent à terre pour regarder le
soleil et respirer à l'aise. Le sentier devient plus frayé; on distingue
des pas de chevaux, et le vingt-quatrième jour quelques Indiens se
présentent. On leur fait comprendre par signes qu'on a faim : ils ap-
portent des pommes de terre qu'on mange d'abord crues. On donne
ce que l'on a pour avoir des vivres : lord Mîltoa sa selle, le vieux
professeur son gilet. M** Assiniboine sa chemise. Le mot Kamloop
leur est connu; un Indien marche rapidement et se couche quatre
fois pour iodiquer qu'on est à quatre journées de Kamloop. Avec
l'aide des Indiens, on passe le Thompson, on arrive au fort; on
est accueiUi par les agens de la compagnie , on mange, on se re-
pose, on se lave et on s'habille. Il y avait cinquante-quatre jours
qu'on était parti de Jasper-House, trente-huit qu'on avait quitté la
Cachette la Tête jaune; pendant vingt-quatre jours, on avait erré
dans la forêt sans aucun sentier pour diriger sa marche.
Si on avait laissé la disette à la mùson Jasper, on trouva l'a-
bondance au fort Kamloop. L'habile Compagnie de la baie d'Hud-
900, à la nouvelle de la découverte de mines d'or dan t la Colombie
anglaise, comprit que de toutes les spéculations la meilleure serait
de fournir des vivres et des moyens de transport aux mineurs, et
elle profita des prairies qui entourent Kamloop pour y entretenir
d'immenses troupeaux de chevaux et de bceu&. D'ailleurs ce qui
bit i'éloignement, c'est la distance de la mer : à l'est des Monta-
gnes-Rocheuses, les derniers forts de la Compagnie de la baie
d'Hudson sont à plus de 1,000 lieues de l'Atlantique; à l'ouest de
ces mêmes montagnes, Kamloop n'est qu'à 80 lieues du Pacifique,
et touche presque à la grande communication fluviale de la Colom-
We anglaise, le Bas-Frazer. On va en quelques jours à cheval, par
une route à moitié iaàle et à moitié en cours d'exécution, de Kam-
loop à Yale, petite ville charmante sur le Frazer, qui est le point
de départ des bateaux à vapeur, et où l'on arrive en traversant la
rivière sur un pont en fil de fer. Un bateau vous conduit dans la
joamée de Yale à New- Westminster, capitale nominale de la Co-
lombie anglaise. Le lendemûn, si vous le voulez, un autre bateau
k vapeur vous conduira de New -Westminster à Port-Esquimalt et
à Victoria dans l'Ile de Vaùcouver, c'est-à-dire au chef-lieu de la
tmia uiu. — 1867. 10
i!)tizedO¥GoO<^lc
2&2 REVUE DES DEUX MONDES.
Station anglaise dans le Pacifique et à la capitale commerciale de
toutes les possessions britanniques dans cette mer.
La civilisation, sous les traits d'un garçon d'auberge, fît maa-
vaise mine à nos voyageurs la première fois qu'ils se trouvèrent en
contact avec elle depuis leur vie sauvage. En arrivant à Victoria pir
le paquebot de New- Westminster, lord Miltoo s'était rendu à l'hA-
tel à la mode en compagnie de M. et de M"' Assiniboine; on ternit
à la porte, lui et sa société. « Nous n'étions pas des gens respefr*
tables, » c'est-à-dire que nous n'avions pas l'air de gens ridies,
ajoute philosophiquement lord Milton. On le croira sans peine, car,
sans parler des trois Assiniboine, qui devaient être singuliferement
vêtus, lord Milton et M. Cbeadle portaient des pantalons et des mo-
cassins tirés des magasins de la compagnie à Kamloop. Aus^, dès
le lesdemain, vont-ils chez un tailleur se faire habiller de la tête
aux pieds à la dernière mode de Vancouver, et achètent-ils des che-
mises, des bottes, tout ce qui fait un homme respectable. Ce devoir
accompli envers eux-mêmes, ils veulent Initier leurs amis indiens
aux merveilles de la civilisation. Ils promènent M. et M"* Asàni-
boine en calèche découverte dans les rues de Victoiia. Us les con-
duisent à Port-Esquimalt, les font monter à bord d'un vaisseau de
ligne, leur font voir un canon Armstrong et un amiral en uniforme,
puis les mènent se régaler chez un pâtissier. La journée finit par
une soirée à l'opéra, car Vancouver a un opéra et, qui plus est, un
corps de ballet. Les mineurs, chassés du Cariboo par le froid pen^
dant une partie de l'année, vont hiverner à Victoria ; ces mesâeurs
goûtent beaucoup le corps de ballet, et ils ont pour habitude,
quand un acteur les a mis en joie, de jeter sur la scène des poi-
gnées de pièces d'or. Des voyageurs comme les nôtres ne pouvaient
être à Vancouver et ne pas aller au Cariboo. Ce n'était que quatre
cents lieues, huit jours pour l'aller et huit jours pour le retnoi-
Une partie de la route pouvait se faire en bateau à vapeur, une
autre en voiture publique à la mode californienne. Les quatre der-
nières journées seules étaient difiiciles; il fallait aller à pied par
des sentiers de montagnes que la neige commençait à couvrir. Lord
Milton et M. Cheadle s'habillent donc en mineurs comme ils s'étalent
babiUës en sauvages; ils prennent le chapeau à fond plat et à grands
rebords, les bottes imperméables qui montent jusqu'aux genoui,
jettent sur leurs épaules la couverture pliée en deux, et se rendent
i ces mines du Cariboo, célèbres dans le monde entier, pour parler
comme le journal de Vancouver.
Que sont ces deux possessions anglaises dans lesquelles lord Mil-
ton et M. Cheadle viennent de s'introduire par une route si peu
fréquentée? 11 y a quinze ans, elles n'avaient pas de nom officiel;
D,ptizedOyGoO<^lc
LE TERRITOIRE DE LA BAIE d'hUDSOK. 2&3
on les appelait tout simplement les territoires de la Compagnie de
la baie d'Hudson à l'ouest des Montagnes- Rocheuses; aujourd'hui
elles se prétendent les rivales de la puissance américaine dans le
Pacifique. L'Ile de Vancouver, qui s'étend en face dn continent
américain sur nne longueur de plus de cent lieues , colonie sans
colons, d'une fertilité médiocre et d'un climat maussade, possède
en revanche Port- Esqui malt, le plus beau port du Pacifique pour
les navires d'un grand tirant d'eau, et ta ville de Victoria, qui
doit à la franchise de son port, situé en face de l'embouchure du
Fraier, et à l'extrême diflicnlté de traverser la barre de ce fleuve,
d'être devenue l'entrepôt commercial de la Colombie anglaise. A l'a-
Tantage d'être le chef-lieu d'une station navale et l'entrepôt d'une
grande colonie, l'île de Vancouver joint un privilège naturel : elle
contient des mines de charbon de terre d'une qualité médiocre, mais
i'atffi importance considérable, car presque tous les charbons con-
sommés dans le Pacifique viennent d'Europe et ont dû doubler le
cap Horn. Vancouver est donc une position militaire et commerciale
agressive à l'égard des États-Dnis et défensive en ce qui touche la
Colombie anglaise. Pendant l'hiver, quand les mineurs descendent
dn Cariboo, Victoria devient une ville de mineurs. Pendant l'été,
c'est une ville coloniale comme toutes les villes coloniales anglais
ses; mais, dès qu'on a franchi la barre du Frazer, on entre dans un
monde différent. Ce qui a fait sortir ce pays de son obscurité, c'est
la découverte de sables aurifères dans le Frazer, c'est surtout celle
d'un gisement aurifère au Cariboo, plus riche qu'aucun de ceux de
la Californie. A cette nouvelle, des masses de mineurs californiens
se sont précipités sur la Colombie anglaise. Sur les bords du
Frazer, tout est californien, mœurs, costume, langage. On y parle
cet argot des mines qui a en l'honneur de supplanter dans les
salons de l'Angleterre l'argot des courses. Là comme en Califor-
me, ce qui blesse, c'est le contraste entre la beauté des machines
et la dégradation des hommes, entre la rudesse et la prodigalité.
On couche sur la terre nue, on est couvert de vêtemens sordides,
et l'on jouera aux quilles avec des bouteilles de vin de Champagne
pooT s'amuser à voir la liqueur se répandre inutilement à terre.
Dne seule chose relève de l'abjection. L'ivresse de l'or donne à ces
hommes une intrépidité qui en ferait des héros, si trop souvent elle
n'étouffait tous les sentimens généreux. Il y a toutefois des dif-
férences entre la Colombie anglaise et la Californie. Tandis que
dans ce dernier pays la colonisation agricole a marché de front
avec l'exploitation des terrains aurifères, ici le travail des mines
emploie tous les bras. Les vivres qui se consomment au Cariboo
viennent de l'Orégon et de Sao-Francîsco, et l'or qu'on en retire,
après la dîme prélevée par les détalllans, tombe dans les colîres
jOO'^Ic
2aA «evtiE DES deux mondes.
des négocians américains. Les États-Unis sont la mère-patrie
commerciale de cette coloaie angl^se.
111.
Nous ne suivrons pas nos deux voyageurs dans leur expédition
du Cariboo, où ils vont faire conDaîssance avec le cock-tatl et avec
tous les mélanges d'alcool et d'épices en usage parmi les mineurs.
L'intérêt de cette partie du voyage se résume dans deux ou trois
anecdotes d'un caractère sombre. Des deux mineurs qui ont décou-
vert le plus riche des glsemens aurifères, l'un est mort de faim dans
la forêt, l'autre est devenu paralytique et demande l'aumône à Vic-
toria. Une partie des soixante émigrans qui avûent précédé lord
MiltOD et M. Cheadle à la Cache de la Tête jaune a péri dans les
rapides du Thompson. Les cinq mineurs qui s'étaient livrés an
Frazer ont eu également leur canot renversé dans un rapide. Ils se
sauvèrent à la nage, et âeux d'entre eux, après des fatigues inouies,
parvinrent à atteindre le fort Sùnt-George, situé au coude septen-
trional du Frazer. Une troupe d'Indiens fut envoyée à la recherche
des trois autres; quand elle les retrouva, il n'en restait que deux
enfouis dans la neige jusqu'au milieu du corps, devenus fous et
dévorant les restes sanglaos du camarade qu'ils avaient tué. Puis-
que nous ne courons pas k la recherche de l'or, écartons nos re-
gards de ces lieux de débauche, d'avarice et de souflraoce.
11 y a dans le livre de lord Milton et de M. Cheadle une lacune
qu'il faut combler. S'ils intitulent leur voyage « passage du nord-
ouest par terre, » comme on appelle « passage du nord-ouest par
mer » les voyages des plus grands navigateurs, ils oublient de dire
pour quelle raison, d'un bout de l'Amérique à l'autre, on demande
un chemin de fer, une route de terre qui relie la Colombie anglaise
au Canada & travers les possessions de la Compagnie de la bùe
d'Hudson. Pour les territoires anglais de l'Amérique du Nord,
la question des routes est la plus importante de toutes; couaidé-
rabte en elle-même, elle est aggravée par la concurrence des che-
mins américains. Ce qui n'est a\ijourd'hui qu'un intérêt de com-
merce et d'agriculture deviendra une arme irrésistible dans le
conflit qui se prépare entre l'Angleterre et les États-Unis, car, du
détroit de Fuca dans le Pacifique à l'embouchure du Saint-Laurent
dans l'Atlantique, la frontière des États-Unis longe les possessicos
britanniques. Essayons donc de donner au voyage que nous venons
d'analyser la conclusion qui lui manque. Pour plus de clarté, nous
exposerons séparément ce qui touche la Colombie anglaise, le Ca-
nada et le territoire de la Compagnie de la baie d'Hudson.
Les sources de l'or, si l'on peut parler ainsi, n'ont pas encore
tE TEBBITOIBE DE U BAIE D'HDDSON. 2&5
été troQTées. Les dépôts de sables aurifères d'une richesse considé-
rable sont rares et occupeut une très petite étendue; on n'évalue pas
à ane superficie de plus de deux hectares la partie rraîment riche du
Cariboo. 11 semble que tôt ou tard toutes les colonies aurifères doi-
vent arriver, quant à la richesse métallique, à une situaUon k peu
près semblable. Ce sera donc en définitive le haut prix ou le bas
prix de la main-d'œuvre qui décidera de la prospérité de ces colo-
nies. Or le Cariboo est le lieu du monde où la main-d'œuvre est le
plus chère, parce qu'il est celui où le prix des subsistances est le
plus élevé. Jusqu'à présent, toutes les tentatives de colonisation
agricole ont échoué dans la Colombie anglaise; la population n'est
composée que de mineurs et de marchands. Il faut cinq mois pour
venir d'Europe en doublant le cap Hom; il faut dépenser 2,500 fr.
par tête, si l'on prend la voie de Panama. Une si longue traversée,
une dépense si considérable, éloignent le colon agricole. Si on ne
tui ouvre point un chemin, si la Colombie anglaise continue à tirer
ses vivres de l'Orégon et de la Californie, si le prix des subsis-
tances reste le même au Cariboo, tandis que la valeur des sables
aurifères ira en diminuant, on verra une colonie pleine d'avenir s'af-
fiûsser tout d'un coup, comme elle s'est élevée. Comment, ajou-
tent les colons de la Colombie, le gouvernement anglais laisse-l-il
prendre partout l'avance aux États-Unis? Les États-Unis ont déjà
créé trob routes de terre qui relient la Californie au Mississipi.
Chacune de ces routes est parcourue par des voitures publiques en-
tretenues aux frais du gouvernement central. Pour que le voyageur
ne soit pas exploité, le congrès a Tué lui-même le prix des places
et le prix des repas; pour ménager sa fatigue, le congrès lui a
donné le droit de s'arrêter quand il lui plairait et de reprendre sa
place dans la diligence suivante. Des relais de chevaux sont préparés
pour les voitures publiques. Des dépôts d'eau et de fourrage ont été
placés dans les parties sablonneuses de la route pour les colons qui
vont à pied ou à cheval avec leurs familles et leurs bestiaux. Une
communication spéciale unit également aux états de l'est les deux
territoires du Washington et de l'Orégon. Une route s'étend du
point où le Missouri cesse d'être navigable au point où commence
ta navigation de la Columbia. Un chemin de fer conduit directement
de Saint-Joseph, sur le Missouri, à New- York. Un chemin de fer de
Samt-Louis k San-Francisco est en cours d'exécution; le congrès a
accordé pour ce grand travail une subvention en argent de 88,000 fr.
par mille et une subvention en terres par lots alternatifs sur toute
la distance parcourue. Si l'on additionne tout ce que coûte au gou-
vernement américain le service postal de la Californie, qui se fût à
la fois par les trois routes de terre, par l'isthme de Panama, par
l'isthme de Tehuan epec et par les paquebots subventionnés du Pa-
.,.<,c
246 , BEVBE DES DEUX MONDES.
cifiqae, on trouvera que, pour ce service seul, les États-Dnis paient
21 francs par tête de Californien. Ce n'est pas tout. Ud chemia de
fer subventionné par le congrès dans les mêmes conditions que celui
de Californie unit ou unira bieutAt la vallée du Mississipi à celle de
la Bivière-Iîouge dans le Minnesota. Un bateau améric^n parcourt
maintenant la Rivière-Rouge jusqu'au fort Garry. Grâce à une com-
muoicatioa non interrompue par bateaux à vapeur et par chemins
de fer, le fort Garry et tous les établissemens anglais de la Rivière-
Rouge sont reliés aux États-Unis et séparés du Canada. Comme
de raison, aux désirs légitimes et aux reproches fondés viennent
se joindre les idées chimériques. Le chemin de fer du Canada à la
Colombie anglaise diminuera de plus de 1,000 lieues la distance de
l'Europe à la Chine et au Japon. Toute la côte occidentale de l'Amé-
rique, la Nouvelle-Zélande, l'Australie, les Indes elles-mêmes,
seront rapprochées de l'Angleterre. Port-Esquimalt deviendra le
port militaire le plus important du monde, Victoria le plus grand
entrepôt commercial... Comme de raison aussi, on ne tient pas
compte des diflicultés. On ne se demande pas si la rive septentrio-
nale du Lac-Supérieur est aussi peuplée que la vallée du Mississipi,
si le fort William, à l'extrémité du lac, peut rivaliser avec une
ville comme Saint-Louis, si le pays n'est pas inhabité du Lac-Supé-
rieur au Carihoo, si les passes des Montagnes-Rocheuses jusqu'à
présent reconnues praticables ne tombent pas toutes sur la vallée de
la Columbia, c'est-à-dire sur le territoire américain. -La Californie,
qui est américaine, a des routes par terre; la Colombie, qui est an-
glaise, n'en a pas : le gouvernement anglùs déserte donc l'intérêt
de ses colonies et a perdu le sentiment de sa grandeurl
Dans tous les temps, les colons se sont plu à croire la grandeur
de la métropole attachée au développement de la fortune person-
nelle de chacun d'eux, et l'égoïsme colonial a pris ici des propor-
tions extraordinaires, grâce à l'essor rapide de la prospérité et k
l'incertitude de l'avenir, 11 est douteux que l'étal misérable de la
colonisation agricole dans la Colombie anglaise doive être attribué
à l'absence des voies de communication plutôt qu'au manque de
terrains propres à la culture, et il est certain qu'une route de la
Colombie anglaise au fort Garry, où viennent aboutir les lignes
américaines de paquebots et de chemins de fer, aurait pour pre-
mier résultat de transporter à New-York une partie du commerce
de Victoria; mais, on ne peut le nier, l'Angleterre ne fait pas pour
ses colonies américaines ce que font les États-Unis pour leurs ter-
ritoires. Si l'Angleterre a changé sa politique coloniale et si eUe est
aujourd'hui ta plus libérale des mères-patries, elle ne juge pas ab-
solument nécessaire, parce qu'elle a autrefois perdu treize colonies
pour avoir voulu les taxer an profit de la métropole, d'imposer les
LE TEKKITOIBE DE LA BUE D HDDSON. zAv
babitans de la Grande-Bretagne au profit de colonies qui pourraient
UD jour solder leur dette par une déclaration d'indépendance. Elle
pense avoir fût tout ce que les colonies ont le droit de lui deman-
der quand elle leur laisse la liberté de régler à leur gré leurs im-
pôts et leurs dépNises, et prend à sa charge toutes les dépenses
qu'elle appelle n impériales, » c'est-à-dire l'entretien des forces
militaires et maritimes. Les États- Unis étendent plus loin leur sol-
licitude envers les territoires nouveaux. Le gouvernement central
fait des routes, construit des établissemens publics, des écoles,
des bibliothèques, des maisons d'aliénés, et rentre dans ses dé-
boursés par la vente des terres mises en valeur. Que l'Angleterre
soit partout ailleurs la plus habile des puissances colonisatrices,
sur le continent de l'Amérique elle est la puissance européenne
en face de la puissance américaine, la puissance qui se défie de
l'avenir en face de la puissance qui se fie & l'avenir. Sous le rap-
port géographique, la situation de l'Angleterre est également infé-
rieure & celle des États-Dnis. Ses possessions commencent au A9* de-
gré de latitude; au-dessus du h^' degré, le nord ne saurait lutter
contre le sud. Aussi une singulière langueur s'est-elle emparée du
goaremement anglais à l'endroit de ses possessions américaines. A
l'audace des États-Unis il oppose l'inertie, et aux sollicitations des
colons il répond par de vaines théories et de vagues expressions de
bienveillance. M. Bulwer écrit le 30 décembre 1868 au gouverne-
ment de la Colombie anglaise : « C'est par elles-mêmes et par l'es-
prit de sacrifice que les communautés humaines s'élèvent à une
grandeur permanente. Stimulez l'amour- propre des colons, afin
qu'ils acceptent les privations nécessaires et se soumettent à de
brges contributions plutôt que de compter sur des avances qui ne
sont jamais remboursées sans exciter des mécontentemens, ou an-
nulées sans dommage pour la considération et l'honneur. Lorsque
le temps arrivera de donner à cette colonie des institutions repré-
sentatives, il faut qu'elle ne soit embarrassée par aucune dette, et
que les cotons aient prouvé leur capacité & se gouverner eux-mêmes
par l'esprit d'indépendance qui repousse l'aide étrangère... » Le
4 juin 1S62, le duc de Newcastle, successeur de M. Bulwer au mi-
nistère des colonies, disait 4 la chambre des lords : « Il n'est peut-
être pas impossible d'établir une voie de communication entre le
Canada et la Colombie anglaise; m^ùs il semble convenable que
cette colonie fasse la dépense sur son territoire, et que de son côté
le Canada consente à prolonger la route au-delà du sien . » Le même
jour, le duc de Newcastle disait encore à la chambre des lords que
la Compagnie de la baie d'Hudson, si on lui enlevait le Saskat-
chewan, renoncerait à tous ses droits, et demanderait une indem-
mlé de 37,&00,000 francs. Suivant lui, on ne peut faire une sem-
liGoc^lc
2i8 KEVUE DES DEUX MONDES.
blable proposition à la chambre des communes. Il ae saurait affirmer
que le titre de la compagnie ait jamais été parfaitemeut légal; mats
il lui semble qu'on doit agir avec ménagement avant de metti'e de
côté un privilège qui a deux cents ans d'existence. On ne peut que
souscrire aux principes de M. Bulwer et qu'approuver les sentimens
du duc de Newcastle. Une colonie doit payer ses dépenses colo-
niales, et, si le temps des monopoles est passé, tout homme de
cœur doit hésiter avant de porter la main sur une compagnie dont
la chute sera le signal du massacre des indigènes. Il n'en est pas
moins certain que le jour où l'Angleterre perdra ses possessions
d'Amérique, ce sera pour n'avoir pas su faire de routes.
Si nous passons maintenant de l'ouest à l'est du continent améri-
cain, de la colonie aurifère à la colonie agricole, nous trouverona
dans les belles et douces provinces du Canada le même besoin d'ou-
vrir des voies de communication. Au Canada comme dans la Co-
lombie, le maître des routes sera le maître de l'avenir. U ne s'agit
ici ni d'une colonie de l'Angleterre ni d'un satellite des États-Ums.
Le Canada est une province indépendante qui possède une indivi-
dualité propre. La population s'y est accrue comme aux Ëtats-Unis,
et elle s'y est accrue par les mêmes causes et les mêmes moyens.
Depuis le commencement du siècle, Québec a doublé, Montréal a
triplé, Saurel, à l'embouchure du Richelieu, a quadruplé. Toronto
voit, tous les dix ou onze ans, doubler sa population. Celle du Haut-
Canada a gagné 1,100 pour 100; elle a passé de 77,000 habitans à
près d'uQ million. En même temps, quelle qu'en soit la cause, les
nouveau-venus conservent les traces de leur origine et ne se mo-
dèlent pas sur un type unique. En devenant Canadiens, ils restent
Français, Anglais, Écossais, Irlandais; ceux-ci ont transporté avec
eux leurs haines nationales et se plaisent à lever en face l'un de
l'autre le drapeau orange et le drapeau vert. On est dans une
colonie; le pays est nouveau, et tes habitans sont de vieille race.
Toutefois qu'on ne s'y trompe pas, en Amérique tout le monde est
Américain; pour le Canadien comme pour le citoyen des États-Unis,
l'Amérique, c'est la jeunesse, et l'Europe la vieillesse; l'Amérique,
c'est la force nouvelle qui changera l'équilibre du monde et la so-
ciété nouvelle qui renversera les sociétés anciennes, hgalement, au
nord comme au sud du h9' degré de latitude, l'ouest l'emporte sur
l'est : Québec a cessé d'être la capitale du Canada, Ottawa a pris sa
place, et l'homme de l'ouest est celui qui mesure la puissance i
l'audace. Si le Canada n'a pas les instincts démocratiques des États-
Unis, il admire ce gouvernement qui s'est donné pour mission de
défricher un continent, qui sillonne de chemins de fer les solitudes
et les déserts. Avec sa vieiUe population française, avec sa nouvelle
population irlandaise, avec sa population anglo-saxonne libre par
i;,atizedO¥GoO<^lc
LE TEimlTOlnE DE LA BAIE D'HDDSON. 2A9
droit de naissance, ayant les États-Unis pour voisins, le Canada
devait sortir de la sujétion. Des raisons économiques que nous in-
diquerons tout à l'heure, de vieilles et de nouvelles rivalités, par-
dessus tout un vif sentiment de l'individualité canadienne, l'ont
empêché de chercher l'union avec les États-Unis. L'indépendance
soos la souveraineté nominale de l'Angleterre ménageait plus de
choses à la fois, et répondait mieux à la réalité des sentimens et
des situations; mais cette indépendance est une indépendance
j&touse. Quand le gouvernement anglais conseille d'établir un im-
pôt foncier pour subvenir aux dépenses des travaux publics, le
parlement canadien y substitue un droit de douane de 20 pour
100 sur les marchandises anglaises. Quand, au milieu de la der-
nière guerre civile des États-Unis, l'Angleterre réclame l'armement
dn Canada, le parlement canadien rejette le bill sur la milice. Au
contraire le protectorat s'exerce avec des ménagemens infinis. Après
le rejet du bill sur la milice, après ce coup si rude porté par le
Can^a à la politique de l'Angleterre, le ministre des colonies parle
ainsi dans sa dépêche : <c Si j'osais suggérer une opinion au gou-
Teroement et au parlement canadiens,... si je ne craignais de pa-
raître intervenir indûment dans les afîfûres de la province, j'oserùs
suggérer, etc.. n Ce qui donne aux rapports du Canada et du gou-
Ternement anglais un air de froideur et presque d'hostilité, c'est
d'un cdté la conviction du Canada que l'Angleterre ne ferait pas la
gnerreaux États-Unis pour un intérêt purement canadien, et de l'au-
tre la pensée de l'Angleterre que le Canada ne ferait pas la guerre
SOI ËtatS'U DIS pour un intérêt purement anglais. L'union n'en est pas
moÎDs solide, car ni le Canada ni l'Angleterre ne désirent la rompre.
En louvoyant avec habileté, le gouvernement anglais peut vain-
cre les susceptibilités que provoque chez les Canadiens la nou-
veauté de l'indépendance. Peut-il triompher également des difli-
cnltés matérielles inhérentes à la situation du Canada? Elles sont
aussi simples à exposer que compliquées en elles-mêmes. La navi-
gation du Saint- Laurent est interrompue chaque hiver parles glaces.
Alors Portland, dans l'état du Maine, devient le port de Montréal,
et\ew-York celui de Toronto. Pendant quatre mois, les deux tiers
des produits canadiens doivent attendre ou passer par le territoire
des États-Unis, D'un autre côté, Chicago, la principale place de
commerce du nord-ouest des États-Unis, située à l'extrémité mé-
ridionale du lac Michigan, n'a ^e communication non interrompue
avec la mer que par les eaux canadiennes, et plus loin par l'ouest
les établîssemens anglais de la Rivière-Rouge ne sont mis en rap-
port avec le reste du monde que par les bateaux à vapeur et les
chemins de fer américains. Aussi tous les travaux publics du
Canada, projetés, en cours d'exécution ou partiellement achevés,
jc^lc
250 REVUE DES DEUX MONDES.
se réffliment, pour ainù dire, dans deux entreprises : un cIiemiD
de fer des rives du lac Huron aux cAtes de la Nouvelle-Ecosse, tra-
versant la presqu'île caDadieune et longeant le Saiiit-Laureot; puis
un canal maritime qui tournerait les lacs vers le nord au moyen
de la rivière Ottawa et du lac Nipissing, et viendrait déboucher
sur le lac Huron en diminuant de 150 lieues la distance de Chi-
cago à la mer. Pendant que les esprits s'échauffent à la pensée de
s'enlever réciproquement le transit, le commerce du Canada avec
les États-Unis s' accroît chaque jour. Le voisinage, le développement
de la population des deux côtés des lacs, le besoin naturel d'é-
change entre les pays de bois et les pays de prairies, vont bientôt
le rendre égal ou supérieur au commerce de l'ancienne colonie avec
l'anciesne métropole. Jusqu'ici, l'opposition des intérêts n'a pas
moins que l'antagonisme moral fait obstacle aux pensées d'union.
En qualité de pays agricole et de pays forestier, le Canada est pou-
le libre-échange. S'il a élevé ses tarifs de douane, c'est qu'il veut
des travaux publics, et qu'il n'admet pas la pensée d'un impôt fon-
der. Au point de vue économique, ses tendances étaient pour les
états du sud; il ne saurait accepter des tarifs de douane excessifs
doot les recettes passeraient dans le trésor fédéral au lieu de servir
à l'achèvement des travaux publics canadiens. Dansl'état présent de
ces travaux, l'union avec les États-Unis ferût perdre au Canada ses
plus chères espérances économiques. Cependant la force financière
fait défaut. Ce sont des difficultés immenses à surmonter : un climat
qui commande de doubler un fleuve par un chemin de fer et de créer
des routes artificielles à côté des routes naturelles, une configura^
tion de territoire qui, pour une population de S millions d'habitans,
vent des chemins de fer et des canaux de 500 lieues de longuenr.
Les Canadiens sont trop braves pour se laisser vaincre par leur gou-
vernement ou par leur voisin, que ce gouvernement soit l'Angle-
terre on ce voisin les États-Unis; mais leur patriotisme ne le3.rend
pas insensibles à la séduction des travaux publics, et, pour affer-
DÛr la fidélité du Canada, l'Angleterre ferait bien de subventionner
plus de chemins de fer et d'envoyer moins de soldats.
Mus l'étendue cultivable au Canada n'est peut-être pas aussi
conùdérable qu'on le croit généralement. Si du côté du sud la
frontière américaine serre de près la vallée du Saint-Laurent, au
nord s'élève la frontière de glaces du Labrador. Que l'émigration
se mûntienne, il se déclarera bientôt un mouvement semblable à
celui qui, aux États-Unis, a porté les populations à se précipiter
plus loin vers l'ouest. L'ouest du Haut-Canada, c'est le territoire
de la Compagnie de la bide d'Hudson, et déjà un cri colonial s'élève
contre le régime anti-colonial de cette compagnie. Au sud de la
Colombie anglùse, un large espace de montagnes diffîdles à ban-
LE TERBITOIBE OE LA BAIE o'qUDSON. 251
chir sert de frontière. Au Canada, deux siècles de luttes nationales
séparent les populations. Du côté du territoire de la Compagnie de
la baie d'Hudson, ce aont des plaines uniforines et dépourvues d'ha-
bitans. La frontière est une frontière Diatbématique, un degré de
latitude. C'est à la fois le lieu où le conflit avec les Ëtals-Unis est
certain et celui où les chances de succès sont les plus faibles pour
l'Angleterre. Toutefois le parti semble pris de ne rien faire comme
de laisser tout faire. La route américaine est achevée; la route an-
glaise n'est pas même à l'état de projet. Que les événemens s'ac-
complissent I
Par quel chemin la colonisation doit-elle s'avancer dans cette
immense région qui s'étend du h9' degré de latitude aux glaces du
p<de, et qui a pour limites à l'ouest les Montagnes-Rocheuses et à
l'est les sables inféconds de la rive occidentale du Lac-Supérieorî
Trois routes Huviales aboutissent au lac Winnipeg, qui en forme le
centre. Ce sont au nord le Nelson, qui se jette dans la baie d'Hod-
son, au sud la Rivière-Rouge, qui offre à la navigation un parcours
de 360 lieues, en partie sur le territoire américain et en partie sur
le territoire anglais, à l'ouest enûn les deux Saskatchewan, qui peu-
vent porter des bateaux à vapeur jusqu'au pied des Montagnes-
Rodieuses. De la préférence accordée à l'une des deux premières
routes dépendra la direction du courant d'émigrans qui peuplera
les contrées que traversent ces puissans cours d'eau. Les Américains
ont compris toute l'importance de la route du sud, qui vient de chei
eax. La chambre de commerce de New-York écrit, comme s'il s'a-
gissut de terres appartenant déjà aux États-Unis : « 11 existe au
coeur de l'Amérique du Nord une subdivision dont le lac Winnipeg
peut être considéré comme le centre. Cette subdivision est, comme
la vallée du Mississipi, remarquable par la fertilité du sol, par la
douce ondulation des plaines et par la longueur des rivières propres
à la navigation à vapeur. Le climat n'y dépasse point en sévérité
celui du Canada et des états de l'est. Aucun lieu n'est plus propre
à devenir le séjour de communautés nombreuses, courageuses et
prospères. L'étendue culUvable est égale à celte de huit ou dix états
américains de première classe. La grande rivière du Saskatchewan
est navigable jusqu'à la base des Montagnes-Rocheuses. Il n'est
pas du tout improbable que la vallée de cette rivière n'oOre le
meilleur parcours pour un chemin de fer allant au Pacirique. Les
eaux navigables de cette grande subdivision se relient avec celles
du Mississipi. La Rivière-Rouge du nord, qui se jette dans le lac
Winnipeg, donne du nord au sud une navigation de près de
800 milles. La Rivière-Rouge est une des rivières du monde les mieux
appropriées à la navigation à vapeur, et elle arrose une des plus
belles régions de ce continent. Entre le lieu où elle coaunence & de-
ivCoc^lc
262 BETL'E DUS DEUX MONDES.
venir Davigable et Saint-Paul, sur le Mïa^ssipi, U y a un cbemio
de fer en voie de construction. Quand cette route sera achevée, une
nouvelle grande subdivision du continent anaéricain, comprenant
un demi-million de milles carrés, sera ouverte à la civilisation. » Un
agent américain , envoyé par le gouvernement du Minnesota pour
reconnaître la valeur réelle du pays de la Rivîëre-Rouge et du
Saskatchewan , termine ainsi son rapport : « En résumé, c'est un
pays digne qu'on lutte pour l'obtenir [a country worth fighling
for), et je suis heureux d'avoir à rappeler le concours rapide des
évéaemens, qui montrent que la frontière, qui jusqu'ici s'arrêtait
aux sources du Saint-Laurent et du Mîssissipi, va bientôt être re-
culée par la marche de la civilisation anglo-sasonne. h
Malheureusement pour l'Angleterre, l'extrémité occidentale du
Lac-Supérieur est ud mauvais point de départ. Le véritable colon
s'avance avec ses chevaux, ses bestiaux, ses voitures et ses outils;
il apporte avec lui tout le matériel de l'agriculture et féconde la
terre. Une avant-garde de pionniers a besoÎD d'être soutenue par
des renforts successifs. Tous les étabtissemens qui, une fois formés,
ont été laissés à eux-mêmes, ont vite perdu de leur importance; on
en a pour preuve la colonie fondée au commencement de ce siècle
par lord Selkirk, dont elle porte encore le nom, et les autres éta-
blissemens de la Rivière-Rouge, qui sont restés stationnaires, tandis
que tout grandissfdt au sud et à l'est. Malheureusement aussi la
navigation de la baie d'Hudson est très difficile; il faut remonter
vers le pâle, doubler l'énorme presqu'île du Labrador et descendre
ensuite au milieu des brouillards et à travers des montagnes de
glaces flottantes. Le ^el^on est fermé par les glaces six ou sept mois
de l'année. A l'embouchure du Saskatchewan dans le lac Winni-
peg s'amoncellent des glaces qui ne fondent qu'à la fia de l'été.
Évidemment ce pays veut être colonisé par le sud. Jusqu'à présent,
le Minnesota s'est plus occupé d'attirer sur son territoire le tran-
sit anglais que de s'emparer des terres anglaises; mais la popula-
tion du Minnesota double tous les deux ans, le cadastre des terres
fédérales vient d'atteindre la Rivière-Rouge. Que le principal cou-
rant d'émigration, qui se porte aujourd'hui vers l'ouest, change uo
instant de direction et se précipite vers le nord-ouest; que l'on se
sente à l'étroit dans le Minnesota : pendant que les cabinets de
Washington et de Saint-James échangeront des notes, des aventu-
riers du Minnesota et des mécontens de Selkirk décideront prati-
quement la question; ils s'uniront pour massacrer les Indiens et
les demi-sang. Un chemin de fer sera construit de la Rivière-Rouge
au Saskatchewan , et dix ans après on passera en malle-poste par
la Caclie de la Tête Jaune.
SVLES DE LaSTETBIB.
vCoot^lc
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 octobre ISai.
Oo Dous tiendra compte de la difficulté que les oi^aes indëpendans
de la presse française rencontrent en ce moment dans l'appréciation des
éyénemens dont l'élat romain est le prétexte ou le tbéfttre. Les idées et
les choses se conrondent et s'entre-choquent. Le cours des discussions
est iaterrompu par les voies de fait. Une action militaire de la France
est engagée. Dans l'état de nos institutions, elle ferme la bouche aux cri-
tiqaes, et notre premier vœu doit être qu'elle se termine à l'honneur de
notre drapeau. Si la liberté des opinions ne peut se jouer à l'aise en ces
graves circonstances, on n'a guère à le regretter, car la querelle vidée
en te moment par l'épée est de celles qui dans une controverse irritée
obscurcissent le plus les idées, exaspèrent le plus les passions, et impri-
ment aux conduites les déviations les plus déplorables.
Cependant les évënemens présens d'Italie qui ont mis en péril la con-
vention du 15 septembre ont eu des causes auxquelles il ne saurait être
interdit de faire allusion. Ces causas sont de deux ordres, les unes pro-
venant d'accidens et de résolutions personnelles, les autres sortant de la
sature même des choses et des conditions contradictoires de la puissance
temporelle des papes, représentans suprêmes et chefs de la religion
catholique.
Dans l'ordre des faits, le premier accident a été la convention du
15 septembre elle-même, qui est aujourd'hui en cause. La fatalité de
cette convention, c'est qu'elle ne poursuivait point un résultat simple
par des moyens directs et définitifs. La France et l'Italie s'y liaient par
des intérêts négatifs et non par des intérêts positifs. L'objet pratique
que cherchait la France était la cessation de son intervention à Rome;
quant k l'Italie, elle acquérait la libération du sol romain de toute oc-
cnpation étrangère par la promesse d'empêcher ou de combattre toute
agression matérielle dirigée par ses frontières contre le pouvoir pontifi-
■i!)tizedOyGoO<^lc
2&A REVUE DES DEUi: HONDBS.
cal. Or, tandis que le gouvernement italien prenait cet engagement, il
était connu du monde entier que Rome avait été déclarée capitale de
l'Italie par un vote éclatant du parlement. La convention du 15 sep-
tembre ne fut accompagnée d'aucune rétractation de ce vote parlemen-
taire. 11 se fit à cette époque une sorte de compromis dans le sentiment
public italien, et ce compromis sembla confirmé par les commentaires
de la presse et des hommes politiques. Par égard pour la convention da
15 septembre, on s'abstiendrait d'abuser de la force matérielle contre le
pouvoir pontifical; on attendrait U réintégration de Rome à )a tête de
l'Italie des elTets du temps et de ce qu'on appelait les moyens moraux.
Peut-être une entente directe pourrait-elle à la longue s'accomplir entre
le royaume d'Italie et la cour de Rome; si cette illusion échouait, pent-
étre le pouvoir temporel finirait de sa belle mort par la sécession spon-
tanée des populations romaines. La restriction posée par la convention da
15 septembre aux droits de l'Italie lui défendait de prendre ou de laisser
prendre sur son territoire l'olTensive matérielle contre le pouvoir tempo-
rel ; mais elle ne lui interdisait point de recevoir l'accession des popula-
tions romaines, si Rome secouait elle-même la domination ecctésiastiqae.
Qu'on ne l'oublie donc point, la convention du 15 septembre n'a été ai .
un engagement pris par la France de maintenir à perpétuité le pouvoir
des papes, ni le transport de cette obligation i l'Italie. Les hommes
d'état et le peuple italiens ont toujours proclamé la perspective de Rome
capitale. Quant a la France, sans prolester contre le rêve italien, elle se
contentait de la clause qui mettait l'état romain à l'abrï des attaques ex-
térieures, et trouvait l'avantage de se soustraire, sous cette sauvegarde,
aux tracasseries d'une plus longue intervention.
On ne peut se dissimuler combien une pareille situation était fragile.
11 ne s'agissait pas seulement de mettre l'état de l'église à l'abri d'une
invasion extérieure; il fallait lui fournir des ressources pour se défendre
au besoin contre une insurrection intérieure. Il ne suffisait point que
l'Italie respectât et fit respecter la frontière romaine; il fallait lâcher de
mettre un terme à l'attitude hostile qu'avaient gardée jusqu'alors vis-à-
vis l'une de l'autre la cour de Florence et la cour de fiome; il fallait es-
sayer de rendre les rapports entre ces deux cours assez bons pour que
le voisinage fût tolérable. Des efforts furent tentés pour satisfaire à ces
deux sortes de nécessités. La France pourvut à la sécurité intérieure de la
cour de Rome par des moyens indirects. Elle fournit au pape, sous forme
de volontaires enrôlés librement dans les rangs du parti religieux, le
corps des zouaves pontificaux : les zouaves furent le contingent du parti
clérical en France. En dehors de ce mouvement spontané, le gouver-
nement français prit l'initiative d'une combinaison plus importante. II
favorisa la création pour le service militaire du saint-père du corps
qu'on a appelé la l^on d'Antibes. Le mode de recrutement de cette lé-
i!)tizedO¥GoO<^lc
REVUE. — CHIMM«IQDE. 256
gion fut singulier. Nous ne savons comment on peut justi&er qu'il soit
conforme à dos lois miliMîres; en tout cas, on ne peut contester que
l'apparence n'en soit irréguliëre. Les soldats de la légion d'Antibes sont
to soldats de notre armée; ils sont commandes par des officiers français
^v pendant la durée de leur service dans la légion conserveat leurs droits
i l'avancement. Nos contiogens militaires étant déterminés par des lois
votées par la refH'éseDtation nationale et affectés exclusivement au ser-
vice du pays, il est difficile de comprendre qu'une fraction quelconque
de cescoDtingens puisse être légitimement détachée de ce service et au-
torisée à passer à la solde et sous les couleurs d'un état étranger. Rien
ne prouve mieux la difficulté que présentait la formation d'une pe-
tite armée pontificale que fétrangeté du recruEement de la légion d'An-
tibes. Tandis que de la p^rt de la France ces dispositious étaient prises
en prévision ou par suite de l'exécution du pacte de septembre et de la
retraite de notre armée d'occupation, le gouvernement italien parut faire
de son côté des efforts suivis et sincères pour améliorer ses rapports avec
la cour ponUlicale. On se souvient des missions confidentielles de M. Ve-
getii et des n^ociations de même nature confiées à d'autres person-
nages. Les informations ont fait défaut sur la nature, l'objet, l'étendue
de ces avances du gouvernement italien envers la cour de Rome; on n'en
Gonoait que l'initiative et l'échec.
On voit combien était précaire un état de choses réglé par d'aussi fai-
bles moyens. Le problème de la coexistence du royaume d'Italie et de
l'enclave de la souveraineté ecclésiastique de Kome était encore systé-
matiquement ajourné, mais non résolu. L'ajournement pouvait-il être
de longue durée? L'événement a répondu. Avec de la prudence, de la
prévoyance, de la modération, on eût pu prolonger l'efficacité de cet ex-
pédient temporaire; mais personne n'a été prudent, prévoyant, modéré.
La question romaine demeurait sur le second plan pour l'Italie tant que
l'annexion de Venise n'était point faite, taiit qu'une grande et illustre
province italienne était au pouvoir de l'étranger. En donnant l'année
dernière b la Prusse l'alliaDce de la cour de Florence et en obtenant
ainsi pour cette dernière l'annexion de la Vénétie, on a laissé la ques-
tion romaine occuper seule le terrain et la vie politique de l'Italie. C'était
pent-étre le cas d'atténuer autant que possible les apparences du secours
ailitaire si réduit que nous donnions pour sa défense intérieure à l'état
romain. On oublia en France l'utilité de cette précaution : le voyage.du
général Dumont à Rome et surtout une lettre de notre ministre de la
guerre donnèreqt à la légion d'Antibes une signification plus marquée et
I^us inquiétante pour les susceptibilités italiennes. A mesure que le temps
s'écoulait, la question romaine devenait la préoccupation de plus en plus
dominante de l'Italie. La force des choses agissait fatalement. La cour de
Rome, après avoir repoussé toutes les avances de la cour de Florence, se
[),oti.odOyGoO<^lc
366 REVUE DES DEUX IIOKDBS.
fmtiflait dans la résistance par les manifestations les plus menaçantes.
La convocation des ëvéques fut comme un défi porté aux aspirations
italiennes. Par un de ces fâcheux concours de circonstances qui se reo-
contrent toujours dans les situations maladives, le gouvernement et le
parlement Italiens avaient alors à prendre des résolutions décisives M
matière de finances. C'était le moment où on était mis en demeure de
liquider financièrement par quelque mesure hardie et vaste la fonda-
tioD du nouveau royaume d'Italie. Une seule ressource exiç^tait, celle
qui plus d'une foisesl venue au secours des peuples en révolulion,
l'appropriation à l'état des biens du clergé et des corporations reli-
gieuses; mais une pareille mesure n'a jamais pu s'accomplir en pays ca-
tholique sans faire éclater les foudres de Rome. L'antagonisme entre la
papauté temporelle et l'Italie politique ne faisait que grandir et s'irriter.
Il était impossible, il était improbable que la question romaine lardât à
devenir le problème absorbant de la nation italienne. Là était une cause
incessante de lutte, là le point de réunion de toutes les difficulté;; là par
un impétueux courant d'illusions on marquait le rendez-vous de toutes
les solutions. A voir les choses de haut, à calculer d'avance les événemens,
les esprits politiques européens devaient estimer qu'une crise était iné-
vitable. Le seul moyen qu'on eût Inéme de la gouverner, de la modâw,
de la ralentir, était de la mesurer d'avance, de s'en rendre maître en
quelque soi te par une pensée vigilante et prévoyante.
Si du moins on eût eu la faculté de bien prévoir à Florence et à Paris,
on eût sans doute réussi encore à gac;ner du temps, et on eût évité de
tomber dans les malentendus qui compromettent les alliances et de s'em-
porter aux mesures violentes qui rendent les antagonismes implacables.
Le public ignore encore les vicissitudes des négociations qui doivesl
avoir eu lieu entre les gouvernemens de France et d'Italie depuis au
moins deux mois. Certes les préparatifs du parti d'action contre l'état ro-
main étaient visibles depuis longtemps; le défaut de Garibaldi n'est pas
la dissimulation. Le gouvernement italien à moins d'une abdication hon-
teuse, le gouvernement fran<;ais à moins d'un oubli invraisemblable
de sa dignité, ne pouvaient point abandonner à une insurrection sans
mandat et sans responsabilité le sort de la convention du 15 septembre.
Dès le principe, la répression de l'agression illégale ne pouvait faire de
doute : c'était à l'Iuiie de l'exercer, et il ne fallait pas laisser un instant
dans la tête d'un ministre de Florence que, si le gouvernement italien se
refusait à son rûle, la France pourrait manquer au sien. Des explications
nettes, catégoriques, énergiques et par cela même essentiellement ami-
cales auraient dû, ce semble, régler ce point à la première menace des
troubles. Il se peut que ces avertissemens aient été donnés avec vigueur
et avec opportunité, et qu'ils aient été éludés; mais alors quelle est la
mesure de responsabilité qui a été assumée par M. Rattazii, l'un des
i!)tizedO¥GoO<^lc
RBTUE. — CHBOHIQUE. 257
bcHcmes d'état italiens qui passaient pour dire le plus amis de l'alliance
rrançaise? Comment comprendre les soudainetés et les sursauts de la
Douïclle intervention française? Il est étrange que la cour de Florence
ait méconnu l'intérêt supérieur qui lui commandait de faire tous les sa-
crifices pour prévenir le retour d'une armée française dans les états ro-
mains; quelle autorité n'aurait-elle pas eue dans la négociation ulté-
rieure de la question romaine, si elle eût pu s'y présenter avec un témoi-
gnage de sa force conservatrice, au lieu de n'apporter, comme elle y
est contrainte désormais, que le plaidoyer de l'impuissance.
La convention du 15 septembre n'était qu'une impasse : il importait
de la respecter jusqu'à ce que la marche du temps et des occasions favo-
rables permissent de la franchir d'une façon régulière. Malgré la secousse
violente du moment, il n'est que trop évident que l'impasse continuera de
subsister. Cest surtout au point de vue des intérêts et des principes de
la France que celte situation doit nous préoccuper. Les argumens par les-
quels le gouvernement français justifie ses mesures actuelles n'ont point
le caractère de raisons permanentes. Ce peut être pour un grand gouver-
Dement et un grand pays une question de dignité de faire respecter des
arraDgemens conclus par eux pour la satisfaction temporaire d'intérêt»
dont ils sont juges; mais en remplissant ce devoir d'honneur imposé par
des crrcoDsiances passagères on ne doit point perdre de vue la nature
essentielle des obstacles qui s'élèveront à la longue. Tout en prenant les
mesures les plus rigoureuses pour maintenir le statu qtto à Rome, le
gouvernement français parait comprendre qu'il ne peut assumer sur lui
seul la responsabilité de la protection sans fin du pouvoir temporel de
la papauté. La circulaire de M. de Moostier ne donne à notre nouvelle
ocmpatioD qu'une portée temporaire, et défère très nettement le règle-
nient de la question romaine à la responsabilité collective de l'Europe.
Ad point de vue européen, la question s'élèvera et se généralisera iné-
Tilablement. L'Europe aura à décider si la conservation du pouvoir
temporel est compatible avec la constitution indépendante et la paix
intérieure de la nation italienne. Ce n'est point en s'abandonnant aux
passions réactionnaires ou révolutionnaires qu'on résoudra cette immense
qoeslion; c'est avec la raison, le sentiment de la justice et les lumières
de l'expérience historique qu'il faut en aborder l'étude et en déduire la ,
conclusion vraie. M. de Moustier parle des puissances; mais il ne dit
point les états qu'il comprend sous celle dénomination. Ne songe-t-il
qu'aux puissances cattioliques? 11 n'y aurait alors que la France, l'Au-
tricbe, l'Espagne et le Portugal; le consentement exclusif de ces états
ne saurait passer pour un verdict européen et pour le jugement de la
dvilisation moderne. Leur arrêt serait suspect de partialité; il y en a
DD parmi eux, l'Espagne, qui en ce moment étonnerait le monde par
ses assenions, s'il était vrai, comme on l'assure, que son cabinet actuel
nn Lun. — 1867, • 17
iBtizedOyGoOt^lc
258 BErDB DBS DEUX MOtfDES.
ait eu l'idée, si les choses s'envenimaient en Italie, d'envoyer une ar-
mée de quarante mille hommes dans le royaume de Naples. Les puis-
sances, cela veut-il dire les puissances de l'ancien concert européen,
Angleterre, Prusse, Russie, Autriche et France? Le tribunal serait-il com-
pétent? L'Angleterre se mettrait-elle en travers des vœux d'un peuple
pour perpétuer la puissance politique du papisme? — La Russie peut-
elle prendre en main les destinées de l'église romaine, elle, la der-
nière puissance persécutrice qui fait partout la guerre au catholicisme
latin, et que le pape frappe autant que l'Italie de ses ardens anathèmes?
La Prusse se prononcerait-eile pour le pape, elle qui vient d'avoir soin
de nous rappeler par l'organe de son roi s'adressant au riichslag les in-
térêts communs qui, grâce à nous, l'unissent à l'Italie?
Enfin, en ouvrant une instruction européenne sur la situation de la
papauté temporelle, nous devrions, nous, France, penser à nous-mêmes.
Telle qu'elle est posée chez nous par les opinions entrâmes du clérica-
lisme et du radicalisme, l'affaire romaine est en réalité une question
profondément française. On en peut juger par l'irritation croissante et
la violence passionnée des polémiques. 11 y a dans l'ardente vivacité de
«ces lottes qui recommencent de quoi affliger les esprits modérés et les
patriotes qui croyaient qu'il y avait eu en France des causes gagnées
et des rivaliiés apaisées. Nous avons un parti qui défend à tout prix la
conservation du pouvoir temporel et un parti qui regarde comme con-
traire à tous les intérêts et à tous les principes de la révolution française
le pouvoir politique exercé par des mains sacerdotales. A coup sûr, si on
regarde aux traditions, anx associations, aux affinités, aux tendances de .
ceux qui défendent chez nous le pouvoir temporel de la papauté, on est
bien forcé de reconnaître en eux des adversaires de l'esprit moderne et
des partisans de restauration des choses passées. Ceux qui veillent chei
nous à la conservation et au développement des principes de la révolu-
tion ont été guéris par bien des échecs récens de tout optimisme tolé-
rant; ils sont inquiets et défians; dans un pays qui a coutume de faire
des pas en atriëre après les élans les plus généreux, ils redoutent des
retours aux vieilles tyrannies dont la France a cru s'émanciper. On
croirait que l'ancien régime et la révolution sont toujours en présence et
. toujours prêts à recommencer l'éternel combat. A voir le recratemenl
des volontaires du pape dans certaines parties de la France, on dirait
qu'une petite Vendée trouve à Rome son foyer; par contre, les entrepri-
ses garibaldiennes trouvent dans l'opinion avancée des partisans exal-
tés. En somme, la controverse violente et envenimée de la question ro-
maine, il serait temps d'y prendre garde, n'entretient point le moral de
la France dans un état sain. Or le jour oii l'on voudrait sortir de cette
confusion douloureuse, le jour où l'on prendrait le parti de laisser la
question romaine à elle-même, il est certain que cette question se résou-
[),oti.odOyGoO<^lc
KEVUE. — CHRONIQUE. 260
drait dans le sens des principes de la révolution française. Le catbo-
licisme serait obligé de cbercher ailleurs que daus une souveraineté
précaire, tourmentée, humiliée autant par les patronages qu'elle subit
que par les attaques auiquelles elle résiste, les garanties de sa liberté et
de son indépendance. Ces garanties, il ne pourrait les trouver que dans
la forte et franche con.'^litution des libertés publiques et du droit com-
mun. Il cesserait de troubler et d'offusquer le monde par le fantôme des
prétentions théocratiques. Il deviendrait dans la mesure de sa ferveur,
de son zèle, de la puissance de sa propagande, un agent du développe-
meot de la liberté religieuse et politique. Le monde moderne échappe-
rait enfin au cauchemar des guerres de religion, guerres odieuses, môme
lorsqu'elles ne se font qu'à la plume.
La logique des principes de la révolution française et la tendance vi-
able de l'histoire moderne promettent donc à l'Italie qu'elle finira par
g^er un jour son procès contre la papauté. Elle en fait l'épreuve en ce
moment, ce jour ne peut être éloigné que par ses maladroites impa-
tiences. Que les bommes politiques d'Italie supportent donc avec résigna-
tion la satisfaction qu'ils ont obligé la France de prendre elle-même
contre les transgresseurs tumultueux de la convention du 15 septem-
bre. S'il nous était permis de porter ailleurs nos avis, nous conseille-
rions à notre gouvernement de se défier dans sa politique envers l'Italie
des emportemuns de la furia francese. Si le gouvernement laissait dévier
la question romaine de telle sorte que la question d'Italie en pilt oattre.
il détruirait gratuitement l'œuvre de politique étrangère la plus consi-
dérable qu'il ait menée à fin. Qu'il soit indulgent pour ces hommes po-
litiques italiens, plus effarés peut-être que chercheurs de finesses. La dé-
mission de M. Rattazzi accompagnée de l'évasion de Garibaldi a produit
dans la direction des affaires une de ces confusions dont il serait injuste
de faire porter la peine à ceux qui en ont les premiers souffert la dou-
loureuse influence. L'Italie s'est trouvée pendant quelques jours sans
gouvernement. II est heureux qu'un homme de sens comme le général
Hénabrea ait accepté le ministère et composé un cabinet. Dès que le gé-
néral, secondé par M. Gualterio, s'est chargé du gouvernement, les af-
faires italiennes ont repris un aspect plus convenable. La proclamation
du roi a établi une démarcation nécessaire entre la politique de son gou-
vernement à l'égard de Home et l'esprit sectaire des manifestes de Ga-
ribaldi. 11 a été parlé de l'alliance française avec de justes égards. Il faut
tsfèatr que le général Ménahrea obtiendra du cabinet des Tuileries des
pntcédés analogues. En apprenant le débarquement de nos soldats à Ci-
Tita-Veccbia, le cabinet de Florence a fait occuper par ses troupes quel-
ques positions sur le territoire pontifical. Si notre gouvernement porte
encore un intérêt sérieux à l'Italie, il ne manquera point de laisser une
place honorable au gouvernement italien dans les mesures qui vont se
i!)tizedO¥GoO<^lc
260 RBVVB DBS DBDX HONDBS.
concerter. La mission du général La Marmora à Paris préparera sans
doute l'accord de la France et de l'Italie dans leurs démarches com-
muoes. Pourquoi l'Italie ne prendrait-elle pas position, elle aussi, dans
l'état romain pottr exercer son droit coname signataire de la convention
du 15 septembre? Mais peut-être avant de conjecturer les actes réguliers
des politiques italienne et française faui-il attendre les résultats de l'é-
chaufTourée garibaldieune. Aucune nouvelle n'est venue du chef des vo-
lontaires depuis son combat de Monte-Rotundo. Nous écrivons dans
l'ignorance trop prolongée de ce qui se passe à Rome et autour de Rome.
Le moment est critique au plus haut degré. Nos premières troupes ayant
débarqué & Civita-Vecchia, un mouvement trop avancé de Garibaldi pour-
rait mettre en collision nos soldats et les volontaires italiens. Un pareil
choc serait un malheur et une complication aggravante. ]I serait déplo-
rable que le gouvernement de Victor-Emmanuel n'eût point conservé
assez d'influence sur le général Garibaldi pour pouvoir prévenir cette
lutte fratricide.
C'est sous l'impression des nouveaux événemens qui vont s'accomplir
en Italie que la session législative s'ouvrira chez nous le 18 novembre.
Les sentimens de la majorité de la chambre ne sont guère favorables, il
faut l'avouer, à l'intérêt italien et surtout aux aspirations vers Rome. Il
est incontestable que, si le gouvernement le veut, il est en son pouvoir
de se procurer auprès de la majorité un accueil enthousiaste par des
protestations en faveur du pouvoir temporel. Nous croyons que l'intérêt
du gouvernement en ces matières sera plutôt de modérer l'expression
des sentimens de ses partisans. Dans ces aifaires qui touchent aux pas-
sions religieuses, les émotions ne peuvent éclater dans un camp sans
retentir dans le camp contraire, et l'exaltation des passions produit de
mauvaises situations politiques.
Par un de ces retours que la mobilité politique de notre époque rend
fréquens, tandis que nous sommes en délicatesse avec l'Italie, nous
sommes en coquetterie avec cette pauvre Autriche, que nous avons tant
contribué à mettre à mal. L'empereur François-Joseph a fait à la France
une généreuse visite, et Paris l'a reçu, on peut le dire, avec une courtoi-
sie distinguée. La politique française a fait tant de mal à ce souverain, .
et l'opinion publique française a été pour si peu de chqse dans les coups
qui ont été portés à l'Autriche, qu'une sympathie honnête s'est éveillée
dans toutes les classes en faveur de l'empereur François-Joseph. Il faot
dire aussi que l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie, avait été précédé
à Paris par un document, récemment émané de lui, qui était de nature
à plaire au public libéral de France. C'est sa réponse aux évêques récla-
mant au nom de leurs privilèges du concordat contre les lois libérales
des chambres autrichiennes. François-Joseph avait accueilli les prâats en
parfait mor.arque consiitutionnel, et les avait renvoyés poliment à ses dû-
i!)tizedO¥GoO<^lc
RBVUE. — CHRONIQUE. 201
nistres responsables. Aa moment où la France se croit obligée par d'aa-
deos engagemens à braver une guerre de religion, cette allure autri-
cliieDDe envers l'épiscopat était d'un imprévu et d'un contraste piquans.
François-Joseph a l'air non-seulement d'observer une foi scrupuleuse
envers les règles constitutionnelles auxquelles il est soumis, mais de
se plaire à l'accomplissement de son devoir libéral. Si les caprices de
la causerie les ont conduits à ces matières, l'empereur d'Autriche a
pu tracer à l'empereur des Français une peinture aimable des avan-
tages de la responsabilité ministérielle pour les tètes couronnées. L'un
des derniers convertis, l'empereur d'Autriche, prêche d'exemple. Tout
lai réussit depuis qu'il a des ministres responsables. GriLcc à ces bien-
heureux ministres que la prérogative royale accepte des désignations de
l'opinion publique et de ,1a représentation nationale, François-Joeepb
D'à plus de soucis, et commence à voir une aube de prospérité. La Hon-
pK, dit-on, jubile. Les assemblées de la région cisleittiane, où l'on an-
nonçait que les nalionaliiés devaient éclater en des luttes sans Go, ont
l'atlilude la plus calme, entendent de très intellîgens orateurs, votent de
bonnes naesures, et prennent goût, comme leur souverain, aux lumiè-
res et à la loyauté du régime représentatif. La politique étrangère elle-
même ouvre à l'Autriche de plus souriantes perspectives. Des meilleurs
endroits, on fait des avances à l'empereur-roi. Son plus formidable en-
nemi, le roi de Prusse, vient à la cantonade au-devant de lui et lui pré-
sente ses amitiés à la porte de la frontière française. En France, il nage
en pleine alliance. Sa visite à Paris à côté de l'entrevue de Salzbourg est
un rayonnement dont le monde est ébloui. Il y a, il est vrai, un point
ooir vers l'Orient; ces politiques russes sont les termites des sociétés
orientales; partout ou il y a des Slaves ou des Grecs orthodoxes, ils sont
à la besogne, inspirent des soucis à l'Autriche, suscitent toute sorte de
tracasseries aux Turcs infortunés. Heureusement pour l'Autriche, M. de
Beust est un artiste né pour la question d'Orient et ses phases nouvelles.
Pour résister aux empiétemens russes, il aura l'alliance de la France,
que toutes les nécessités ramènent aux vieilles traditions de sa politique
orientale; il pourra s'appuyer au bras de lord Stanley, et par les temps
calmes jouer un jeu tricheur avec M. de Bismark. 11 y a un autre point
dârcat, c'est la situation des étais de l'Allemagne du sud envers la
Prusse. La phase que traverse cette Allemagne du sud est curieuse et
mérite qu'on y prenne garde. C'est la première fois depuis ses grands
succès que M. de Bismark a rencontré un caillou sur sa route; il a l'air
de n'en pas avoir d'inquiétude. La Bavière a montré quelque répugnance
ï souscrire aux nouvelles conditions du ZoJlverein; le Wurtemberg n'a
pas témoigné grand désir de se lier par le traité d'alliance militaire.
H. de Bismark signifie dédaigneusement à ces deux étals que, s'ils n'ac-
ceptent pas sur-Ie-cbamp le nouveau Zollvereia et le traité d'alliance, il
îdoyGoO<^lc
262 BEVUE DES DEUX MONDES.
les exclura du Zollvereio; tes deux principaux états du sud n'out potat
résisté à cette menace au détriment des intérêts de leurs populations;
ils D'ODt pas voulu encourir l'excommunication douanière. Cependant il
reste de cette petite lutte un souvenir de résistance. A mesure que l'Au-
triche reviendra àla santé économique et politique, peut-être les ét&ts
du sud de l'Allemagne chercheront-ils de nouveau en elle le secours
d'une ancienne amitié. On ne peut en vérité considérer comme absolue
et éternelle la séparation de l'Autriche et de l'Allemagne.
Le second volume de VHisioire de Napoléon /"■, par M. Lanfrey, vient
de paraître. Les qualités de l'écrivain s'alTermissent à mesure qu'il avance
dans son œuvre. Cette histoire sera un des documens les plus instructif
fournis à notre pays. Elle mettra un à l'îdolâU'ie puérile qui s'est atta-
chée à l'œuvre de Napoléon. Sans doute cet homme extraordinaire, même
après qu'on a placé en lumière les erreurs de son esprit et les défauts de
son caractère, reste un prodige qui étonne l'imagination, mais qui ne
peut inspirer à des esprits réglés par la philosophie et vraiment versés
dans l'histoire l'admiration fanatique qui s'est traduite par tant d'adula-
tions puériles. M. Lanfrey aborde dans son second volume deux des
grands épisodes de la domination Dapoléonienne qui ont exercé, à vrai
dire, une influence sur -tout son règne, le concordat et la rupture de
la paix d'Amiens. Le concordat a bien montré que Napoléon n'appcuv
tait point dans le gouvernement les inspirations de l'esprit moderne.
La France possédait les élémens de la liberté des cultes et de la situa-
tion normale des religions dans les sociétés nouvelles quand Napoléon,
l'esprit toujours tourné vers le passé, voulut rétablir un grand clergé
d'état et s'assurer par une alliance avec la cour de Rome l'empire des
&mes. Quel esprit de ruse mesquine il apporta dans l'exécution de ce
plan, quelles tracasseries il s'y attira, quelles misérables querelles il
s'y fit avec la cour de Rome, c'est ce que nos lecteurs savent par les
travaux si intéressans de M. d'Haussonville publiés sur ce sujet dans la
Jievue. Le môme enseignement apparaît en raccourci, mais avec énergie
dans le livre de M. Lanfrey. Le récit de la rupture de la paix d'Amiens
sera pour les lecteurs français la partie la plus neuve de ce second vo-
lume. Ceux qui ont étudié l'histoire du commencement de ce siècle dans
les doCumens officiels étrangers et dans les mémoires des hommes d'état
anglais savent que Napoléon a été le véritable et volontaire auteur de
la rupture de la paix d'Amiens, et que c'.est pour cette résolution art»-
traire et haineuse de guerre contre l'Angleterre qu'il entreprit la lutte
^gantesque et folle dans laquelle il succomba en entraînant la France
avec lui ; mais le public n'a jamais été instruit chez nous de cette crise
d^sive par les historiens adulateurs de Napoléon, et on trouvera dans
le livre de M. Lanfrey la saine et utile vérité. e. .forçai».
i!)tizedO¥GoO<^lc
XEVOB. — CHBONIQDE.
REVUE linSIGALE.
L*auteur d'une tragédie d'Alexandre, homme d'esprit d'ailleurs et des
pios autorisés à récriminer contre le mauvais goût du temps présent,
se plaignait un jour devant nous de la déconvenue que lui infligeait le
Théâtre-Français en ne voulant absolument point jouer sa pièce, et il
ajoutait avec la verve enthousiaste d'un classique sûr de son chef-d'œuvre:
■ Comprenez-vous cela? Un Alexandre en cinq actes et en vers! — Un
beau sujet en effet, répondit un interlocuteur, un peu connu cependant,
mais que vous aurez sans doute rajeuni eo utilisant tes documens que la
science historique moderne mettait à votre disposition, n A quoi notre
poète, se rebiffant comme sous une injure, répliqua vertement : « La
science moderne I Est-ce que vous vous moquez? He prenez-vous par ha-
sard pour un homme à consulter les ouvrages de M. Grote? Sachez, mon-
sieur, que je ne connais, moi, qu'un Alexandre, celui qui tue Clitus au
dnqnième acte de ma tragédie, ii C'est un peu -l'histoire de la Fiancée de
Cormihe qu'on vient de représenter à l'Opéra ; des immenses horizons
ouverts par Goethe et dont il semble que le théâtre, l'Opéra surtout,
eossent â tirer un si beau parti, on n'en a pour cette fois pas tenu le
moindre compte. Probablement que les auteurs pensent là-dessus comme
l'auteur de la tragédie d'Alexandre; ils se sont bien gardés de toucher au
conflit social si dramatiquement exposé par Goethe en quelques strophes
immortelles. Du paganisme et du christianisme, pas un seul instant il
n'en est question, et l'idée, ainsi dépouillée de la grande antithèse qui
fait son pathétique et sa couleur, se trouve réduite aux proportions d'une
simple fantasmagorie.
Quel sujet pourtant que celui-làl la Fiancée de Corinlhe! Ce seul titre
vous fait rêver d'un chef-d'œuvre. Goethe, qui souvent se prit à réflé-
chir aux conditions du drame lyrique, ne dédaigna pas de crayonner des
tcmario d'opéra en mai^ de plusieurs de ses ballades. Rien ne prouve
qu'il n'ait point un moment songé à faire pour la Fiancée de Corinthe
ce qu'il Qt pour le ConUe prisonnier (1) et telle autre originale invention
de cet inépuisable répertoire, où les peintres et les musiciens de l'Alle-
magne, et chez nous Ary Scheffer, Delacroix et l'auteur du Dieu el la
Bayadère ont tant emprunté. Le sujet comportait trois actes, trois grands
actes, ni plus ni moins. Le premier, posant les caractères, préparant
l'action, nous eût fait assister au mouvement d'une maison antique d'où
le christianisme, partout grandissant, a déjà chassé les anciens dieux.
Nous sommes an temps de l'empereur Hadrien. La persécution contre )es
chrétiens, saps avoir encore cessé, se ralentit, et la croyance nouvelle
sortie des souterrains du premier âge commence à faire son chemin à ce
(1) Vojei la fiétmx de notre tridactloD des Poénet de Goethe.
;dOyGoO<îlc
2dA REVUE DES DEUX MONDES.
demi-jour du foyer domestique dont le mystère convient au drame. La
maison où la scène se passe est celle d'un patricien de Corinthe, maison
ouverte à toutes les discussions libres et que fréquentent, en môme temps
que les partisans d'un passé qui s'écroule, les sectateurs de l'idée qui va
^générer le monde. Démostrate et sa femme, sans l'avouer pourtant et
sans en aflicher trop haut les pratiques, se sont convertis au christia-
nisme, ce qui ne les empêche pas d'être en rapports d'intérêt et d'amitié
avec les hommes de l'ancienne foi, beaux esprits, philosophes et préfets
de l'empereur romain. Dans cette famille honnête, libérale, aimée de
tous, le désespoir est venu s'abattre. La fille de Dëmosirate et de Cba-
rito, Philinnium, est morte récemment, morte sans revoirie ûancé qu'elle
adorait, car depuis deux ans Mâchâtes, altéré de science, parcourt le
monde et visite les sanctuaires de l'Egypte à la recherche d'une vérité
dont la soif le tourmente. « L'ardeur de connaître est ce qui donne à
l'homme sa dignité, et même alors qu'il erre à la poursuite du vrai, les
dieux ne l'en aiment pas moins 1 » En deux années, que de chaDgemeus
accomplis! Depuis qu'il a quitté celte maison pour n'y plus rentrer qu'en
époux, une croyance étrangère a grandi, se dressant comme un mur
entre lui et sa nouvelle famille, La pauvre trépassée, elle aussi, a cru
au dieu nouveau, et ses beaux yeux, avant de s'éteindre, ont versé bien
des larmes sur l'erreur de l'ami voyageant aux pays lointains et deman-
dant aux morts la sagesse, — du cher fiancé égaré auquel pourtant par-
delà le tombeau elle est restée fidèle, « Où l'amour unit, là ne peut la
croix séparer (1). n
Cependant un jour, inopinément, Machales revient. On le voit, sans
être attendu, franchir le seuil de ce toit où l'amour le ramène. De tant
de chemin parcouru, de tabernacles interrogés, de papyrus déchiffrés,
la seule vraie science qu'il rapporte, c'est son amour. « Malheur au faible
cœur en qui cette flamme peut s'éteindre, maudit cent fois soit l'oura-
gao qui ravage l'autel sur lequel brûle ce feu sacré qui fait l'homme pa-
reil aux dieux et maintient l'univers I Les prêtres égyptiens ont un oracle
qui prétend que, le jour où s'écroulerait le Sérapéum, s'écroulerait aus.<J
le monde. Le sanctuaire universel, celui qu'il faut défendre et fortifier
au prix de toutes les douleurs, de tous les sacrifices, c'est l'amour I J'aiine
Philinnium, par elle je puis, non pas seulement vivre heureux, mais
vivre, et, si ce beau destin m'était ravi, je voudrais m'enivrer de ma
peine jusqu'à mourir ! » Témoin de cette effusion passionnée, le père se
refuse de porter si à l'improviste le coup suprême à l'infortuné fiancé en
lui révélant toute la vérité. La inère aussi et la nourrice consentent à se
dépouiller un moment de leurs habits de deuil, il sera toujours assez lût
pour les reprendre. On remet au lendemain. En attendant, d'étranges
pressentimens s'emparent de l'âme du jeune homme. Les réponses dou-
loureusement évasives de la mère, un sanglot mal étouffé de la nour-
rice, un mot de la conversation du père, « la plus belle moitié de ramoi""
n'est pas de ce monde, » et surtout ce funèbre suintement contre leque'
rien ne prévaut dans une maison où la mort a naguère mis le pied, font
(1) Goethe, la Fimcù d« Corinihr.
îdoyGoo<^lc
REVUE. — CUROMQUE. 266
succéder à la joie du premier abord le trouble et l'anxiélé du second
mouvement. Et c'est sur cette impression de navrante mélancolie que le
premier acie se termine. Au second, l'action se déploie, et l'on devine à
quels elTets d'épouvante et d'émotion doit atteindre, ainsi ménagée, la
grande scène, prévue de loin, du vivant et de la morte.
Au théâtre, le fantastique n'agit qu'autant qu'il a été habilement pré-
paré. Amener l'eCTet et, quand arrive l'instant de le produire, n'en user
qu'avec la discrétion la plus sévère, c'est l'art des maîtres, l'art immense
d'uD Mozart dans l'apparition du commandeur, où les trombones sont
introduits pour la première fois, et avec quelle puissance alors et quelle
inouie solennilél A ce compte, il ne saurait y avoir d'opéra fantaslique
en un acte. Ce n'est pas la lumière électrique qui fait le spectre, c'est
l'imagination et la science du poète. Le fantôme de cette jeune Glle, ainsi
évoqué à brùle-pourpoint, dans la même heure, dans le même décor et
sans qu'on ait eu le temps de prendre au sérieux l'anecdole, produit sur
irae salle juste la même somme de terreur que tel personnage d'une
féerie. Tant d'autres données peuvent servir de thème à ce qu'on appelle
an théâtre un lever de rideau, que j'estime qu'on ne se fâchera jamais
assez de voir les plus grands sujets de la poésie mis en œuvre de la
sorte et dépensés en petite monnaie. D'ailleurs, même aux temps où la
mythologie llorissait le plus à l'Opéra, ces réductions en un acte de l'an-
tique n'ont jamais réussi; Hérold, le grand Hérold de Zampa et du Pri-
aûx-CUrci, écrivit jadis une Lasikénie ; qui s'en souvient?
Retournons au poème de Goethe, à la Fiancée de Corinthe, et voyons
ce qu'aurait pu donner à l'Opéra ce second acte. Un chœur d'abord. C'est
la nuit, Démostrate installe ses hôtes. Grecs et Romains se retirent, et
bientôt tout repose dans cette maison, où les dieux antiques et la croix
régnent ensemble côte à côte sous le même abri. Un homme veille pour-
tant, c'est Mâchâtes, le fiancé de Philinnium. Seul dans cette chambre
que la lune éclaire de reflets livides, i! s'entretient avec ses souvenirs,
rfive tout haut de celle dont l'absence est un mystère. Nul encore n'a
parlé, et déjà il sent qu'un destin sinistre l'enveloppe. Il appelle. On
frappe doucement, la porte s'ouvre, Philtnnium apparaît sur le seuil au
milieu d'un nimbe de clarté, pâle, vêtue de bland, un scapulaire noir sur
sa poitrine où brille une croix d'argent, la tête ceinte de cyprès et voilée.
Mâchâtes s'élance pour l'embrasser, puis soudain recule.
PnjUNNiDM. — D'où te vient cet eiïroi? 'la prière n'est-elle pas exaucée?
Mâchâtes, !■ coniampiut loojoun «t de piiu en ptai uonbiA. — Cette pàteurt ce
silence! Es-tu Philinnium?... Kl ta main, ta main si froidel
PtuuNNiuu. — Ne t' éloigne donc pas. (MaDii>it»D arxa.) Là du moins la
chaleur ne s'est pas éteinte.
MicHATEs. — Comme ces deux ans t'ont changée ! La flamme de ta pas-
sion où s'est-elle envolée? Plus d'éfan, plus d'ardeur, et cet air de mystère,
cet énigma tique silence qui tantôt m'effrayait chez tes parens, et qui, toi
aussi, l'environne! {BU«fich«inlD< T«nleUtde npo>«li'aal«il. Ss npprocbutetlBi
pntutb mun.) Ton regard si tendre et si doux qui jadis enivrait l'amant,
je ne le retrouve plus; à cette heure, c'est un autre regard ! Il semble que
ivCoot^lc
266 BEVUE DBS DEUX MONDES.
toD œil, OÙ le mien plonge, me doooe le vertige sacré de l'abîme. Oh!
laisse, laisse-moi te contempler et me taire!,..
PiiiLiNN[UM. — Tu dis vrai, mon amour s'est transfiguré, et désormats
t'attire inviDctblement vers la couche proronde... Ckh ! ne te défeuds pas,
l'amour vient ici pour te sauver!
MACHATES. — Arrête, Philinnium, trêve de ces énigmes qui me tortu-
rentl La science n'a que faire au cœur d'une jeune fillel '
Philinnium. — Que n'as-tu un seul instant dormi aux lieux où je re-
pose! tu saurais alors des secrets que jamais encore n'ont pénétrés le;
sages de ce monde!
Macrates. — Et d'où te viendrait à toi cette connaissance vers laquelle
ont tendu mes efTortset mes voyages... As-tu visité l'antre de Trophonius*
PfliLiNNiuM. — Peut-être, en tes explorations errantes, as-tu, sans l'y
arrêter, passé près de la source qui seule eut à jamais apaisé ta soif...
(Elle ia lèTO impoiaDie at calme. ) Ohl crois-eo ma parole, les anciens dieux, à
chers qu'ils te soient, ont dès longtemps quitté cette maison. Renonce-
les, et ce que l'amour alors te donnera vaudra mieux que la plus belle
nuit de bonheur.
Hachâtes. — Renier la foi des aïeux, rejeter les dieux dont mon eo-
fance ne pfonon(;a les noms qu'avec respect, ces dieox qui plus tard,
homme, m'ont guidé par la main vers les hauteurs de la sagesse!... Et
quelle croyance, réponds,... as-tu à m'offrir en échange?...
PhIUNNIUH, montr»Bl da doigt le finn»in.nt, et d-nne Toii protonde. Il eSt éCflt :
Tu n'adoreras qu'un seul Dieu au ciel et sur la terre, le Dieu feit
homme et mort pour nous sur la croix!
Macrates. — Ûo Dieu unique I Ainsi l'immensité ne serait plus qu'un
désert? et nos dieux bien-aimés auraient fui au pays du mensonge? Daos
nos bois. et sur la montagne plus de trace d'êtres sacrés? la dryade
muette, l'oréade inanimée? Jupiter chassé de son trône, la sagesse de
Minerve, raillerie, les chants d'Apollon, vain écho! les dieux de li
Grèce ont passé ! Qui donc t'a dit cette parole? pourquoi nous plaindre
de l'écroulement de notre monde, si la Mort jusque dans les régioos
de l'éiher promène ses ravages? Et qui ne serait heureux de mourir
quand les dieux eux-ntémes s'en vont?
Philinnium. — Nos dieux ont fait leur temps, leur règne était mesura.
Ne méconnais pas l'esprit qui te visite. Ce que je te rappone est la
vérité, écoute et cnoisl
Machatbs. — Quel langage dans la bouche d'une fiancée I Tu ne me
connais plus, tu ne veux plus me comprendre. Cette entrevue est un su-
prême adieu ; je m'explique à présent et la réserve de ton père et les
discours funèbres de ta mère. J'ai franchi ce seuil pour mon malheur;
mais qui donc vous a tous ainsi changés? Une nouvelle croyance, étrau-
gère à moi, s'est emparée de vos esprits. Tu fois l'ami, l'amant inh»-
bile à deviner le sens de tes sombres paroles, tu méprises mon amour,
malheur à moi !
PmuNNiuM, l'auituiivioUmiiieiitMtionHin. — Machates, mon fiancé, mou
amour ne s'est pas démenti, car l'amour est infini, éternel, et son r^^e
s'étend de l'autre côté de la vie; mais je veux que le tien aussi se trans-
D,atizedOyGoO<^lc
BETUB. CHRONIQUE. 2ô7
fonne. et tu verras alors que jusque dans les bras de la mort il ^Atera
les jouissances de la vie. Tu pâlissais tautdt quand ma m&re te parlait
de l'existence future et des Smes trépassées; pourquoif le baiser de la
mort n'est glacé qu'autant que ta veine bat des pulsations de la vie ter-
restre. Avec elle s'évanouit tout sentiment d'épouvante. Ici n'est que
l'eaveloppe, là-bas est la Hamme, l'éclair. Viens, parlons pour le pays
où Psyché rencontra l'Amour, où les flots du Léthé nous verseront l'oubli
et l'ivresse éternelle...
Haœates. — Chère et belle visionnaire, le monde, toi et moi, nous
retient encore; mais j'éprouve à l'écouler une joie ineffable, et je sens
que, si d'en haut, h cette heure, la voix d'un dieu me parlait...
Phiunmuu. — Eh bien?
Hachâtes. — Je ne dirais pas non à son appel.
PmUNNEUM. — Cette voix t'appelle, obéis... ( Lui coupmt an« boucla da cberani-
Uachates, te voilà Dancé! Veux-tu me suivre? (BUsniùiumiio.)
Mâchâtes. — Te suivre! Quel trouble étrange me pénètre, si profond
et si douxl Mon cœur bat plus léger... Te suivre, ma bien-aimée,... ofi
te suivre?,.,
PaujNNiuH. — Ahl ne te méprends pas sur la flamme dont je brûle
aujourd'hui; réponds. Mâchâtes, consens-tu à me suivre où je vaisT...
Mâchâtes. — Oui, je le veux!
PHimMiiu. — Infortuné! Tu le veux,... tu le veux... Connais-tu la mai-
son de mon père, connais-tu mon père?
Mâchâtes, tvc usetpaii. — Laisse-moi mourir sur ton sein. Cette terre
désormais n'est plus rien pour moi...
Nous avons conduit la pièce jusqu'à la grande scène du second acte;
quant au troisième. Goethe n'a laissé là-dessus aucun renseignement. Il
est permis cependant de supposer de quel côté il y aurait à chercher. Si
mystérieuse qu'ait été l'entrevue de la Qancée de Corinlhe et du jeune
Athénien, le secret en a transpiré. La nourrice, rôdant la nuit, a reconnu
le spectre, raconlé^on épouvante à la mî:ra, et bientôt l'histoire emplit la
maison. Chacun, à son point de vue, la commente. « Au cri d'effroi de la
nourrice, dit l'esclave Davus, je me suis éveillé, glissé jusqu'à la porte,
et, n'osant ouvrir, j'ai regardé par les fentes. Non, le délire ne m'égarait
pas. Je sais ce que j'ai vu, c'était Philinnium assise sur le lit près du
jeune homme et dans les habits dont on la revêtit pour l'ensevelir. Il lui
offrait du vin dans une coupe, où ses lèvres plongeaient avidement. Elle
et lui échangeaient des présens; ce n'était point là une illusion, un fao-
lAme... Elle vivait; j'allais m'en convaincre, la toucher, quand soudain
lecoq a chanté, le jour s'est fait, et tout a disparu, u Cependant les au-
tres hôtes hésitent à croire. Un d'eux, en prévision d'un soulèvement
CHilre les chrétiens que la nouvelle, se répandant, peut amener dans une
ville où le vieux levain du paganisme fermente encore sous l'influence
des prêtres et des devins, — le Grec Phlégon, — demande une enquête
immédiate. « Et d'abord, dit-il au père, est-ce bien vrai que ta flUe soit
morte? Ton esprit n'est-il pas dupe de Ion pauvre cœur? L'air qu'on
respire ici crée des fantômes. Avec vos pratiques nouvelles, sait-on dé-
ivGoo'^lc
268 BEVDE DES DEUX MONDES.
sonnais qui vit et qui meurt? Jadis l'ume sacrée recevait pieusement
les cendres du cadavre, et l'àme rendue à son élément remontait se
perdre dans l'éther. Avec cette manière d'enterrer les morts, de livrer
comme des chiens à la pourriture les corps de ceux que nous aimons,
nulle sécurité n'est plus permise. Les voleurs seuls y tcouveut leur
compte. Qui te dit que la sépulture de ta fille n'a pas été pillée, et que
sous tes habits de la morte quelque maîtresse de Mâchâtes n'est pu
venue le visiter. »
Mâchâtes, lui aussi, en arrive à douter de ce qu'il a vu. Si c'était une
invention de la famille pour rompre les engagemens d'autrefois? Mwte,
Philinnium! cendre et poussière, celle qui l'a pressé entre ses bras cette
nuit en Idl disant : h Les flammes de l'amour ne sont pas pour s'éteindre
jamais dans mon cœur, et continuent encore à brûler alors que la toiiD
inflexible du destin a dans les flots de l'Achéron étouffé le flambeau de
l'hymen I » Si ce qu'attestent le père et toute celte famille était vrai, si
Philinnium en effet a par leurs mains été déposée dans la tombe, que!
est-il donc ce Dieu qui réveille ainsi les morts, ce Dieu vivant qui res-
suscite corps et âme, ceux qui ne sont plus! Quel que soit l'Elysée où
sa Oancée habite. Mâchâtes n'a désonnais qu'un désir : la rejoindre. An
deuil de l'amant se mêlent les regrets infinis de l'homme qui voit s'ëcroa-
ler l'édifice de ses croyances. La mélancolie que semble avoir ignorée
l'antiquité entre dans l'histoire du monde à cette heure crépuscuiaire,
Malgré son amour, malgré l'invincible attraction qu'il subit , Mâchâtes
restera virilement fidèle au passé. 11 sait que son idéal n'est plus li
vérité. « La nuit dans ses profondeur? recèle plus de miracles que le
jour n'en éclaira jamais, et de tous ces miracles le plus grand, c'est li
croix! » Ces paroles de Philinnium ne lui sortent pas de la mémoire, et
pourtant il ne reniera rien de ce que ses pères ont adoré. Au déclin da
soleil, quand l'Acrocorinthe disparaît dans l'ombre, on le voit se traîner
autour du temple de Proserpine pleurant son Olympe désert, ses lorSts
veuves de leurs divinités et saluant d'un dernier regard le scintillement
des étoiles qui lui semblent là-haut briller comme des larmes fuDërains
sur le vaste linceul de l'Hellade expirée. Il attendra là que minuit vienne
pour regagner la chambre nuptiale, y retrouver Philinnium et mourir
dans ses bras. Ses amours ne sont plus de ce monde, ses dieux s'en sont
allés, pourquoi vivrait-il?
Voilà quelle eût dû être à notre sens l'interprétation dramatique de la
pensée de Goethe. !^e voir dans un pareil poème qu'une légende onfi-
naire, un conte de revenans à mettre en musique pour donner au public
du ballet nouveau le temps d'arriver, c'est assurément se tromper d'épo-
que. On dira : Le théâtre, la musique surtout, ne sauraient que faire de
ces subtilités métaphysiques. C'est possible, quoique avec Beethoven on
en ait bien vu d'autres; mais alors pourquoi cette manie de toucher aitt
plus grands sujets pour les découronner de l'idée qui fait leur gloire!
Sera^^e donc aussi un conte de revenans que Hamlell et, si pour mettre
à l'Opéra ce chef-d'œuvre du génie humain il faut également en ôterla
mitaphyiique, ne vaudrait-il point mieux inventer autre chose? Il y a da
reste une question sur laquelle aujourd'hui tout le monde est d'accord :
lETUE. — CHROMIQUE. 269
)es vieilles routines ont vécu. A l'Opëra comme ailleurs, tout est à re-
noDveler. 11 fut ud temps où, pour traiter un sujet, la première condi-
tioD était d'en évincer soigneusement l'idée : natura abhorret a vacuo.
En poésie, en peinture, en musique, c'était au contraire le vide qu'on
cherchait, qu'on voulait. Ce système-là, grâce à Dieu, n'a plus cours.
Trente ans d'eiïorts victorieux en ont affranchi la scène. En fait de com-
biDaisons, tout a été essayé, épuisé, il n'y a de salut désormais à l'Opéra
que dans les idées. Pourquoi vouloir toujours éluder? On commence par
s'écrier : C'est impossible; mais a-t-on compris seulement? Sait-on ce
que l'idée d'uo maître peut rendre, transportée d'un art daos un autre?
Quand un Beethoven prend pour thème le Coriolan de Shakspeare, i'Eg-
mont de Goethe, voyons-nous qu'il ait si à cœur d'éviter l'idée? Quels
sont tes grands sujets historiques et psychologiques, les entretiens de
Vàme avec Dieu et la nature, que tes Symphonies n'aient abordés? Et
Heyerbeer, je le demande, tiendrait-il à l'Opéra celle place souveraine,
exercerait-il sur les générations présentes cette autorité posthume, s'il
n'eût été ce remueur d'idées que nous avons connu? — Je ne veux pas
cependant que cette discussion m'entraîne trop haut et m'empêche d'ap-
préder le mérite d'un petit acte dont le tort le plus grave est d'avoir été
COD^u dans une poétique dont jamais je n'admettrai l'utilité. Cela s'inti-
tulerait (a /'tancée d'Abydos, de Déloi ou de Tinédos, je n'y trouverais rien
h redire ni à dire. Où le péché commence, c'est à la liberté par trop
grande qu'on prend à l'égard des chefs-d'œuvre. Je (e répète, on ne
fait point un acte avec ia Fiancée de Corinlhe. Maintenant, si je consi-
dère cet acte en dehors des idées que le seul titre provoque en moi, je le
trouve agréable, él^amment rimé et fort à souhait pour la circonstance.
La musique de M. Duprato sied è l'ouvrage. C'est d'un fantastique
modéré, avec de la passion à fleur de voix, un orchestre dont toutes les
sonorités sont bien dans la main qui les gouverne, et par instans de la
mélodie. Cn style clair, aisé, sans trop de traces d'improvisation ni de
léminiscences. Je ne dirai pas que cette musique ait le pressentiment de
l'inrmi, qu'elle dépasse la portée anecdotique du poème. Évidemment
lî question du monde surnaturel n'est point une de celles qu'en se met-
tant au piano l'auteur se soit posées; mais k défaut d'aspirations Irans-
ceodanles il y a dans cette mélopée souvent pathétique, dans ces modu-
lations presque toujours ingénieuses, une virtuosité qui vous captive. En
d'autres temps M. Duprato, le musicien lin et charmant des Trovalelles,
eût été peut-être un Monsigny, un Dalayrac; si, tel que vous le voyons,
il fait aujourd'hui de tout un peu , s'il voyage de l'Opéra-Comique anx
Fantaisies-Parisiennes, et des Fantaisies à l'Opéra, s'il se guindé jusqu'à
l'antique, la faute en est aux poèmes qu'on lui donne et qu'il accepte,
ne les pouvant commander.
Oui d'ailleurs, par le temps qui court, peut se vanter d'avoir son
style? Dans l'absence de maîtres s'imposant au public, quel talent reste
Gdèle à la manière de ses premiers jours? Par combien d'avatars ont
passé depuis quinze ans M. Gounod, M. Thomas, Verdi lui-même? Tout
le monde aujourd'hui a le style de tout le monde. Personne plus adroi-
tement que M. Dupralo ne pratique cet éclectisme. 11 a le secret de ce
;doyGoO<^lc
270 REVUE DES DEUX MONDES.
faire composite dont les partitions de Faust, de Mignon, de Romio ti
Juliette portent la marque, et, pour avoir jusqu'à présent moins réusa
que M, Gounod et M. Thomas, il s'entend tout aussi bien qu'eux ï ma-
nier, à nuancer son orchestre, à combiner selon la formule du Meyerbeer
avec du Mendeissohn. Ce qui pourtant lui appartient en propre dans celle
partition nouvelle, c'est le brindisi que chante, la fiancée morte en offrant
la coupe à son amant. L'accent mélodique et passionné vibre en ces quel-
ques mesures, qui sont la vraie contre-partie, et non moins inspirée, de
l'hymne de Galatée, Contre-partie, je disais bien. En effet dans Gaklit
la vie boit à la mort, qu'elle anime et féconde; ici au contraire, c'est la
mort qui de son cûté attire la vie. — M"' Mauduit enlève ces couplets u^
vaillamment. Pour la première fois que la jeune cantatrice crée un rôle,
on ne pouvait mieux réussir. Encore est-ce non pas un rôle, mais deni
qu'elle joue, car à l'Opéra la fiancée de Corinlhe se dédouble. Noos
avons affaire à deux sœurs également charmantes, également énamou-
rées du benu Lysis. Chloé, Dafné, Lysis, pourquoi ces noms d'églogne
en pareil chapitre? Des deux filles du pêcheur Polus, l'une, Dafné, fiancée
à Lysis, glis.se d'un rocher et se noie :
Elle est au sein des flots, la belle Tuentino;
l'autre, Chloé, tout en pleurant sa sœur chérie, travaille à lui succéder
dans le cœur du jeune homme, et c'est pour couper court à ce pellt ma-
nège, d'ailleurs fort innocent, que la fiancée de Corinthe revient de l'autre
monde, ce qui donne à son apparition, immédiatement suivie de la mort
du jeune homme, quelque chose d'atroce et d'anti-dramatique; car.
somme toute, on ne s'intéresse à personne en cette action, pas même à ce
vieux pêcheur pleurard et auvergnat qui renie la mer, où sont les sardines
et les crevettes qui te font vivre, et ne parle jamnis que de s'en aller sur
la montagne p«rmi les pasteurs ! — M"'^ Mauduit représente donc les deus
sœurs, la vivante et la morte; mais évidemment ses prédilections incli-
nent toutes du côté de la morte. Quand je l'ai vue, au lever du rideau,
soupirer son élégie et tourner ses fuseaux en Cendrillon de vase étrusque.
j'ai craint d'abord quelque mésaventure. Heureusement j'avais compté
sans le vampire. Celte scène fantastique a tout sauvé. Sous ce flot de lu-
mière électrique, svelte, charmante, bien drapée, sa couronne d'algues
marines dans les cheveux, elle a dit le brindisi des flani;ailles de sa belle
et chaude voix d'Alice dans Robert et joué en cantatrice désormais sftre
de son avenir.
La même soirée montrait au public la reprise du Corsaire, un baliel
de date ancienne, mais rajusté, rhabillé, requinqué, splendide el lonl
battant neuf de décors, de soie et de paillons. Ce vaisseau, plein d'ivresses
bachiques et autres oii les uscoques de Byron boivent le vin de Obj^pre du
pacha aux bras de ses esclaves favorites, ce vaisseau, jadis si fameut
s'étail, on le sait, englouti dans l'incendie qui dévora, il y a quelque
années, le matériel de la rue Richer. L'administration l'a reconstruit et
remis à Ilot, mieux appareillé et mieux pourvu que jamais d'une riche
cai^aison de bayadères. Un tel spectacle ne se peut voir qu'à l'Opéra-
On ne cesse de nous parler des féeries du boulevard. Il conviendrait pour-
D,atizedOyGoO<^lc
REVUE. — CHRONIQUE. 271
taat d'être juste une bonne fois et de reconnaître la difTérence qui existe
entre ces lanternes magiques abrutissantes qu'on appelle grosslÈrement
des pièces à femmes et la mise en scène intelligente d'un ouvrage choré-
graphique exécuté par des sujets de premier ordre. M"° Adèle Granzow
joue cette Tois le rôle de la Médora du poète, créé jadis par la Rosati, et
s'y montre par momens très pathétique, bien que chez elle la pantomime
oe tienne que la seconde place. Comme danseuse, c'est un talent exquis.
HIe a des évolutions aériennes, des parcours à travers la scÈne qui dé-
lient les plus brillans souvenirs, s'enlève d'ensemble avec un velouté
d'oiseau de nuit, et jamais on n'a vu de jolis bras mieux danser. Plus
savante sans doute et d'une personnalité plus prononcée, la Mourawiew
n'avait pas cette grSce accomplie. En revanche, les poinles de la Moura-
wiew restent un secret pour tout te monde, et pour sa compatriote Adèle
Granzow plus encore que pour la Fioretti, une Italienne toute phospho-
rescente de verve et de gentillesse, et qui, sur ce terrain, dame le pion à
l'école russe. — A tous les points de vue, on a donc bien fait de reprendre
le Corsaire. L'action en est pittoresque, amusante, et la musique aussi.
Adam excellait dans ce genre de partitions à grand spectacle, improvi-
sant, maraudant, transcrivant d'une plume cursive les idées des autres
péle-méle avec leâ siennes. Il y a de tout dans ce caphamaûm, où les
poais-neufs s'emmagasinent à côté de perles mélodiques de la plus belle
eau. Fait assez curieux, ce compositeur, d'un goût volontiers trivial et
qui dans ses opéras n'échappe au boui^ois que par le populaire, Adam,
quand il écrit de la musique de ballet, touche à la poésie. Dans Giselle
par eiemple, il y a le clair de lune. Qui n'a retenu cette phrase ravis-
sante dont la mélancolie si bien vous dépayse qu'on se croirait en plein
Wendelssohn, J'en dirai autant de la partition du Corsaire. Sans parier
de la distribution chorégraphique excellemment comprise, des récits et
des pas toujours bien réglés selon les convenances du sujet, vous rencon-
trez à chaque instant dans le dialogue des inspirations d'une grâce déli-
cieuse, et pour en citer une au hasard, cette phrase du cor au second acte,
ioDt épanouie et qu'on voudrait entendre moduler par un Vivier. Trois
maîtres français, Hérold, Adam, M. Auber, ont composé des ballets qui
resteront des œuvres musicales. La Belle an bois dormant, la Somnam-
bule, complètent le cycle du chantre de Marie et du Prè aux Clercs; Gi-
ttUe ouvre une veine que chez Adam on ne retrouve nulle part; je me
trompe, un de ses opéras, un seul, a cette note, Giralda. Très peu de
gens lui en ont tenu compte, étouffée qu'elle était sous des qualités d'un
ordre moins élevé, et qui devaient en somme faire la popularité de son
r^rtoire. En 1840, nous le vîmes à Berlin, écrivant la partition des
Bamadryadss, le premier en date de ses ballets. Ce fonds courant, iné-
pnisable qu'il avait, le servait beaucoup en ces occasions. AITairé, en-
fiévré, il se plaignait d'être atteint d'une sorte d'hystérie musicale qui le
fondit à produire bon gré mal gré, sans relâche. Qu'une inspiration ainsi
SDrmenée eût des défaillances, quoi de plus naturel ? Pouriant, dans cote
série d'œuvres hâtives, la somme de motifs bien venus dépasse encore
celle des redites. Pour écrire un ballet, il faut soi-même aimer la danse,
art charmant où la statuaire et la masique confondent leurs lignes et
îdoyGoO<^lc
272 BETUE DES DEUX MONDES.
leurs rhythmes. Demandez à M. Auber, le connaisseur par excelleoce
dont le diletiantisme raffiné devait, au couronnement de sa carrière, pro-
duire ce chef-d'œuvre de musique chorégraphique, hommage eiquis
d'Anacréon à Terpsichore, qu'on appelle le ballet de Marco Spada.
Ce monde des ihéàlres a des mystères qui en vérité vous déconcerteoi.
Inabordable pour les uns, il s'ouvre à d'autres avec une facilité qui tient
du prodige. Le Itoiand à Roncevaux de M. Mermet a battu l'estrade aa
moins vingt-cinq ans avant de trouver moyen de se produire; comiiieo
a-t-il fallu de temps à M. Jules Cohen pour faire représenter sa pariitiOD
des Blexieis, et cela dans des conditions qu'un maître aurait à peioe le
droit de réclamer? On le donne en pleine adluence, on met dans son
enjeu la perie du théâtre. M"' Nilsson, dont les dernières représentations
comptent (double, et qui platite là son rouet de Martha pour s'en aller
cueillir des bleuets dans Us bUs. Quel bouqueti Vous chercheriez eu vaia
je ne dirai pas un morceau, une phrase, mais une simple intention ayant
en soi quelque originalité, dans cette partition empanachée de tous les
styles et qu'il eût été si facile de ne point écrire et surtout de ne point
représenter. Pour le poime, c'est une ballade de Victor Hugo accommo-
dée au goût de l'âge d'or du mélodrame, des abbesses de Pigault-Lebnia
dans une berquinadel Je me figure l'auteur des Orientales assistant à
celte bouffonne mise en scène an sa poésie et s'écriant, comme le géo-
mètre : n Qu'est-ce que cela prouve? A quoi cela peut-il bien servir
d'amalgamer ainsi des notes et des mots pour ne rien dire? » Il se peut
en effet que ces sortes de choses ne nous profitent guère à nous autres,
public bénévole, qui ne demanderions qu'à nous divertir un peu; mais
tout le monde là-dessus n'est pas du même avis, l'auteur tout le pre-
mier, qui, je suppose, ne se plaint pas de la malechance.
Au théâtre, il n'y a pas que le succès qui réussisse, les chutes et les
demi-chutes habilement ménagées tournent aussi par occasion à béné-
fice. Il s'agit de tomber avec grâce, comme le gladiateur antique, et sur-
tout de savoir s'arranger de manière à tomber partout et souvent. Le
public imbécile et distrait ne se soucie, la plupart du temps, ni de qoi
l'ennuie, ni de qui l'amuse. Pourvu qu'on prononce votre nom, qu'on
l'imprime, qu'importe le reste? A l'âge où tant de pauvres diables, qui
peut-être un jour seront des grands maîtres, en sont encore à gueuser
leur malheureux premier i^retto, H. Jules Cohen a déjà parcouru toute
une carrière. Sans parler de cette œuvre nouvelle qui ne vaut ni plus m
moins que celles qui l'ont précédée, on lui doit ii l'Opéra-Comique un
MaUre Clau.de en un acte, et un José Maria en trois. Ajoutons à ce
bagage fort honnête la musique des chœurs d'Xtftalie, oui, les chœurs
d'Âthalie après Mendeissohn! Kl c'est naturellement ceux-là qu'aux jours
solennels le Tbéâtre-Frani^is exécute. Il faut bien faire quelque chose
pour les jeunes compositeurs. H ne manque plus désormais à l'auteur
des BkUets que de s'installer avec un ouvrage en cinq actes dans le f^
pertoire de l'Opéra. Le temps aidant, nous l'y verrons, et de l'Académie
de musique à l'Institut il n'y a qu'un pas. F. de iagenevUs.
L. BuLoi.
i!)tizedO¥GoO<^lc
CADIO
NEUVIÈME PARTIE.
I B JUILLET 1795.
[Onia beores da soir, «u bout de ta presqulte de Qaib«roD. — Un buneau i la
ctte, — Des paysans et dea chouans bivouaquent ou campent par groupes sur la
grèie parmi les rochera. — Va cbouao fait cuire aae ïolaille k peine plumée
au fea d'une cantine, quelques autres l'entourent et causent il voix haate. )
SCÈNE PREMIÈRE.
CHOU^ADS. PaTSAHS, en OFflCIEH ANGLAIS, DN tUKKt, FeKMBS,
LE CHOUAN, dam un dlalHI».
Oni, oui, OD a été entralaé, poussé comme des moutons dans une
foire. Qu'est-ce qae vous voulez? encore une panique de ces'imbé-
eiles de paysans I
nii PATSAN, qui puis. 4ui dd ulra dlalKts.
De quel pays donc que vous êtes, vous? Voiis ne vous croyez plus
paysans, parce que vous avez des armes et que nous n'en avons
point?
LE CHOUAN.
Il fallait en demander à ceux qui en donnaient, mais vous aves
mieux aimé les vendre que de vous en servir, et ça ne vous a sau-
vés de rien. Vous voilà ici comme nousl
LE PATSAN.
Peut-être bien qu'on s'en serait mieux servi que vous autres, qui
TOUS êtes sauvés les premiers, après avoir saccagé notre village.
LES ADTRBS CHOCAHS.
Qu'est-ce qu'il dit, celui-là?
LB PREMIER CHOOAIt.
II nous insulte 1
s 1867. 18
i!)tizedO¥GoO<^lc
27& SETUE DES DEUX MONDES.
DN AUTRE, n ftjna.
Prends garde qu'on ne te mette en travers du feu, toil Tu m'a
l'Mr'd'un républicain honteux !
D* AUTRES PATS AN S, •'(pproektBt.
Qu'est-ce qu'il y a? voyons I
LE PSEMIEX PATSAH.
C'est ces volears-là qoi nbus ont pillés tantAt, et qui mangent
nos poules pendant que no<J3 irons nous coucber sans souper.
UNE FEMME.
Vous dites plus vrai que vous ne pensez. Voilà mon panier, je le
reconnais bien, et les plumes de ma poule jaune. Bendez-la-moi,
vous autres, j'tù mes enfans là-bas qui crient la faim !
LE CHODAK.
Eh hieni viens donc un peu ici la dëbrocher de ma baïonnette,
ta méchante poule de deus sousl tâche t
LA PEMHB, Mt piTHAi.
Vous n'avez point de cœur si vous laissez malmener comme ça le
monde de votre endroit!
en PATSAH.
Ouït n faut qu'on nous rende ce qui est à nous. Ces gaenx>li
m'ont volé mes deux moutons, à moïl
en DBS CBOrAHS.
Ça n'est pas nous, mais ça ne fait rien, on répond les uns pour
les.'autres. Tout ce que le chouan trouve est à lui. Tenez-vous
tranquilles, les amisi C'est nous qui défendons le pays, nous avons
droit à tout ce que vous avez.
Vf AtlTBE FATSAN.
Tous défendez le pays, vous? Eh bien 1 vous n'en défendez m
long ni lai^e, puisque nous voilà, gr&ce & vous, sur tin pays grand
comme^a langue d'un chien et lait de même.
DR DES H ABIT ANS DE LA PRESQD'iLI.
C'est VOUS quiètes des langues de chiens, dites donci Vous ve-
nez ici nous gêner et nous aiïamer, et vous méprisez cotre endroit
par-dessus le marché! (au chonuu.) Cognez-les donc, vous autres,
on va vous aider! (L«i chonui* >t Ui pajoni ■• b>tunt. Lm ramiDH éftrtMt
«ccoDTanl poir loaMnir lenn muii. Le> snraDi » i<riigi«it dui l«i lochcn su pln-
lut «t «D criSDt. Une pstrouills d* la gamtaan ugliiia mit* et itpMi* siac pciM la
combitUDi. N* posTUil h tain compnndT*, l«t lolilab angUi) Iw fnppant <t 1m ■*-
■utiit. — Un Tiiil écnigit t chsTSl accODrl «t ■• tait eipliqaei U cidm du tapvll*-)
DU OrriCIKR ANGLAIS vl put* fraHaO-
G'est comme cela dans tout le fond de la presqu'île, monàeor,
on se bat pour les vivres et on en manque.
L'BMICRË, t ai paiHD.
Est-ce qu'on ne vous a pas fait une distribution de riz ce soiri
L'ordre a été donné...
i!)tizedO¥GoO<^lc
GDZRRE DE TENDES. "276
DHE FBVIIB.
On a donné l'ordre, oal, mais la noarrlture, point ! Yoilà Trngt-
qaatre heures que nos pauvres enrans se nourrissent de quelques
mécbans coquillages, et pour les avoir ils font comme nous, ils se
battent !
Ceci est intolérable, monsieur I H y a chez vous une inâîlTérence,
mi on désordre...
l'OFMCtER.
Oh! monsieur, adressez-vous & l'administration, cela ne me re-
garde pas. Je suis chargé de la police et non des vivres.
l'ëhicbë.
Tons ne fûtes pas mieux l'un que rautrel
l'officier.
Est-ce à moi personnellement, monsieur, que vous adressez cette
réprimande impertinente 7
L'fiVIGRË.
Tons? je ne tous connais pas; mms prenez-le comme vous vou-
drez!
l'officier.
Vous me rendrez raison de cette parole, monsieur ?
L'ËHIfiRé.
Quand vous voudrez, monsieur !
un PATStN, qui la * tcoulO, pirlanl t ■'• campasuoiM.
Voilà comme ça se passe ici! On se bat, nous autres, parce
qu'on a faim, et les chefs se battent parce qu'ils ne s'aiment point.
On nous a trompés, les amis ! Anglais et Frani;ai3 ne pourront ja-
mais marcher ensemble.
UNE FEXItE.
En attendant, nous voiU dans le grand malheur, et ça n'est pas
la laote des uns ni des autres, si ces vaisseaux-là n'ont point ap-
porté de quoi nourrir tout un pays qui se jette sur eux, au lieu de
marcher en avant. M'est avis-que nous avons fait comme les oiseaux
affamés qui s'acharnent sur ta mangeaille pendant que le vautour
tombe sur eux.
CUB AUTRE FEMIIB.
Dites donc plutôt que nous avons été sottes de nous sauver de-
TUit les républicains ! Ils ne nous auraient point fait de mal. Et
quand même ils nous auraient pris nos denrées, ils nous auraient
au moins laissé nos maisons I A présent nous voilà ici, couchant sur
k terre, à la franche étoile, comme des animaux, manquant de
tout, et ne pouvant plus sorUr de ce méchant bout de rochers où
les bleus nous tiennent bloqués. Dieu sait pour combien de temps !
rns AUTRE.
Faut essayer d'en sortir ! A quoi ^ a leur sert-il de nous bloquer 7
i!)tizedO¥GoO<^lc
270 lEVUE DES DEUX UOKDES.
Li PHEHIËRE.
Ça leur sert & afiamer les Anglùs et les émigrés, et ils nous tien-
dront là jusqu'à tant qu'on soit nus comme la pierre et plats comme
le varech.
l'autre.
Faut donc que nos pauvres enfans paient tout ça?
uns VIEILLE, FILLB.
C'est vos hommes qui devraient vous délivrer; s'ils ne le font
point, c'est des lâches I
l'adihe pehiie.
Ah oui, nos hommes I fallait qu'ils ne se sauvent point les pre-
miers quand on est entré ici; c'est eus qui nous opt donné la
grand'peur... Mais les hommes 1 c'est ce qu'il y a de plus capoo !
on BOHVB.
Vous dites des bêtises ! les femmes, c'est ce qu'il y a de plus
pleurard et de plus décourageant ! Taisez-vous !
LES FEHUBS.
On se taira si on veut ! (Le> homnii» et le> femmei M diipDUat. Le, tbODUi
■• moquanl d'ent. On racommeace 1 ■• battra. Le* bkbiUn* » nnCgnssat chei eiu (•
SCÈNE II.
(Sar la laiase de mer, un peu plus loin, BaboissoD et Siint-Guettu k promènent
RABOISSON, SAINT-GUELTAS.
RABOISSOH.
Ainâ tu es sur qu'elle n'est point ici ?
s Al H T-C DELTAS.
J'ai parcouru tous ces hameaux, je ne l'ai pas trouvée. Il n'en
faut plus douter, les républicains l'ont emmenée de Gamac, et me
voilà séparé d'elle, bravé et raillé par M. Cadio, accusé de trahison
par Sauviëres, bloqué ici parmi des gens qui me sont hostiles, sous
la protection des Anglais, que je ne crois pas sincères.
EABOISSOK.
Quant au dernier point, tu es injuste : ils font pour nous ce qu'ils
peuvent; mais nos divisions, nos jalousies, l'incapacité de nos cheb
et le découragement de nos partisans, sans compter la malencon-
treuse arrivée de ces paysans effarés et affamés, voilà ce que nos
alliés ne pouvaient prévoir et ne peuvent empêcher. Voyons, il faut
demander une barque, et k tout risque nous faire conduire à h
côte. Les républicains ne sont pas partout, que diable I et nous
trouverons bien moyen de rejoindre Vauban ou quelque autre corps
en rase campagne.
i!)tizedO¥GoO<^'lc
G0EBHE DE VENDEE.
Libre à toi d'aller te mettre sous les ordres de H. de Vauban ou
de TA. George; mais Saint -Guel tas ne reçoit pas d'ordres, il en
donne.
R&BOISSOn.
L'orgneil n'est pas de siùson dans un moment aus» critique. Je
servirai comme simple soldat, si je sers ainsi à quelque chose. Toi,
ta retrouveras d'autres bandes de chouans qui probablement t'ap-
peUent et te cherchent.
SAIHI-CCBLIAS.
Commander à des chouans? Non, plus jamus ! J'aimerais mieux
une armée de peaux-rouges ou de cannibales. Jamais je ne leur
pardonnera d'avoir porté la main sur moil l'ai été forcé d'en tuer
trois on quatre, après quoi, écrasé sous le nombre...
KABOISSOH.
Il y a là quelque chose d'inexpliqué. Que ne te laissaient-ils tuer
CadioT
SAlHT-CCELTiS.
Tu ike les connais pas! ib ont contre le duel la même prévention
que contre les combats à découvert. Tout ce qui est lutte à force
égale répugne à leur lâcheté. Ils n'ont pas voulu me laisser tenter
le diable, comme ils disent.
AABOISSON.
Hùs qui leur a dit que tu allûs te battre en duelT
SAlNt-O DELTAS.
Je m'en doute. Je le saurai plus tard! Un ennemi, frêle comme
une guêpe, mus comme elle obstiné et venimeux , me harcèle et
me poursuit depuis quelque temps! Je l'm longtemps supporté et
ménagé par pitié,... par superstition peut-être! Oui, je me figurais
que cette Korigane, au sobriquet bien trouvé, était mon porte-bon-
henr, une sorte de petite étoile rouge chargée de présider à ma
sanglante destinée et d'entretenir de son souffle infernal le feu de
ma volonté dans les situations extrêmes ; mais elle a été trop loin,
je n'ai pu la suivre, je l'ai reniée et chassée. A présent elle s'est
tournée contre moi, et rien ne me réussit plus!
RABOISSOn, huuul l« épasMi.
Tu busses, mon pauvre marquis 1 Tu ne crois pas en Dieu, je
t'en offre autant; mais te voilà croyant au diable, c'est le commen-
cement de la dévotion.
SAinT-GDSLTAS.
L'homme le mieux trempé a beau compter sur lui-même,... il a
besoin d'invoquer quelque mystérieuse influence... Tiens! l'autre
Quit, î'bX eu, moi qui te parle, des visions effroyables! Ces brutes
de chouans, ne pouvant me décider à marcher contre Sauviëres, ne
Toulantpas comprendre que sa loyauté engageait la mienne, ef-
îdoyGoo<^lc
278 BETUE DES DE0X HOiniES.
frayés de la menace que je leur faisais de me tourner contre eui,
s'ils oe me laissaient libre, m'avaient jeté dans une cave, favùs
lutté comme un taureau pour me défendre de cet opprobre. Uisé
U tout seul, sans armes, avec mes bras meurtris qui ne pouraient
me délivrer, je me suis évanoui brisé de âitigue, étoulTé de ngt;
c'est la première fois de ma vie que ma force pbysîque m'a ùiitdé-
iaut, que ma persuasion a échoué, et que mou autorité a été mé-
connue. J'étais si accablé que je n'ai rien entendu de ce qui se
passait au-dessus de ma tête, dans ce village où l'on s'est battu
avec fureur. Quand je me suis éveillé de cette léthargie, il faisait
nuit. Un silence lugubre régnait partout, j'ét^s dans les ténëbra,
je ne me rappelais plus rien. Je me suis cru enterré vivant avec
d'autres cadavres qui m' apparaissaient dans la lueur gtauqae de
rballucinatloD. J'ai vu le cadavre du pauvre enfant, qui me regar-
dait avec ses yeux bébétés et son rire affreux. J'ai vu la folle, qui
rampait le long des murs humides et qui traversait la voûte en to-
,lant comme une chauve-souris. Ta\ eu peur; oui, moi, j'ai eu peur!
Une sueur froide glaçait mes membres. Eolin j'ai surmonté ce cau-
chemar, j'ai commandé à mon énergie. J'ai tordu et arraché la
barres de fer du soupirail,je suis sorti I J'ai erré dans le village sans
y rencontrer un visage ami. Les babitans s'étaient renfermés cbei
eux. De la maison de Rebec convertie en ambulance partaient les
gëmissemens des blessés. Quelques soldats républicains les gar-
daient. J'm écouté, caché dans l'ombre. Les oRiciers étaient partis
pour rejoindre un des corps de Hoche avec quelques hommes va-
lides. De Louise, de sa tante et de la Korigane je n'ai rien pu ap-
prendre, sinon qu'elles n'étaient plus là. J'ai pensé qu'elles avaient
été entraînées ici par les fuyards, car les bleus parlaient d'une pa-
nique qui avait refoulé sur Quiberon chouans et habitans du riTa^e
pêle-mêle. J'ai traversé miraculeusement les avant-postes républi-
cains, cherchant à apercevoir quelque barque anglaise que je passe
Jiéler et joindre à la nage. N'en voyant aucune, j'û longtemps
marché sur le sable, dans l'eau jusqu'à la poitrine, et mourant de
faim et de sojf. Enfm une barque s'est appareillée aux premières
clartés du matin, et je me suis jeté dans la vague. Je suis bon na-
geur, tu le sus, et quoique le trajet fût long, il n'était pas inquié-
tant pour moi. Eh bieni j'ai mal nagé, je ne savais plusl Dix (ois
j'w failli être englouti, et chaque fois j'ai vu auprès de moi la folle
et l'enfant qui flottaient sur l'écume et cherchment à me saisir pour
m' entraîner. Quand la barque m'a recueilli , je me suis évanoui
encore... Tiens! c'est fait de moi. Je subis les défaillances et les
terreurs qui sont le lot des autres hommes. Je n'espère plus rien.
Je mourra ici, et voici peut-être la dernière fois que je te pwle !
i!)tizedO¥GoO<^lc
GCEBBE DE TERDÂE. 279
KUOISMHI.
To as Fesprit frappé, comnte tant â*antres. Celui gui pourrût
yàr et retracer les fantAmes sÎDÎstres qae les songes de nos nuits
éroqtKDt ferût ki, en ce moment, un second enrer dn Dante...
Nous avons tous été dévots, c'est-à-dire superstitieux, dans notre
Qifance; quelques-uns de nous le sont encore, et d'ailleurs nous
subissons forcément le contre-coup de nos agitations et de nos la-
tigaes, sans être soutenus par l'espoir du triomphe. Tu as plus
qa'un autre sujet de t' alarmer. D'HerviUy blessé réûlie ce soir son
commandement, et c'est bien vu. Ses meilleurs amis sont forcés de
le reconnaître incapable. Puisaye ne t'aime pas. K ta t'abandonnes
loî-mëme, sî tu refuses de reprendre la campagne avec les i»rU-
sans, tu n'auras, parmi les émigrés, aucun ascendant, aucun pres-
tige. L'abbé Sapience t'a perdu dans leur esprit,... et l'on sait, ou
FoD croit, d'après son assertion, que, gr&ce à lui, celle dont l'ombre
te poursuit est vivante et guérie, toute prête à te convaincre d'in-
liuDte.
Ei[nT-CnEt.TilS.
Qaedis-ta7... Abt voil&le dernier coapi le paraltrû demain au
conseil, je veux me disculper, raconter les faits...
RABOMBOH,
Il ne faut pas même l'essayer. On ne t'a pas encore vu ici; il faut,
pour te soustrure à des affronts qui te conduiraient peut-être au
soidde, partir cette nuit. Tu ne sais pas à quel point sont iKmnis et
repoossës ceux que d'Hervilly protégeait hier, et qui sont entraînés
dans sa défùte aujourd'hui 1
SAtHT-aPSLTlS.
Je De partinù pasi je repousserai tous les outrages, je démas-
tpeai toutes les intrigues, je déjouerû toutes les calomnies. Ahl
itnai l'insolence de mes ennemis, je sens renaître mon couragel
S on refuse de me rendre justice et de me donner réparation, je
braverai ici le sort des combats. Je n'irai pas me cacher encore
dans les genêts pour attaquer l'eaneoii par derrière et faire dire
^ je ne connais que la guerre des brigands et les audaces de
Tembuscade. Chef de p&rtisans à perpétuité, moi? c'est U ce qu'on
KDtet à quoi on me condamne? Non, je ne le suis plus, je ne veux
pins l'être! Ce rôle est bon pour l'initiative, il devient abject quand
ilseprolouge. J'en ai assez I j'en suis dégoûté, repu, je l'ai en bor-
tturl On veut que je rentre dans l'ombre des bois pour que le
monde ignore les prodiges que j'y accomplirais, et pour que l'on
dise à la cour que je me cache ! La fin de ces destins-là est atroce,
on est assassiné par les siens ou livré à une patrouille ennemie qui
TOUS fusille au piçd d'un arbre sans vous connaître, sans vous ac-
îdoyGoo<îlc
S80 KEVDE DES DEUX UON'DES.
corder la mise en relief du procès politique et la haute tr^^die de
l'échafaud. On disparaît comme od a vécu, ignoré ou méconnu, on
n'a pas même une tombe, et c'est tout au plus si le bûcheron de la
forêt ose révéler à vos amis au pied de quel chêne il vous a ense-
veli sous les ronces.
RABOISSOn.
Je t'ai averti, tu feras ce que tu voudras. Je n'ai plus qu'un con-
seil, une prière à l'adresser : ne provoque personne en duel. Adieut
(il a'ilaien*.}
C'est-à-dire qu'on a décidé de ne pas m'accorder même la répa-
ration de l'honneur ! 0 rage ! vrù , à j'ai fût le mal, j'en suis trop
puni!
SCÈNE III.
SAINT-GtlELTAS, LA KOBIGASE.
SAIRT-GDELTAS, ) la iDrifinc. rml m gliHt dau Im tofkm «i timl A lut.
Ah I te voilà, toi? Bien, je vais te tuer. Ça me délivrera du diaUe
qui est après moi,
LA KORIGANE.
Tue-moi, si tu veux. Je ne peux pas vivre sans toi, et je viens
chercher ma punition,
5AIHT-GDELTA5.
Tu l'auras! Fais ta confession ! C'est toi q[ui as conseillé à Louise
de me fuir et qui lui as servi de guide?
LA KOnlGAHE.
C'est moi.
s AIHT-G DELTAS.
Qu'as-tu dit contre moi à Sauvières?
LA KOHIGAflE.
Tout le mal que tu as fait à Louise.
SilNT-GDBLTAS.
Lui as-tu dit, à elle, le mal que tu as fait?
Tout,
s AINT-G DELTAS.
C'est toi qui as aidé l'abhé à sauver la folle?
LA KORIGAKS.
Mon ! je t'aimais encore, je ne me repenti de rien.
SAlflT-GDELTAS.
Et à présent?
LA EORIGAHB.
Je me repens de tout.
SAINT-GDELTAS.
Ahl hon ! Alors ta connais le repentir, toi?
■iptizedOyGoO<^lc
GUEBBE DE TENDÉB. 281
Là KORIGANB.
Et toi, maître?...
SAIKT-GCBLTAS.
Hoiî je d'ïù pas lieu de le connaître. Je n'ai rien fait que ma
conscience ne m'ait permis de faire, et je te croyais encore plus
forte que moi de ce côté-là! Tu ne l'es pas? tu as peur de l'enfer?
tu y crois? Tu n'es qu'une femme comme les autres, et tu perds
ton prestige. Tu ne peux rien contre moi, rien pour moi; va-t'en,
jeté méprise I
LA KOniGAHE.
Ça, c'est la plus méchante parole que tu m'aies dite. J'ûmeraia
mieux la mort que ce mot-là, car c'est par l'orgueil que tu m'as
toujours menée ! Eh bien ! écoute, je peux encore te servir à quel-
que chose. J'ai entendu ce que tu disais tout à l'heure ici; je sais
tes peines et tes colères. Veux-tu te débarrasser des deux hommes
qui te rabaissent et te persécutent? Ils sont là, tout près d'ici, oui,
l'abbé SapienceetM. de Puisaye. Ils sont seuls, personne ne les
garde. On ne soupçonnera ici personne. On croira qu'ils sont tombés
à la mer. L'abbé est faible comme une mouche, je me charge de
lui. L'autre n'a pas la moitié de ta force... L'endroit est désert.
Demain on aura besoin d'un chef, on sera content de te trouver, et
celui qui te menace de faire reparaître la morte ne parlera plus!
M'entends-tu? faut-il le conduire? Je peux t'aider encore, tu le
vois bien !
SAINT-G DELTAS.
Où sont-ils?
LA KORrCAKB.
Suis-moi! dli manUnt inr nn rocher eicitpé, La Korigane montre on petit canot
qu (Moio la ri.e.) Les voilà tous deux, ils viennent de fwre une recon-
naissance. Us n'ont qu'un batelier. Ils vont aborder là-bas entre ces
deui grosses pierres. Le batelier, qui est un pécheur de la côte,
rentrera chez lui. Eux, ils traverseront ce champ désert que tu vois
li-bas pour reprendre le chemin du fort. Surprends-les, et reviens
là; tu prendras le bateau, et je te ferai débarquer sur un autre
point de la presqu'île ou à la côte, si tu veux.
SAini-GUELTAS, if t.
Je t'ai écoutée, et je veux te donner cette dernière satisfaction
d'apprendre que tu m'as tenté; cela te réhabilite un peu. Tu es
bien le diable, je te reconnais à présent; mais le diable donne de
mauvùs conseils quand il a été trop écouté. Il faut savoir se déli-
vrer delui à temps, et... (Levant anr eUe la croiia da iod piiloUI.) VOUà qul
te prouve que je suis plus fort que le diable !
LA KORIGANE, lai an«tanl le brai.
Ualtre, je sais qu'il faut que je m'en aille I Tu as assez de moi ,
i!)tizedO¥GoO<^lc
282 BEVUE DES DEUX HOKDES.
j'en û assez aussi 1 Never3epasiDon8aDg,...ilDefaatpas tnerqni
TOUS aime, — on en meurtl Laisse-moi me condamner toute seale,
tu pourras penser à moi et m'estimer encore. D'ailleurs c'est par
l'eau que je dois périr, puisque j'ai fût périr par l'eau l'ec^nt in-
nocent I Adiesl mattret itil... Cadiol voilà ce que tu m'avais prt-
ditl... {Bile cnHW mi bru tn u poitrine et l'iluce dui la mer qni bit 1* pM l>
•URT-GUtLTAS, qol la n«nds Uipinln.
J'eusse mieux fait de l'écouter I J'aurais sauvé l'expédition, moil
Mon scrupule perd la royauté et rend ma vie inutile... (itamuM
finolst poDi u tefiln U Mntllig. Apiè» « aanant d'ïMUtiom.) Nool il ne &)lt
une glorieuse morti
DIXIÈME PARTIE.
il IDILUT tTtS, CNTHE OUIBEHON ET «URKT.
(Dn chemla de ««ble enfoncé d«ni les rsTiaet M borda de pl«ce en plm par àe
malgrea buinoni. — Un conToI de p-iBonnieri monte leolemeut on nùdiUoi.
Dn Kridati lépablicif D« l'eKoitant k pied et k cbvni, — On eM uriTt «d Imt
de la cbte. On l*iHe Mufflcr le» chorns.)
SCÈNE PREMIÈRE.
BABOISSON, MOTCS, CADIO, LA TESSONNIÈRE.
. 1IAB0U90II. MT >M tkimlt».
Soldats, nous sommes cruellement entassés ici. PoarquiH noos
&ire souffrir inutilement?
MOTUS.
Ça n'est pas notre faute , citoyen prisonnier ; on n'a pas les
moyens de transport qu'il laudrût.
Laissez marclier ceux de nous qui ne sont pas blessés.
■OTIU.
Parle à l'officier, citoyen prisonnier, le voilà.
BABOISSOn, t Cadlo. fui ('«i anniiAt.
D'abord, monsieur l'ofScier, nous ne sommes pas prisonniers à U
rigueur, puisque nous nous sommes rendit par capitulation.
CADIO.
Je crois que vous vous trompez, mais ce n'est pas à moi de pro*
noncer en pareille matière.
RABOISSOn.
C'est juste. Alors nous avons recoura à votre humanité; laîssei-
nous marcher.
CADIO.
Oui, à ta prochaine côte.
i!)tizedO¥GoO<^lc
GSuas QE TEBDÉE. 28$
KlBOtSSOn.
Merci, capitûne I
CADIO, *u andoettan.
En avant, aUonal (lu chamtt» pnanant sns allure an pan ptni Mcid«e, 1m
wldats npnoDant lann rugi. Ilotot TMt« en *nttn pam vlilto L« p[id ngnii ds iob
clicTal. Cidio teiiant nii ut pn pour l'appalerj VOfODS, dépécbe-tOÎ I II DO
faut pas rester seul en arrière la nuit,
Fte crains rien, mon ca{Htaiae; j'ai on œil derrière ki tète... et,
arec ta permisnon, je vois très bien quelqtte chose de noir couché
dans ce buisson.
CADtO, allul as baiMaa, la pittoltt «D dhIb.
Du bomine? Qw ^ùes-roua làï Voua ne répcodei pasT Je ùis
feu sur vous.
Li nseOMIËBE, lavi MU 11 kalMOi.
Tiens! c'est toi? Si j'avais su!... Gadio, mon garçon, fids-moî sau-
ver. J'étais sur cette dernière charrette qui s'en va; pendant que
ItaboisKiD te parlait pour distraire ton attenUoo, je me suis laissé
glisser au risque de me faire grand mal 1 Grâce à Dieu, je n'ai rien;
aide-moi à sortir de là; c'est ça, donne-moi la main. Mercil In-
dique-moi le ebemio à présent; je voudrais retouroer à mon do-
micile.
■ wncs, dut
Eh bien I en Vlà ua qui ne se g£ne pas par exemple I
LA IBUOsniËBS.
Mon cher, je ne vous parle pas, à vous; faites-moi l' amitié de
TOUS taire quand je m'adresse à votre supérieur I
MOTDS.
CUof en vieillard, tu as raison ; je ne dia^lus rien.
CASIO.
Que faisiez-vous & QuiberonT
LA TESSOriRlftnB.
Ohl bien sûr, je ne m'y battais pas. Ce n'est pas de mon âge, et
d'ùlleurs je n'aime pas les Anglais; mais je n'avais pas d'autre
mjta pour émigrer que de m' adresser à eux.
Avant d'aller à Quiberon, vous étiez chez Saint-Gueltast
LA TESSOUNIËHE.
Depuis longtemps je Tavais quitté. C'est nn bomme mal élevé et
^cÙe à vivre. J'étais tranquille à Ancenis; mais je m'ennuyais, et
j'avais besoin d'aller dans le midi pour ma santé. Une fois en An-
gleterre, j'aurais gagné l'Espagne. Les émigrés m'ont très mal
reçu au fort Penthlèvre. Ces gens-là n'ont ni cœur ni raison. J'es-
sajus de me retirer tranquillement quand vous m'avez fait prison-
nier par mégarde. Tiens, prête-moi ton cheval et dis-moi la route
d'Ancenis,
iBtizedOyGoOt^lc
BETCE DES DEDX MONDES.
Pardonne-moi, mon capitaine, et permets-moi, sans t'ofleoser,
de rire comme un bossu à cause de ce particulier...
CADIO.
Tais-toi, mon ami. Il ne faut pas nous vanter de ce moment d'io-
dulgeuce. Ce vieillard est idiot à force d'égoîsme. 11 ne m'intéresse
pas ; mais il ne peut faire aucun mal, et j'aime mieux fermer les
yeux sur son évasion que d'avoir k le faire fusiller.
■OTDS.
Sans te questionner, mon capitaine, crois-tu que les autres?...
CADIO.
Je n'en sais rien. Es-ta sûr que Saint-Gueltas soit sur la pre-
mière charrette?
MOTtJS.
On me l'a dit, mon capitaine. Pas plus que toi je n'étais présent
à l'emballage.
CADIO.
Avançons! Je n'ai pas envie que celui-là s'échappe.
Mon capitaine, permets une réflexion. Il a racheté sa lâcheté de
Camac. II s'est battu comme un lion sur la presqu'île; acculé à la
mer, il pouvùt se sauver en s'y jetant. Il n'a pas voulu. Hoi, j'aa-
rûs souhaité être à portée de le sabrer; mais à présent qu'il est là
sur la brouette, je ne lui en veux plus. Et toi, mon capitaine? (cidiii,
»n> lai rtpoudre, ispnod le galop et gigne la téla du canvai.)
SCÈNE II.
(A deux lieues ds lï, dans un bois. — Lu officiers commandent U balle. — ha
priMinniers deicendent et se groupent au centre du détadtemeot, ipd a Twnpi
les riDgs.)
SAINT-GUELTAS, BABOISSON, pni. CADIO.
Notre convoi est de mille, et personne n'est blessé gravement
Nos gardiens ne sont pas plus de deux cents ici. Nous allons rester
deux heures dans ce bois... et la nuit est sombre! Est-ce qu'il ne te
semble pas que c'est une invitation à fuir?
R «BOISSON.
- Pourquoi fuirions-nous? Nous sommes prisonniers sur parole;
c'est la preuve de la capitulation.
SAinT-GDELTAS.
L'absence de surveillance est la preuve du contrùre. On sait que
nous allons à la mort. M. Hoche, qui veut ménager tout le monde,
îdoyGoo<^lc
GOERBE DE VENDEE. 2S»
a du ordonner qu'on nous lûssât rester accrochés aux buissons de
la roule.
BABOISSOn.
M. Hoche a l'ftme trop haute pour employer de pareils subter-
fuges. 11 a juré à Sombreuil...
SiinT-GDELTAS.
Il n*a rien juré. l'y étdsl
RASOISSOIT.
J'y étais aussi, ce me semble! SombreuB nous a dit...
SAIItT-GDBLTAS.
Sombreuil a perdu la tète! C'est un héros, niais c'est un fou!
Après avoir parlé à Hoche, il a voulu se jeter à la mer. Son cheval
a résisté. S'Û eût traité avec le général, il n'eût pas cherché à fuir
ou à se tuer.
HaJs j'ai entendu les soldats crier : Rendez-vousl on vous fait .
grâcel
SAIKT-CCELTAS.
D'autres nous disaient : Sauvez-vous! ce qui signifiait : vous serez
tués, si vous restez. D'tûUeurs les soldats peuvent-ils traiter avec
les vaincus ? 11 y a eu là-bas, sur cette pointe de rocher, un drame
inénarrable , une confusion indescriptible. Les mêmes soldats qui
nous criaient de fuir tiraient sur ceux de nous qui étaient déjà à
la mer. J'étais calme, je voyais tout. Croyant mourir là, je ména-
geais mes coups, tous portaient. Je sentais que j'étais le seul maître
de moi, le seul qui, n'ayant pas eu d'illusions sur cette dernière
latte, pouvait la contempler sans rage et sans terreur. Sais-tu à
combien d'hommes nous avons cédé, nous qui étions encore trois
nulle cinq cents? A sept cents fantassins que nous pouvions écra-
ser. Nous avions tous le vertige, ils l'avaient aussi. Tiens! j'ai senti
là pour la première fois, en voyant des Français s'égoi^er sous la
mitraille de l'escadre anglaise, que la guerre civile dépasse son bnt
quand elle appelle l'étranger. J'ai rougi du rôle qu'on nous feisait
jouer. J'ù eu horreur de la rage avec laquelle nos compagnons se
tuaient les uns les autres pour rejoindre les barques et y trouver
place. Je pouvais fuir aussi, je n'ai pas voulu, non pas tant par
scrupule que par amour-propre. A présent je regrette d'avoir cédé
àcette mauvaise honte. Ces patriotes un instant désarmés vont noua
livrer à un tribunal militaire qui ne peut nous f^re grâce, et mol
je n'û pas ratifié la parole que vous avez formellement donnée de^
De pas chercher à vous échapper.
RABOISSOH.
EssEÛe donc, si le cœur t'en dit; moi, j'ù juré de bonne foi : je
Rate. Songe seulement que ta fuite nous eipose tous au reproche
i!)tizedO¥GoO<^lc
286 REVUE DES DEUX MONDES.
d'avoir manqué à notre serment, et qu'elle autorise coatre nous
toutes les rigueurs de la vengeance.
SAInT-GGBLTAS.
Ed ce cas» je reste aussi. Pourtant... ce pays est royaliste... Les
bleus sont imprudens de nous transporter ainsi la nuit. Si les pay-
sans qui n'ont pas encore donné le voulaient,... te refuserais-tu i
être délivré?
Non ! s'ils s'exposaient pour notre délivrance, nous ne pourrions
nous refuser à les seconder.
Eh bienl attendons. Je ne puis croire que sur cette t^re de Bre-
tagne il ne se trouve pas autour de nous quelques centaioes
d'bommes qui veillent sur nous. Ce matin, à Carnac, on bous ap-
portait des fruits et des fleurs. Les femmes pleuraient en nous
montrant i leurs enfsns comme des demi-dieux... Écoute T.. . Urne
semble que j'enteads le cri de la chouette... Sont-ce des ombres
que je vois là-bas ramper sous les arbres?
CADIO, qol l'éuuu.
Ybus ne voyez rien, monsieur. Moi aussi, j'ai l'œil ouvert, et te
cri qui résonne dans le bois, c'est réellement l'oiseau de la nuit
qui chante. Nous ne sommes pas imprudens de vous escorter en à
petit nombre. Nous savons que les paysans ne se lèvent pas d'eui-
mélnes pour la guerre civile, et qu'en perdant leurs chefs ils re-
couvrent l'amour du repos et de la sécurité. Notre indulgence pour
votre malheur n'est pas une défaillance de notre patriotisme. N'es-
sayez pas de fuir. Personne parmi nous ne fait semblant d'oublier
son devoir.
S&inr-GDELTAS.
MlMisieur Gadio, je suis charmé de vous voir pour vous dire...
CADIO.
Que les chouans vous ont empêché de vous battre avec moiT Je
le sais, et je vous plains d'avoir eu pour amis les ennemis de votre
boimear.
SAIHT-ODBtTAS.
Si vous étiez aussi héroïque que vous tous piquez de l'être, vous
feriez en sorte que je pusse videl- ici avec vous cette affaire d'boD-
neur.
CADIO.
Croyez qu'il en coûte à ma baine de ne plus pouvoir châtier moi-
même l'outrage que vous m'avez infligé. Je fais des vœux pour
qu'on vous rende lalilierté; mais mon devoir m'est plus cher que
ma vengeance. Vous appartenez à la république; je ne puis riea
ici pour vous ni pour moi.
i!)tizedO¥GoO<^lc
SOERIB DE VKNDIE. 287
ONZIÈME PARTIE.
A AUMI, 10 AOUT ITB».
(Qoatn heniM du mttio. — Dennl U B^ion d'urU.)
SGÈiNE PBEUIÈRE.
CADIO, H0TU5.
HOTCS.
Mon capibùne, c'est jour de marché, Od va eocore leur ■{)porter
no tas de douceurs; faut-il permettre?...
CADIO.
Il faut respecter les témoigoages d'amitié; les sentimena sont
libres. Quant aux prisouniers, ootre consigne n'est pas de les priver
et de les fùre soulTrir.
J'adhère à .ton opinion, mon capitaine. C'est bien assez d'avoir à
sopprimer tous les jours leur existence. . . De neuf cent cinquante-
deux, ils ne sont plus que trois cents à condamner.
CU>10.
Pas de réflexion làr-dessosl
HOTUg.
Mon capitaine, si je t'offense,... tu sus bien que pour toi... Enrm
sallit! Si tu me disais que j'ai outre-passé les lignes du respect que
je te dois, je me passerais mon sabre à travers le corps; mais quel-
^fois tu me permets, quand on n'est pas sous les annes, de te
parler comme à un simple citoyen, et pour lors...
CADIO.
Oui, en dehors du service, tu es mon égal et mon ami. Eb bieni
tpe veux-tu dire?
MOTDS.
Que la corvée d'escorter cette denrée de cimetière est contra-
riante aux cœurs sensibles, et qu'il y en a encore au moins pour
■me quinzaine de jours ! On fera ce qui est commandé, mais je peux
Ineo verser dans ton sein le déplaisir que j'en éprouve. Si j'étais
blessé, tu me soignerais de tes propres mains, comme tu l'as fait
plus d'une fois. Dès lors que mon âme saigne, tu peux m'assister
d'un pansement moral dont le besoin se fait sebttr.
CADIO.
Oui; écoute... Je fais partie, sous peine d'être fusillé dans les
liogt-quatre heures, du conseil de guerre qui prononce sur le sort
des prisonniers, et pour tous les chefs je prononce la mort. Croîs-
ta que j'agisse ainsi pour plaire ui général Lemoioe, et que la
vGoof^lc
283 BEVUE DES DEUX MONDES.
crainte d'être fusillé m'eût empêché de refuser le métier de juge,
s'il^eût révolté ma conscience?
MOTUS.
Non, certes, mon capitaine. J'entends la chose ; tu penses que la
mort est jus te.
GADIO.
Oui, tant que la moitié du genre humain sera résolue à égorger
l'autre pour la réduire en esclavage, il faut frapper ceux qui ser-
vent la cause du mal. Ils nous ont prouvé qu'ils n'avaient pas de
parole, et que le pardon était un crime envers la patrie.
MOTDS.
Je ne dis plus rien, mon capitaine : la conscience d'un simple
troupier doit porter les armes à celle de son supérieur... Mais void
nne vieille citoyenne qui veut te parler, et dont le physique ne m'est
pas inconnu, sans que je puisse dJre... J'en ù tant vu!
CADIO.
Je la connais, moi; laisse-nous.
SCÈNE n.
CADIO, LA MÈBE c'i'.NY.
Lt HÈRE CORIir.
Bonnes gens, c'est-il bien vous... c'est-il bien toi, GadioT Je te
savais ici, je te cherchais... Mais te voilà si changé...
C'est moi. Comment va-t-on chez vous, mère Comy?
Lt HËRE CORHT.
Hélas! mon fils, pas trop bien. Ceux qui restent sont guéris,
mais mon pauvre cher homme, ma bru, deux de nos petits-enfans
et quasi tous nos voisins sont morts, l'an passé, de la male-fièvre!
CADIO.
Tant pis, mère Comy, j'en ai du regret... Mais comment donc
venez-vous de si loin?...
LA HËRE CORUr.
Je suis venue pour voir les dames,... tu sais bien, la Françoise et
)a Marie-Jeanne! Elles m'avaient fait savoir que je pourrais les
trouver à Vannes. J'en viens, mais elles sont ici, que l'on m'a dit...
CADIO.
Elles y étaient, elles'n'y sont plus.
LA HËRE CORHT.
C'est-il bien sâr? Je m'imaginais qu'elles pourraient bien élre
dans cette prison-là avec les autres malheureux...
CADIO.
Elles n'y ont jamais été. Il n'y a pas là une seule femme. Tes
brigandes sont libres. Tu les retrouveras à Vannes.
vCoot^lc
GUERBE DE TENDEE. 289
LA HÈHB CORKT.
Ahl bon Jésus! faut donc que j'y retourne? Me \'lh au bout de
mes jambes et de mon argent !
Est-ce que je peux vous épargner le voyage? J'écrirais ce que
TonsToulez leur dire, et j'enverrais ud exprès?
LA hèhe cornt.
Dame! ça n'est pas de refus... à moins que... C'est un gros se-
cret, Cadîo!
CADID.
Si c'est quelque chose contre la république, ne me le dites pas,
je serais forcé...
LA UËRE COnNT.
Non, non! ça n'est rien comme ça. Dis-moi, Cadîo, je me fie à
la vérité, à toi. Tu as toujours été si honnête et si juste ! Réponds-
moi en franchise : étais-tu content ou fâché d'avoir consenti une
manière de mariage avec?...
CADIO.
Ce mariage-là, mère Corny, a fait le malheur de ma vie!
LA HÈRE CORNT.
Bien, bien! alors... voilà ce que c'est. Quand le citoyen Rebec a
quitté notre paroisse par la peur qu'il a eue des menaces du délé-
gué, encore que les bleus nous aient laissés tranquilles, mon pauvre
iKimme a été nommé municipal , et bien étonné qu'il a été quand
il a retrouvé au registre de l'état-civil les deux feuilles que Rebec
arail prônais de déchirer.
CADIO.
Je s^ par lui qu'elles y sont encore.
LA MÈRE COHKT.
Et ça te contrarie?
Je voudrais qu'elles n'y eussent jamais étél
LA MËRB CORNT.
Elles n'y sont plus, les v'ià.
CADIO, tma, ngardinl In papim.
Ah ! vrùment? vous me les rendez ?
LA HÈRE COHNT.
Ponr que tu les rendes à mes pauvres brigandes, qui les brûle-
ront d'accord avec toi.
CADIO.
Elles sont averties?
LA KfcRB CORNT.
Nennil elles ne savent rien, sinon que je voulus les voir.
C'eat'donc votre mari qui a soustrût?...
LA MËRE CADIO.
Non! il n'eût point osé! Après sa mort, ou a nommé un ancien
Twï «lu. - isaî. 1»
îdoyGoOf^lc
290 BETUB DES DEUX MONDES.
Toyaliste à sa place; j'ai dit an nouveau maire en causant : Faudrait
enlever ça, c'était promis I — Il n'a pas eu pear, lui 1 II croyait qne
la république allait nommer un roi. Ou le croyait tous, txraiKs
gens, après la paix de Nantes! Mais v'ià que ça ne va plus si bien,
puisque vous fusillez tous les royalistes 1 Tant qu'à ces feuilles, je te
les donne. Tu les remettras fidèlement, pas vrai?
CAD 10.
Je m'y engage, vous pouvez retournez chez vous. Ponr mon
compte, je vous remercie. En quoi puis-je vous obliger?
U MËRB COUI.
Tu peux m'obliger grandement. J'ai un de mes gars, le plos
jeune, qui est soldat dans ton régiment, et qui est enragé, vojet
un peu ! de se battre avec vous autres. Prends-le auprès de tù
quand on ira au feu, «mpAche-le d'y atlerl
cÀdio.
Voilà ce que je ne peux pas vous promettre, mais je peux loi
faire avoir de l'avancement, s'il le mérite, et en tout cas lui témoi-
gner de l'intérêt. Dites-moi le nom de son bataillon.
Li MbRB CORNT, lui dsnut hb nul» paplw.
Tiens, c'est 1&, en écrit. En te remerciant, Cadio; miûs je vois
venir Rebec. Je n'ai pas de fiance en lui, et je me sauve : ne lui dis
pas...
CIDIO.
Soyez tranquille, je le connus!
SCÈNE III.
CADlO. REBEa
CADIO.
Pourquoi es-tu ici? Tu m'avws promis de ne pas quitter Camac
tant qu'il y aurait des malades et des blessés dans ton auberge?
BBBEC.
Do mot en secret, capitune !
à^
t't'écoute.
CADIO.
Nos braves blessés vont bien, ou les soigne au mieux, et bientôt
ils pourront rejoindre. It s'agît tl'une affaire... assez importante;—
mais je voudra connaître ta façon de penser.
CADIO.
Pas de préambule, je n'ù pas le temps de faire la conversatioa;
dis tout de suite.
RBIBC.
Permets, permetsl Tu es toujours chargé, pour ta part, de a
[),oti.odOyGoO<^lc
GtlEtlE DE TBNBÉB. 291
gtfde des prisonniers et de la noUe foncUon de faire expédier les
iofimea?
cinto.
Tu le sais fort bien, mais abstiens-toi des qualifications, nul n'a
k droit d'insulter les condamnés.
H2BBC.
Bien, capitaine, bien! tous parlez noblement... Cependant... ta
tiens à ce que tous 7 passent?
Je tiens à faire mon devoir.
HBBBC.
Q est rade, conviena-en.
Cela ne te regu-de pas.
Si fait. Tout citoyen éprouvé comme je le suis a le droit de
penser.
CAOIO.
Ne fais pas sonner si haut ta fidélité, toi qni avûa des armes et
des munitions anglaises cachées dans ta maison I
RE BEC.
l'avais prévu qu'elles vous serviraient, et tu serais ingrat de
n'en bÎK un crime.
I Le fait est qu'elles nous ont bien servi I
BEDEC.
Et pois j'ai racheté raa faute, si c'en est une, en soignant vos
blessés.
CABtO.
Alvs que veox-tu 7 ûniasons-en I
BBBEC.
Je disais... je disais que tous ces prisonniers ne sont pas égale-
neat coupables. Ceux qui étaient à Londres n'avaient pas ratifié le
nilê de la Jaunaie.
CADIO.
Es sont solidaires des mensonges et des trahisons de leur parti.
BEBEC, iDilmunl.
Pennets, permets! La preuve qu'ils ne s'enteodfûent pas dans ce
lemps-là, c'est qu'ils n'ont pas pu s'entendre à Quiberon. Je ne dis
paaqae la convention puisse les absoudre, maïs le général Hoche...
D est certain que, s'il le pouvait, il leur ferait grâce. 11 est parti bien
nte, pour ne pas voir cette longue et sanglante eiécution. 11 s'en
lave les mains, et les vôtres sont condamnées à verser froidement
le sang des vaincus I C'est commode, conviens-en, de se tirer comme
fa des choses désagréables! On s'en va couronné des lauriers delà-
Tictohe, adoré des populations,... et le rude militûre, l'homme
*<istËre et résigné, comme voil&le général Lemoiae... et toi-même.
îdoyGoOf^lc
292 BEVUE DES DEUX MONDES.
voua restez chargés de la besogne du bourreau et de l'exécralioi
des royalistes passés, préseos et à venir. L'exécution tire à sa fin,
il est temps. Vos soldats se lassent et s'attristent. Je les vois, je les
observe; 'ûs ne rient ni ne chantent, et les cabarets, où, au com-
mencement, on venait, dit-on, pour s'étourdir et s'exalter, son!
muets et déserts aujourd'hui. Toi-même, capitidne Cadio, tu es
pâle, tu es malade, tu en meurs !
CADIO, tnniblé.
N'importe, j'irai jusqu'au bout!
HEBEC.
Il parait qu'ils meurent bien, ces malheureux?
CADIO.
Ils n'ont que cela à Eaire pour se racheter de la honte.
RBBEC.
Alors, toi, tu es incorruptible 7
C&DIO, M n
Que signifie ce mot-là?
J'ai voulu dire inflexible I
CADIO,
Le mot t'a échappé, il m'éclaire I Tu me crois capable...
REBEG.
Mon Dieu, mon Dieu I tu es homme comme un autre 1 Tu m'as
écouté quand je t'ù révélé la validité de ton mariage; tu as profité
de mon conseil pour faire valoir tes droits. Je t'û rendu là un ser-
vice que tu ne dois pas oublier, Cadio 1
CAD 10.
Tu as cru... Oui, je me souviens à présent; tu as dû croire et tu
as cru que je spéculerais sur la situation comme toi, imbécilel..-
BEBEC, iD^itt.
Tu te fâches... Tu es mal disposé , je te quitte.
CADIO, le »Munl.
Non pas, tu es chargé de négocier la rançon de quelque prison-
nier, et tu as cru que je m'y prêterais. Tu vas te confesser, ou
bien...
HEBEC, tOnjt.
Non, Donl ne me trùte pas en suspect... Diable! je n'ai pas
envie de m'exposer pour cette dame...
CADIO.
Quelle dame? réponds tout de suitel
REBEC.
Je dirai tout, j'irai au-devant de tes soupçons. Je venais pour le
révéler un complot tendant à délivrer deux prisonniers condamnés
à mort dans la séance d'hier, Saint-Gueltas et Raboisson. J'avoue
que le dernier m'intéresse, mais...
i;,oti.odOyGoO<^lc
GUEBBE DE TENDÉE. 293
CADIO.
Quelle est la fenune qtii s'intéresse à Sûnt-Gueltas? Nomme-la,
je le veux !
BEBBC.
C'est celle que les insurgés appellent la grand' comtesse, c'est la
citofeoDe du Roseray.
CADlO.
Tu as reçu des offres?
KEBEC.
Je m'en suis laissé faire pour pénétrer cette infernale machination.
(^liuutu Toii etabisnantcadja,) Elle Offrirait dcux ccut mille francs...
CADIO.
Toilà qui est bon à savoir.
BEBEC.
11 est bien entendu que tu n'es pas plus tenté que moi...
CADIO.
Je ne le suis pas, mus tu l'es. Tu vas tout avouer, ou je t'arrête.
REBEG.
M" arrêter? Comme tu y vas!... Je révélerai tout ce que je sais. Si
Sûot-Gueltas et fiaboisson, qui sont ou seront avertis, peuvent, au
moment de l'exécution, se jeter dans la palude qui borde la prairie
et franchir le Loc'h à la nage, ils trouveront sur l'autre rive les
moyens de fuir.
CADIO.
Tu ne sais rien de plusî
REBEC.
Rien, je le jure !
CADIO, à dani »liau qui patient pont rtlxa U farde.
Uettez ce citoyen aux arrêts.
Tu m'empoignes quand même? Sacristi, c'est mal, cela, c'est
injuste I
CADIO.
Si tu as dit la vérité, tu n'as rien à craindre, tu seras libre dans
deux heures.
SCÈNE IV.
(Su beures da mstio, mftme Jour. — Un bois qui deacend en pente «q bord de la
lÎTière du Loc'h, à udb faible distance d'Auraj. — En fhce est la prairie appelée
Mjeurd'bni le Champ dea Hartyrs (1). C'est le lieu de reiécnlioD, eocore désert.)
CADIO, MOTUS, QDELQDB3 SOLDATS.
CADIO, poftut Hi bommei de diiuii» en dieianca dau la talllli ^ borda I* riTafe.
Tenez-vous cachés et faites feu sur les prisonniers qui tenteraient
(tj Od a eodos cette prairie, et on ; a élevé une chapelle eipialoire sous la res-
tauuigii. On y TB en pèlerinage, et 11 s'; l'ait des miracles.
îdoyGoo<^lc
20i BETUE BSS DBDX HOHDBS.
de s'évader par ici, à moins que la trompette ne vous aTertisse
d'attendre, u non*.) Viens arec moi. (lu aonttmt u> p«b piu uot du» i«
bail.)
D'ici, moD capitaine, bous verrons sios qu'on nous voie, et nous
distinguerons sans empêchement le lieu de l'exécution. La cbow
n'est point gaie, quoi qu'on en dise; mus nous ne sommes ptùnt
ici pour notre plùsir.
CtDIO.
Non sans doute. RfJKisson était un borame doux et raillcw,